De Keren Ann Ă Henri Salvador en passant par Hubert Mounier, Benjamin Biolay est devenu, en Ă peine un an, le nouveau Pygmalion de la chanson française. Ă seulement vingt-huit ans, cet auteur-compositeur-arrangeur-interprĂšte va enfin sortir de lâombre du studio (sa deuxiĂšme maison) Ă la lumiĂšre de Rose Kennedy, un premier album de variĂ©tĂ© orchestrale comme on nâen avait plus entendu depuis des lustres. OĂč il est question de la famille Kennedy, de souvenirs de vacances et du dĂ©pit amoureux, le tout sous une pluie de cordes.
ARTICLE Franck Vergeade
PARUTION magic n°51La premiĂšre fois quâon le vit, câĂ©tait devant le petit Ă©cran, en fĂ©vrier dernier. Pour cĂ©lĂ©brer sa deuxiĂšme Victoire de la musique de la soirĂ©e, Henri Salvador invitait Keren Ann et Benjamin Biolay, les deux principaux auteurs-compositeurs de son retour inespĂ©rĂ©, Ă le rejoindre sur la scĂšne de lâOlympia. On vit alors un grand jeune homme, Ă la coiffure aussi rebelle que lâanneau quâil porte Ă lâoreille gauche, gravir les marches avec une gĂȘne Ă peine dissimulĂ©e, presque hautaine. Enfin Ă lâhonneur, un des artisans du multiplatinĂ© Chambre Avec Vue en revenait Ă peine. Il faut dire quâil sâen ait fallu de peu pour que Benjamin soit le cocu de lâhistoire.
âLa couverture mĂ©diatique que Keren a eue laissait Ă penser quâelle avait tout fait seule. JâĂ©tais un peu dĂ©passĂ© par les Ă©vĂ©nements, mais il est toujours difficile dâaller contre. Ă la fin, ça devenait presque dur Ă supporter. Je ne demandais pas Ă ĂȘtre mĂ©diatisĂ©, mais pas non plus Ă ĂȘtre le grand oubliĂ©. Quoi quâil arrive, je sais ce que jâai fait, et câest finalement le plus importantâ. Dâautant quâen plein Ă©tĂ© 99, lorsque son alter âĂ©gauxâ et lui Ă©crivaient Jardin DâHiver, Chambre Avec Vue ou Jazz MĂ©diterranĂ©e â autant de chansons douces qui allaient bercer la France de lâan 2000 â, Benjamin Ă©tait lâun des rares Ă croire au succĂšs de Salvador. Au point de prendre des paris sur les 300 000 ventes potentielles. Il nâavait quâĂ moitiĂ© raison (sic) : Chambre Avec Vue est aujourdâhui double disque de platine. Mais ces chansons Ă©crites Ă quatre mains ne lâont pas forcĂ©ment Ă©tĂ© comme tout le monde lâa cru. âContrairement Ă ce que certains pensent, je suis davantage un auteur et elle une trĂšs bonne compositrice. Mais on a dĂ©cidĂ© de ne pas communiquer qui avait fait quoi, dans une espĂšce dâagrĂ©ment Ă la Lennon/McCartney un peu idyllique (Sourire.)â.
âJâĂ©tais en contrat chez EMI, et jâĂ©tais vraiment mal barrĂ© parce que jâallais me retrouver Ă faire un Lp chez eux. Inconsciemment ou non, jâai fait un travail de destruction parce que je nâassumais pas.â
Si bien que La Biographie De Luka Philipsen a, par exemple, Ă©tĂ© perçu comme le premier enregistrement de Keren Ann â ce qui nâest quâĂ moitiĂ© vrai (ou faux, comme vous prĂ©fĂ©rez). âCâest pas bon dâavoir des rancĆurs, mais faire un album en groupe sans jamais apparaĂźtre ensuite est assez blessant et frustrant. MĂȘme sans avoir un ego surdimensionnĂ©â. Et contrairement Ă ce qui a pu sâĂ©crire ou se dire çà et lĂ , Benjamin a rencontrĂ© Keren totalement par hasard. AprĂšs une premiĂšre expĂ©rience discographique chez EMI, qualifiĂ©e par lui-mĂȘme de âdĂ©sastreuseâ, qui le vit en 1997 enregistrer La RĂ©volution et âune belle face B que personne nâĂ©coutera jamaisâ, il se voit proposer par la maison de disques des Beatles (sa rĂ©fĂ©rence absolue avec Serge Gainsbourg) de monter un super groupe, Ă la Corrs.
âIls trouvaient que jâĂ©crivais bien, mais que je chantais comme un con. Alors ils mâont demandĂ© dâĂ©crire un tube. CâĂ©tait la premiĂšre fois que je pouvais ĂȘtre producteur. Dans le groupe, il y avait Hubert Mounier de LâAffaire Louis Trio, Lionel Gaillardin dâIl Ătait Une Fois (Sourire.), Keren Ann, recrutĂ©e sur casting, et moi. On a fait monter le truc le plus haut possible, et aprĂšs on leur a dit quâon ne voulait plus faire cette merde, mais un album de Kerenâ. Sauf que son sort Ă lui Ă©tait loin dâĂȘtre rĂ©glĂ©, prisonnier dâobligations contractuelles dont il ne savait plus comment se dĂ©barrasser. âDĂšs ce premier single horrible, jâai sciemment sabordĂ© lâaffaire. Dâailleurs, je nâaimerais pas quâon me le ressorte. (Sourire.) Jâen ai donc fourni un deuxiĂšme totalement imbitable par rapport aux mĂ©dias que jâavais concernĂ©s sur le premier : des saturations de guitare comme sâil en pleuvait, une voix passĂ©e dans un effet, un texte Ă la con. JâĂ©tais en contrat chez EMI, et jâĂ©tais vraiment mal barrĂ© parce que jâallais me retrouver Ă faire un Lp chez eux. Et, inconsciemment ou non, jâai vraiment fait un travail de destruction parce que je nâassumais pas, jâĂ©tais malheureux de me fourvoyer ainsi dans de la merde. Je nâĂ©tais pas accrochĂ© Ă sortir un disque sous mon nom Ă ce point-lĂ â.
Se produire
En refusant les compromis, Benjamin dĂ©pose les armes. Et reprend confiance en lui aux cĂŽtĂ©s de Keren â les deux commençant alors Ă faire la paire et Ă DĂ©crocher Les Ătoiles. âMalgrĂ© mon filet de voix, il y avait des chansons dont on trouvait lâun et lâautre que câĂ©tait moi qui les interprĂ©tais le mieux. Jâai donc commencĂ© Ă penser que câĂ©tait possible de faire un disque, lequel sâest fait de fil en aiguille dĂšs que jâavais un moment en studio. Mais je ne chiadais rien. Par exemple, je nâavais jamais pris le temps de chanter. Dâailleurs, jâai signĂ© chez Virgin avec des maquettes pourries. CâĂ©tait un choix dĂ©libĂ©rĂ© dâatterrir lĂ -bas, au grand dĂ©sespoir de mon avocat qui voulait faire monter les enchĂšres. On a pris un rendez-vous chez eux, et jâai serrĂ© les fesses en priant pour que ça passe. DĂšs lors, je me suis dit : âMaintenant, tu vas produire un artiste et il se trouve que câest toiâ. Si bien que jâai vraiment gardĂ© ma casquette de producteur, sans faire lâartiste. Je trouvais mon nom Ă chier, mais des gens mâont convaincu quâil Ă©tait correct. Et puis, jâavais dĂ©jĂ fait des disques sous des pseudonymes : Keren Ann, Henri Salvador⊠(Sourire.)â Câest quâĂ force de lire son nom sur les pochettes des autres (trĂšs bientĂŽt Ol. et Coralie Biolay, sa petite sĆur cadette, sâajouteront Ă une liste impressionnante en forme dâannuaire de la chanson française) â une prolixitĂ© qui nâen finit quand mĂȘme pas dâinterloquer pour un garçon de vingt-huit ans â, on en oublierait presque lâessentiel : Rose Kennedy, un disque estival oĂč il pleut des cordes, qui le place dans la lignĂ©e des plus grands crooners (et pas forcĂ©ment hexagonaux).
Ces chansons ourlĂ©es Ă lâancienne, aux couleurs lĂ©gĂšrement surannĂ©es, Ă la tonalitĂ© trĂšs mĂ©lancolique, rappelleront bien des souvenirs Ă ceux qui passent leurs Ă©tĂ©s sur la cĂŽte. Ă commencer par Les Cerfs Volants, le tube le plus classieux et nostalgique du moment qui, espĂ©rons-le, assurera Ă son auteur un envol immĂ©diat (âĂ mesure que le temps passe/Je mesure le temps qui passeâ, absolument irrĂ©sistible). âĂ lâorigine, j’avais Ă©crit un autre refrain aprĂšs le premier couplet, vraiment minable, plus bas que terre. Alors, j’ai laissĂ© seize mesures de blanc. C’est une technique que j’utilise souvent. Je me suis dis quâil fallait choisir une ambiance avant de redĂ©marrer avec l’artillerie lourde. J’ai donc mis ce sample de Marilyn Monroe (ndlr. The River Of No Return), et ça s’est enchaĂźnĂ© aussi bien que ça. C’Ă©tait un dĂ©cor pour rendre l’Ă©coute Ă mon directeur artistique plus plaisanteâ.
Pour autant, Benjamin nâest pas conscient du potentiel commercial de cette chanson, plutĂŽt de celle qui l’aime paradoxalement le moins : Los Angeles, âqui est enregistrĂ©e un peu trop haute, oĂč je me mets dans la peau du dĂ©bile qui a tuĂ© Robert Kennedy, un imposteur qui ne s’est mĂȘme pas rendu compte qu’il Ă©tait manipulĂ© par je ne sais quelle force occulteâ. Car sâil est bien un sujet sur lequel notre homme est insatiable, câest bien celui de lâhistoire de la famille Kennedy, aussi unique que tragique.Au point dâavoir intitulĂ© son disque en hommage Ă celle qui a vĂ©cu toute la tragĂ©die familiale, ce qui en fait presque un concept album pour lequel on est tentĂ© de rajouter un p devant Rose Kennedy. âJâĂ©tais parti sur mon idĂ©e autour du clan Kennedy, et dâun passĂ© que je nâai pas connu physiquement. Jâai toujours Ă©tĂ© passionnĂ© par lâHistoire, les biographies, et lâimagerie inhĂ©rente aux hommes Kennedy en particulier. Jâavais commencĂ© Ă Ă©crire un pseudo-scĂ©nario pour Hollywood â parce que jâĂ©cris souvent plein de choses quand je mâemmerde â sur les deux frĂšres aĂźnĂ©s Kennedy : Joe Junior et John. Joe Ă©tait destinĂ© Ă devenir prĂ©sident, mais il est mort tragiquement pendant la Seconde guerre mondiale. Il a pourtant toujours Ă©tĂ© trĂšs supĂ©rieur et physiquement et intellectuellement Ă son petit frĂšre. Et le vilain petit canard de la famille est finalement devenu le premier dauphin. En 1946, Ă vingt-neuf ans, son pĂšre lui a dit quâil serait un jour PrĂ©sident des Etats-Unis dâAmĂ©rique. Je trouvais ces destins assez passionnants, presque shakespeariens. Comme le scĂ©nario nâa jamais abouti, jâai repris cette idĂ©e quand le disque sâest matĂ©rialisĂ©. Jâai sĂ»rement des chansons plus efficaces dans mes tiroirs, mais je nâavais pas envie de faire le Best Of de lâartiste qui signe aprĂšs dix ans de galĂšre, enregistre un album clinquant mais pas cohĂ©rent, et en fait un deuxiĂšme de merde. Jâai donc dĂ©cidĂ© dâĂ©crire un bouquin musical. Et Rose Kennedy, je la trouve emblĂ©matique : câest la seule qui Ă©tait rĂ©signĂ©e Ă ne jamais mourir ou presque puisquâelle est morte centenaire. Elle a vu toute la superbe et tout le dĂ©clin de son clan. Je connais un peu son visage austĂšre de cul bĂ©ni, mais je lâai fantasmĂ© comme une mĂšre sublime, avec sa progĂ©niture tombĂ©e sous la mitraille en direct Ă la tĂ©lĂ©. Et puis, je suis souvent une femme dans mes narrations, mais moins froide et plus sensible que Rose. Dans mes chansons, il y a aussi mes souvenirs de vacances liĂ©es aux leurs parce que jâai regardĂ© des films Super 8 qui leur appartenaient. DĂšs mes quinze ans, je partais en vacances dans un bled prĂšs de Boulogne-Sur-Mer qui sâappelle Ambleuteuse. Jâadorais ces plages-lĂ , mĂȘme si je ne suis pas un grand fan de la bronzette. Je prĂ©fĂšre ĂȘtre Ă©mu par de la pierre, des vieilles maisons, les Anglais qui traversent le Channel. Et puis, lâambiance des plages, ça sent encore les congĂ©s payĂ©s : il nây a pas de maisons Catherine Mamet, câest encore assez viergeâ.
Presque un peu vieux jeu dans ses opinions, ses goĂ»ts et ses envies, on se demande presque ce que Benjamin peut bien avoir Ă dire aux gens de sa gĂ©nĂ©ration. Pas un hasard donc si son meilleur ami, Hubert Mounier (lâancien chanteur de LâAffaire Louis Trio), lui rend dix ans. Une amitiĂ© qui remonte Ă sa jeunesse lyonnaise, Ă lâĂ©poque oĂč il jouait avec le petit frĂšre dâHubert, Kalim, dans MatĂ©o Gallion, un des nombreux groupes dans lesquels il a sĂ©vi avant de voler de ses propres ailes. âMĂȘme si on a dix ans dâĂ©cart, on sâest toujours bien entendu tous les deux : on a la mĂȘme conception de vieux garçon des chansons (Sourire.)â.
Oreille absolue
Cette conception, Benjamin Biolay la tient aussi dâun parcours classique, au sens musical du terme. DĂšs son plus jeune Ăąge, ce fils dâun clarinettiste a suivi du cĂŽtĂ© de Villefranche-Sur-SaĂŽne les cours de lâĂ©cole de musique locale en classe de violon, avant de dĂ©crocher un bac A3 option musique, troquer le violon pour le trombone Ă coulisse en sâinscrivant au Conservatoire de Lyon, et aspirer Ă autre chose.
âCâest dans cet instrument que jâai dĂ©crochĂ© mon prix, mais ce nâest jamais quâun instrument monophonique : tu joues ce quâon te dit de jouer, un point câest tout. AprĂšs, il sâagit de jouer mieux cet instrument que la musique ne lâexige en fait. Dans un orchestre, ça se rĂ©sume Ă compter des mesures, et câest vite devenu insupportable. Je lâai fait au dĂ©but pour gagner ma vie parce que je suis parti trĂšs tĂŽt de chez mes parents. Ă dix-sept ans, je touchais des cachets qui Ă©taient trĂšs intĂ©ressants pour moi, qui pouvaient sâĂ©lever Ă cinq mille francs par semaine. Au dĂ©part, je suis venu Ă la musique par le piano, mais comme je nâavais aucune approche harmonique, câĂ©tait une succession de clichĂ©s qui nâallaient pas les uns avec les autres. Au Conservatoire de Lyon, ils avaient mĂȘme crĂ©Ă© une classe de chanson, ce qui est stupide en soi. Jây suis allĂ© pour voir, jâai tenu deux cours et me suis fait virer. Jâinsultais le prof en lui disant que câĂ©tait nâimporte quoi. Pour lui, une chanson, câĂ©tait une grille chiffrĂ©e dâaccords : un, cinq, sept, cinq plus. Moi, câest pas comme ça que je voyais la composition. Peut-ĂȘtre Ă tort, peut-ĂȘtre faut-il des bases acadĂ©miques. Mais connaissant dĂ©jĂ un peu la musique classique, je considĂ©rais que câĂ©tait suffisant. Dâautant que jâavais la chance dâĂȘtre trĂšs trĂšs bon au solfĂšge puisque jâai, ce quâon appelle, lâoreille absolue. Jâentends les notes une par uneâŠâ
De cette Ă©poque passĂ©e au Conservatoire, il a nouĂ© autant de liens qui composent aujourdâhui son orchestre symphonique, quâil emploie et dirige aujourdâhui chaque fois quâil rĂ©alise ou enregistre aux studios ICP, Ă Bruxelles, sa deuxiĂšme maison. âC’est un besoin d’aller en studio et, Ă force, j’y travaille Ă un rythme assez soutenu. Le studio, c’est comme la scĂšne : c’est un mode d’expression en temps rĂ©el. Souvent, je ne fais qu’une prise sur mes voix et mes guitares. Quand il se passe un accident Ă©pouvantable, Ă©videmment je le refais, mais les trois-quarts des choses sont faites en une prise. Sans ĂȘtre jamais lassant, c’est chez moi quand mĂȘme. Dâailleurs, sur tous ces disques et le mien en particulier, il y a quelquâun de trĂšs important, câest Erwin Autrique, lâingĂ©nieur du son qui mâa aidĂ© Ă modeler lâensemble, presque comme un sound designer. Il fallait que jâaie un peu dâair pour finir mes textes, mes chansons, chanter et prendre un peu reculâ. Tout en Ă©tant un artiste en dĂ©veloppement chez Virgin, Benjamin Biolay est une prioritĂ© nationale. Mais il ne s’y focalise pas plus que ça. Il faut dire que, contrairement Ă d’autres, il n’a pas eu le temps de connaĂźtre la dĂ©pression postnatale et de s’infliger une pression Ă©norme.
âJe l’ai terminĂ© en novembre dernier, j’ai dormi une nuit, et j’ai aussitĂŽt enchaĂźnĂ© sur celui d’Hubert. J’avais une responsabilitĂ© Ă©norme vis-Ă -vis de mon ami, son album est d’ailleurs quelque chose d’aussi important que le mien. Quand le sien a dĂ©marrĂ©, j’ai complĂštement oubliĂ© le mienâ. Quand aujourdâhui, on lui demande de sây retourner, il concĂšde deux-trois belles fiertĂ©s (L’Observatoire, La MĂ©lodie Du Bonheur, Un ĂtĂ© Sur La CĂŽte) et admet aucune frustration. âC’est un disque que j’aurais achetĂ© (Sourire.)â, avoue-t-il en conclusion. âEn tout cas, je n’aimerais pas me faire descendre parce que j’ai Ă©tĂ© un artisan de bonne foi, mais je n’aimerais pas non plus que ça explose. Ăa mâennuierait mĂȘme de devenir trop cĂ©lĂšbre. De toute façon, je n’ai qu’une envie : repartir dans l’ombre et enregistrer Ă nouveauâ.