Fer de lance d’une génération qui, depuis le début de la décennie 2000, a fait de Brooklyn un grand terrain de jeu et d’expérimentation pour la pop moderne, Shara Worden conjugue les talents avec une certaine insolence : voix acrobate, écriture puissamment imagée, compositions et arrangements sublimes. Ces dons s’incarnent aujourd’hui sur le quatrième album de My Brightest Diamond, plus simple et direct. Porté par un ensemble de cuivres, This Is My Hand est à la fois viscéral et sophistiqué, traversé par des questionnements basiques et influencé par la ville de Détroit, où Shara Worden vit désormais. [Article et interview Vincent Théval – Photographies Julien Bourgeois].

L’été est à portée de main et le soleil inonde la cour où l’on s’est installé avec Shara Worden pour discuter – autour d’un café – du quatrième album de My Brightest Diamond. À quarante ans tout juste sonnés, l’Américaine peut s’enorgueillir d’un parcours musical phénoménal, entamé dès l’enfance sous les bons auspices de parents musiciens et poursuivi au gré des découvertes les plus variées et d’un cursus au sein de l’University of North Texas où elle étudie l’opéra. Installée à Brooklyn au tout début de la décennie 2000, elle incarne le dynamisme d’une génération qui évolue en cercles vertueux, entre rock et musique contemporaine. Inévitable, la rencontre avec Sufjan Stevens lui ouvre de nouveaux chemins. D’abord ceux des scènes du monde entier, puisqu’elle fait partie des Illinoise Makers qui entourent le génie sur scène en 2005 pour des concerts dont elle assure aussi la première partie seule à la guitare électrique. Au retour de cette tournée, Shara peut se concentrer sur My Brightest Diamond. C’est le début d’une discographie qui cherche sa voie entre l’énergie du rock et la sophistication d’arrangements rappelant beaucoup la musique classique du XXème siècle, française comme américaine. Cordes, cuivres, percussions, électronique et guitares y sont ordonnés au fil de chansons tour à tour touchantes et ludiques, cérébrales et décomplexées. En marge de ses albums, elle multiplie des collaborations qui dessinent les contours d’une famille musicale où l’on croise son grand ami DM Stith, Osso ou Sufjan Stevens bien sûr, mais aussi les frères Dessner, David Byrne ou Owen Pallett. Sur This Is My Hand, Shara Worden reconstitue un peu du puzzle de son identité musicale avec un disque plus simple, direct et dansant, fidèle à ses anciennes amours soul et R&B. Sans jamais perdre de vue des ambitions et des questionnements qui nourrissent sa musique et la font avancer avec grâce et détermination.

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Le choix des orchestrations de This Is My Hand a un lien avec un film auquel tu as participé. Peux-tu en raconter la genèse ?
Shara Worden : Je travaillais sur River Of Fundament (2014), un film de Matthew Barney et Jonathan Bepler. Il s’agit d’un opéra. Le personnage principal est une voiture qui est découpée en des milliers de pièces, elles-mêmes jetées dans d’immenses hauts-fourneaux. Initialement, ma participation se limitait à quelques répliques et surtout à du chant. Je jouais le rôle d’une policière présente sur la scène d’un crime. À un moment du film, les chanteurs sont sur un bateau, entourés de quatre autres embarcations plus petites avec à leur bord une section de cuivres et un batteur. Elles naviguent autour de nous tandis que nous chantons a cappella. Ce fut une expérience profonde, puissante et très physique car nous étions sur l’eau et le temps était houleux. Il y a beaucoup d’autres scènes dans cette œuvre qui sont basées sur des cuivres et des percussions, et je trouve fascinante la façon dont la musique se transforme en rituel dès lors qu’elle se joue en dehors d’une salle et de l’environnement d’un concert. Il y a cet autre extrait où l’on marche très lentement à travers un immense champ, comme une procession funéraire. Ces deux scènes que j’évoque peuvent paraître élémentaires, ce sont simplement des fanfares qui se déplacent. Mais sorties de leur contexte habituel, comme la mi-temps d’un match de foot US, elles prennent une dimension qui ne m’était jusque-là jamais apparue. En se déplaçant dans un espace tridimensionnel, on ritualise la musique.

C’est ce qui t’a conduite vers des sonorités plus viscérales et simples ?
Ça et la lecture d’un livre de Daniel Levitin, The World In Six Songs (2008), qui évoque les six différents thèmes qui traversent les chansons dans l’histoire : l’amitié, la joie, le bien-être, le savoir, la religion et l’amour. Je l’ai lu il y a trois ans, à un moment où l’industrie du disque changeait à une vitesse ahurissante. Honnêtement, pour quelqu’un qui aime enregistrer des albums, constater que les gens n’en achètent plus comme quand j’étais gamine amène à se poser des questions sur la valeur de tout ce que je fais. Si la musique n’a plus aucune valeur monétaire, comment puis-je continuer à en faire et à en vivre ? Les gens évoquent la mort de l’industrie du disque, mais nous sommes encore dans une période de transition, où la question se pose : quel sens cela revêt-il de faire des disques ? Nous aimons en faire, nous en faisons, mais qu’en faisons-nous ? Ces questions m’ont renvoyée à une quête fondamentale : savoir ce que la musique représente pour l’homme depuis la nuit des temps. (Sourire.) Des choses très basiques, donc – le chamanisme, le fait de se regrouper autour d’un feu… Or les fanfares occupent une place particulière dans la culture américaine, où tout le monde peut apprendre à jouer d’un instrument. Et pour moi, cela recoupe la définition du folk : une musique du peuple faite par le peuple et par la communauté, pas par des professionnels. Avec cette croyance inébranlable dans l’idée que la musique est fondamentale pour chacun. Si tu es humain, tu es musical, c’est un langage universel. Et donc, dans mon esprit, tout ceci s’est parfaitement incarné dans la métaphore d’une section de cuivres. (Rires.)

Il y a cette idée que la musique et les sons préexistent aux mots dans le titre Before The Words, où tu chantes “Before the pen and paper, there was the « ouh ouh ouh »…”
Ça vient du Troisième Chimpanzé (1992), le livre du biologiste Jared Diamond, qui évoque cette chronologie. L’homme produisait des sons avant que les premiers mots ne prennent forme. D’une certaine manière, Before The Words est informative comme le sont les chansons alphabets, qui véhiculent un savoir mais qu’on n’utilise plus, parce qu’on a les livres et les ordinateurs aujourd’hui.

Les sons préexistent aux mots dans l’évolution de l’humanité, mais est-ce aussi le cas dans tes morceaux ?
Étrangement, oui, c’est le cas pour This Is My Hand alors que ça ne l’avait jamais été auparavant. D’habitude, j’ai une idée générale des instruments que je souhaite utiliser pour un disque mais les textes et les mélodies apparaissent en même temps. Je n’étais jusqu’à présent jamais partie de la musique seule. Là, certaines chansons sont nées sous forme de rythmes et de structures et ont grandi à partir de ces éléments. Le tempo a été plus déterminant ici que sur mes efforts précédents.

Cela implique d’avoir une relation physique à la musique. Est-ce nouveau pour toi ?
Honnêtement, j’ai toujours eu une approche très physique de la musique. En revanche, je ne m’étais jamais autorisée à danser. C’est peut-être dû à un excès de cloisonnement : ici j’aime la musique classique ; ici j’aime le Prince de 1982 pour bouger dans tous les sens ; et ici j’aime le punk. Danser fait partie d’une expérience collective et du vocabulaire d’un concert, mais ça n’a jamais été inclus dans le lexique de My Brightest Diamond. This Is My Hand est justement une tentative de ramener au sein de My Brightest Diamond des parties de moi que j’avais écartées. Et puis, être une femme conduit à approcher la question différemment. Très jeune, j’ai décidé que je ne voulais pas récolter ce genre d’attention. Je voulais montrer ce que j’avais dans la tête et pas jouer avec le corps. J’ai donc complètement fait l’impasse parce que ça m’effrayait. (Sourire.) Mais on ne peut définitivement pas bâillonner une partie entière de son identité.

Pourtant, en 2005, quand tu faisais partie des Illinoise Makers sur scène aux côtés de Sufjan Stevens, tu devais danser ?
Oui, et c’était très ludique et amusant. Il y avait tellement de joie dans cette musique et dans le fait d’être déguisée en cheerleader ou de porter des ailes de papillon. C’était libérateur.

This Is My Hand est plus éclectique que ses prédécesseurs. Avais-tu une vision d’ensemble avant de commencer à travailler dessus ?
Comme j’aime des choses très différentes, j’établis des paramètres pour chaque album. Je savais que celui-là ne serait pas basé sur la guitare électrique mais sur les synthés, les cuivres et les rythmes. C’était le premier principe directeur. Ensuite, je voulais quelque chose de “participatif” avec des chansons sur lesquelles les gens pourraient chanter en concert ou danser ensemble. Je voulais donc ménager des moments pour que le public puisse s’impliquer concrètement. Enfin, il se trouve que je m’ennuie facilement. (Sourire.) Cet éclectisme vient donc aussi du fait que je flippe dès que les chansons commencent à sonner toutes de la même façon.

Ce disque raconte-t-il une histoire ?
Je ne crois pas l’avoir envisagé ainsi mais quand je l’écoute, je perçois le fil conducteur du chamanisme, du chanteur en tant que médium spirituel entre l’invisible et le visible. Disons que je discerne mes intentions et aussi l’origine de ces thèmes plutôt qu’une narration à proprement parler.

ÉCOSYSTÈME
This Is My Hand est précédé de quelques semaines par un EP, None More Than You. Quel est le lien entre ces deux disques ?
C’est une bonne question à laquelle je n’ai pas de réponse immédiate. En tout cas, je n’avais jamais entamé l’enregistrement d’un album avec autant de chansons. Il y en avait plus d’une vingtaine et le choix des titres à inclure sur This Is My Hand s’est fait avec le souci de lui donner une cohérence. Les deux EP qui vont l’accompagner (si tout va bien, le deuxième sera pour février) sont traversés par les mêmes idées et basés sur les mêmes choix orchestraux mais sont plus éclectiques encore.

Tu appartiens à une génération de musiciens qui évoluent indistinctement au sein de plusieurs champs musicaux, les mélangeant parfois. Comment juges-tu ce rapport particulier à la musique classique, à la pop, à la création contemporaine (cf. encadré) ?
Des gens comme Bryce Dessner, Nico Muhly, Owen Pallett, Richard Reed Parry, Sufjan Stevens, DM Stith ou Sarah Kirkland Snider, qui a fondé le label New Amsterdam Records et avec qui j’ai enregistré quelques disques, ont en commun d’avoir la musique classique autant que la pop dans leur ADN. On peut avoir plusieurs approches, soit mener divers projets qui ont chacun une identité propre, soit tenter d’intégrer les différents genres. On doit pouvoir trouver un moyen de le faire de façon naturelle mais ce n’est pas facile. On ne peut pas se contenter d’assembler des choses disparates puis se vanter de la démarche. Il faut avoir suffisamment digéré ses influences pour que, quand elles affleurent, on puisse à peu près les identifier sans toutefois précisément pouvoir mettre le doigt dessus. C’est le but.

Richard Reed Parry (Arcade Fire, Bell Orchestre) a lui choisi de séparer clairement ses activités en publiant un album de musique contemporaine chez Deutsche Grammophon. C’est quelque chose qui te fait envie ?
Eh bien, j’ai écrit un opéra, que nous avons déjà enregistré. Mais je n’ai pas encore trouvé le temps de le mixer. Et j’ai déjà écrit des pièces de musique instrumentale. Mais j’ai passé tellement de temps à écrire cet opéra l’an passé que j’ai négligé le rock, et je n’ai qu’une envie aujourd’hui : jouer vraiment fort. (Rires.)

Tu vis à Détroit depuis quelques années. Peux-tu nous parler de cette ville qui fait jaser ?
Détroit est une ville fascinante et intense, une source d’inspiration. Ça reste bon marché pour se loger et tu peux avoir beaucoup d’espace, ce qui est toujours attractif pour un artiste. La pauvreté y est très aigue et les conversations dévient toujours sur la relation qu’on a à la ville et au sens des responsabilités qu’implique le fait de s’y installer. Ça a été un choc pour moi de réaliser à quel point les expériences des habitants peuvent être radicalement différentes, à quel point cela peut être difficile pour un enfant de simplement aller à l’école (se lever à cinq heures du matin et prendre trois bus, c’est dur à imaginer quand tu n’as pas grandi ainsi). L’analphabétisme et la faim sont répandus chez les enfants. C’est un processus intense que de se demander concrètement comment réagir face à cela.

Y a-t-il à Détroit un renouveau de la scène artistique ?
Absolument. Beaucoup d’artistes visuels s’y sont installés. À chaque mouvement de régénération culturelle, les artistes visuels sont là en premier parce qu’ils travaillent seuls. Les musiciens doivent eux compter sur une communauté. L’écosystème d’une communauté artistique nécessite des infrastructures. Pour les musiciens, c’est par exemple une petite salle de deux cents personnes avec une bonne sonorisation et un bon promoteur. Ils sont donc pour le moment moins prompts à venir s’installer à Détroit parce qu’il faut que certaines choses soient en place pour que l’écosystème musical soit sain.

La ville a-t-elle un impact sur ta façon de bosser ou la nature de ton travail ?
J’ai grandi à une heure de voiture à l’ouest de Detroit. Ainsi, revenir dans la région et retrouver les mêmes stations de radio a quelque chose de fascinant. J’ai vécu là entre 1987 et 1992, soit une période géniale pour le hip hop et le R&B avec Tupac, Run-DMC, les Beastie Boys, Whitney Houston, Mariah Carey… Ce sont des grandes années pour ces artistes. Revenir dans la région et simplement entendre à nouveau ces stations diffuser du vieux rap mais aussi des nouveautés a une influence évidente sur moi. Très jeune, j’essayais d’intégrer la soul à ce que je faisais avant de m’apercevoir que j’étais sur un chemin où je devenais une sorte de Christina Aguilera. (Rires.) Je me suis dit que continuer dans cette direction n’était pas bon pour ma voix et incompatible avec mon envie de créer un paysage musical qui me permette d’explorer la palette la plus large possible. J’ai donc mis de côté la soul et toute une partie de mon histoire musicale pour me concentrer davantage sur le rock et la musique classique. Aujourd’hui, je crois que j’ai trouvé un moyen d’intégrer l’influence de la soul dans mon travail. Cet héritage revient enfin de façon pertinente dans mon vocabulaire.

Un autre long format ?