De son lointain passé de mathématicien, Dan Snaith n’a conservé qu’une tendance modérée à privilégier les trajectoires rectilignes. Toujours pleine de circonvolutions imprévisibles et de tangentes étonnantes, la discographie de Caribou s’enrichit d’un nouvel épisode, Our Love, où il parvient à inventer de nouvelles manières de flirter avec la sensualité des dancefloors sans rien perdre de ses exigences musicales complexes. Un album où une production toujours plus léchée sert de toile de fond à des dévoilements parfois plus personnels. Ce paradoxe apparent méritait des éclaircissements de la part d’un créateur désormais épanoui. [Interview Matthieu Grunfeld].

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Quand as-tu commencé à travailler sur ces nouveaux morceaux ?
Les premières ébauches ont commencé à émerger en 2011 alors que nous étions encore en train de tourner pour promouvoir Swim (2010). Et puis un certain nombre d’événements imprévus se sont succédé et m’ont obligé à lever le pied : ma fille est née en 2011 et on m’a proposé d’assurer la première partie de Radiohead – ce qui ne se refuse pas évidemment. La plupart des nouveaux titres sont donc restés à l’état de brouillon jusqu’à la fin de l’année dernière. À partir de ce moment-là, j’ai réussi à me remettre au travail plus sérieusement et à leur donner une forme cohérente et définitive.

Au fil des ans, tes méthodes de travail ont-elles évolué ?
D’abord, il me semble très exagéré de parler de méthode ordonnée au sens scientifique du terme. L’inspiration de départ peut se manifester sous des formes extrêmement différentes, parfois via une séquence rythmique, parfois par le biais d’une mélodie ou simplement d’un son. Même après toutes ces années, je n’ai pas l’impression de savoir ce que je fais. J’essaie simplement de faire des expériences à partir d’une vague idée de départ et de faire progressivement le tri entre ce qui sonne bien et mal. C’est à la fois frustrant, parce que j’aimerais beaucoup pouvoir avancer plus rapidement et terminer une chanson en deux ou trois jours, mais c’est aussi ce qui rend les choses toujours aussi excitantes : quand une composition finit par prendre forme, ça reste miraculeux, comme si elle surgissait de nulle part. Ces derniers temps, les seuls changements importants sont ceux qui ont affecté mon rythme et ma discipline de travail. Auparavant, j’avais toujours pensé que plus je travaillais longtemps, meilleure serait la musique. Je m’isolais donc complètement pendant douze heures tous les jours. Il y avait un côté asocial. (Sourire.) Mes proches et mes amis en plaisantaient d’ailleurs : “Dan prépare un nouvel album : ça y est, on ne va plus le voir pendant six mois ! Avec un enfant à la maison, ce n’est plus du tout possible d’appliquer une telle discipline. J’ai énormément travaillé sur Our Love, mais avec des plages de temps plus fractionnées et beaucoup plus entremêlées avec le reste de ma vie. Je passais quelques heures en studio avant de faire une promenade au parc avec ma fille, par exemple.

Penses-tu que ta paternité a eu des conséquences sur le plan artistique ?
Oui, j’en suis convaincu. Au départ, je n’avais pas de fil conducteur aussi conscient et précis que pour Swim où la métaphore aquatique et les sonorités que j’y associe étaient présentes dès le début. Je pense cependant que Our Love reflète de manière fidèle mon état personnel au moment où je l’ai composé. Je venais tout juste d’être père et mon précédent LP avait eu beaucoup de succès, en tout cas plus que je ne pouvais en espérer. La tonalité dominante de tous ces morceaux est donc extrêmement positive et joyeuse. J’avais envie de créer une œuvre pleine de générosité, qui me permette de communiquer le plus directement avec le public et de partager un peu de ce bonheur avec eux. Si j’avais à choisir, ce serait le maître mot : partage. J’ai eu envie de partager un peu de moi-même au travers de la musique. Depuis quelques années, je me suis rendu compte qu’il y a énormément de petits éléments de ma vie personnelle, de détails biographiques minuscules qui affectent ma musique de manière oblique, presque insidieuse. J’ai donc décidé de l’accepter ouvertement et de les laisser transparaître de manière implicite ou explicite.



PAQUET CADEAU
À l’origine, la musique électronique a souvent été considérée de manière stéréotypée comme une forme artistique froide, presque désincarnée. Comment t’y prends-tu pour transmettre ces fragments d’autobiographie sans pour autant écrire de chansons au sens classique du terme ?
Même s’il n’y en a pas beaucoup, j’ai essayé de faire en sorte que les paroles ou les bribes de textes que j’utilise se réfèrent à ces émotions intimes, et que les sonorités dominantes reflètent également ce côté direct, très inclusif. Par exemple, au moment de mixer l’affaire, j’ai décidé de placer ma voix plus au centre que par le passé. Ce sont toutes ces microdécisions qui affectent la production et qui concourent au final à créer l’atmosphère particulière d’un disque.

Comment as-tu vécu le succès de Swim au cours de cette période ?
C’était vraiment fabuleux, d’autant plus que je ne m’y attendais absolument pas. Swim n’était pas un album conçu pour plaire à un large public. Je trouve encore que c’est une œuvre bizarre et pas forcément accessible au premier abord. On me demande parfois si j’ai ressenti une forme de pression, d’angoisse au moment de lui donner une suite. Franchement, ce n’est pas du tout le cas. Au contraire, les réactions positives du public et de la critique m’ont encouragé, conforté dans la démarche qui est la mienne depuis le début et qui consiste à ne pas faire de compromis artistique.

Sur scène, j’imagine que tu as également été confronté à des publics beaucoup plus fournis que par le passé. Comment t’es-tu adapté à ce défi et quelle influence cela a-t-il eu sur ton travail ?
En festival, l’évolution a été progressive. Au fur et à mesure que nous grimpions plus haut sur l’affiche, nous avons commencé à jouer de plus en plus tard et donc devant un nombre de plus en plus important de spectateurs. Nous avons donc eu le temps de nous adapter en faisant évoluer les anciens morceaux de manière à ce qu’ils deviennent plus efficaces, plus massifs. Pour ce qui concerne la tournée en première partie de Radiohead, la situation était différente car il fallait faire nos preuves chaque soir devant un public nombreux et qui pour la plupart ne nous connaissait pas. C’est un challenge qui me plaît bien. Après tout, il y a tout à y gagner ! Même si tu te plantes devant 60 000 fans d’un autre groupe, il y en a toujours quelques-uns avec lesquels la connexion est passée. Et si ça marche bien, c’est l’euphorie assurée.

Entre-temps, tu as également sorti un LP sous l’identité de Daphni. Comment te débrouilles-tu pour mener de front les deux activités ?
Sur un plan artistique, les deux projets finissent parfois par se chevaucher inévitablement. J’aime toujours le même genre de mélodies, les mêmes sonorités, qu’importe le contexte. Mais quand je compose, l’intention de départ n’est pas la même et la méthode de travail non plus. Les titres que j’élabore pour Daphni sont conçus de manière fonctionnelle pour être intégrés dans un de mes sets de DJ. Ils sont donc finalisés très rapidement, parfois en moins d’une journée, et dans une optique bien précise : je sais que je vais enchaîner deux morceaux bien particuliers ce soir-là et j’ai besoin d’un titre intermédiaire pour fluidifier le passage entre les deux. Je ne retouche rien, je le passe en l’état dans les heures qui suivent sa création et tant mieux si ça fonctionne. Pour Caribou, le rythme est bien plus lent et le travail peut s’étaler sur plusieurs semaines ou plusieurs mois. J’essaie de soigner tous les aspects et le contenu est beaucoup plus personnel. À plusieurs reprises, j’ai hésité à intégrer une version provisoire d’un extrait du nouvel album de Caribou dans mes sets pour expérimenter les réactions du public mais je ne l’ai jamais fait. Je voulais vraiment tout emballer dans un seul paquet cadeau et ne l’offrir qu’une fois totalement abouti.

À quelle forme d’amour commun te réfères-tu dans l’intitulé Our Love ?
J’ai évidemment choisi ce titre pour son caractère polysémique. Disons que j’avais en tête à la fois ma propre situation de père et d’époux, mais aussi celle de beaucoup de gens dans mon entourage proche qui, parvenus à un certain âge, s’interrogent sur leurs sentiments et sur les difficultés qu’ils peuvent éprouver à conserver l’amour de manière durable. Disons que j’avais moins l’intention d’évoquer la passion éphémère et sensuelle qu’une forme plus complexe d’amour qui se métamorphose au cours du temps.

Quel rôle ont joué les différents artistes qui figurent au générique, à commencer par Jessy Lanza ?
J’ai rencontré Jessy par l’intermédiaire d’un de mes vieux amis, Jeremy Greenspan de Junior Boys qui a produit son album, que j’ai adoré (Pull My Hair Back, 2013). Malgré toutes nos différences, je me suis reconnu en grande partie dans cette forme de R&B déconstruit. Nous nous sommes rencontrés et nous sommes devenus amis. Je crois que pour entamer une collaboration artistique avec quelqu’un, j’ai d’abord besoin de ressentir cette affinité sur un plan personnel. Elle a joué un rôle plus important que les crédits ne le laissent penser. Elle ne s’est pas contentée de chanter sur un titre déjà finalisé, nous l’avons entièrement coécrit. Je lui ai envoyé une simple boucle rythmique et elle a composé la mélodie. C’est pareil avec Owen Pallett. Nous sommes proches depuis très longtemps, presque dix ans, et nous avions plusieurs fois envisagé de faire de la musique ensemble sans parvenir à concrétiser le projet, faute de temps. Cette fois, en plus des parties de violon que l’on peut entendre, il a également donné beaucoup de conseils à propos de la structure des morceaux, de leur longueur. Kieran Hebden de Four Tet, un autre de mes amis proches, n’est pas crédité parce que son apport n’est pas spécifiquement audible. Il n’a pas joué d’instrument, il n’a pas composé de musique, mais il a aussi énormément contribué à donner sa forme définitive à Our Love. Ma femme et lui sont vraiment mes deux principales caisses de résonance, ceux auxquels je fais le plus confiance lorsqu’il s’agit de valider un choix artistique, depuis la conception d’une démo jusqu’au dernier mixage en passant par le tracklisting.

As-tu joué ce rôle de conseiller auprès de Brad Weber, ton batteur, lorsqu’il a développé son projet solo avec Pick A Piper ?
Oui, exactement. C’était d’ailleurs agréable de pouvoir à mon tour aider un musicien sans être directement responsable de la production de l’album. D’autant plus que j’ai eu la chance de pouvoir observer Brad évoluer et s’épanouir au fil des années. Dans son premier effort (ndlr. Pick A Piper, 2013), je reconnais tout ce qu’il est sur le plan personnel : l’enthousiasme, la joie de vivre et bien sûr le talent.

STEVIE WONDER
Certaines parties chantées sur Our Love possèdent une coloration soul et se rapprochent même du R&B contemporain. Est-ce un registre musical que tu souhaitais aborder plus frontalement ?
Oui, tout à fait. C’est trivial mais, depuis quelques années, certaines des innovations les plus marquantes que j’ai pu entendre, en termes de production ou de composition, se situent dans le champ du R&B. En même temps, les albums que j’ai le plus écoutés pendant l’enregistrement sont les grands classiques de Stevie Wonder comme Talking Book (1972) ou Songs In The Key Of Life (1976). Je les connaissais avant, bien sûr, mais je ne leur avais jamais prêté une oreille attentive. Au bout d’un moment, le rapprochement entre les deux m’est apparu clairement sans que je puisse vraiment expliquer pourquoi. Disons que j’ai essayé de proposer ma propre synthèse entre ces deux versions différentes de la soul. Je trouve que c’est l’une des évolutions les plus positives dans le monde de la pop ces dernières années : les cloisons entre les styles et les genres se sont complètement effondrées. Quand j’étais adolescent, dans les années 90, il était quasiment impossible d’être en même temps fan d’O.V. Wright et de Soundgarden parce que les deux appartenaient à des mondes totalement séparés – les disquaires n’étaient pas les mêmes, les radios étaient différentes. Ce n’est plus du tout le cas aujourd’hui et cela a profondément changé la manière dont les gens écoutent la musique et dont ils l’apprécient. Cela me convient beaucoup mieux, peut-être parce que j’ai grandi dans une toute petite ville assez isolée, où je me précipitais sur le moindre album sur lequel j’arrivais à mettre la main à partir du moment où il me plaisait, qu’il s’agisse de Pink Floyd ou de Portishead.

Sur Swim, tu avais samplé un bol tibétain. As-tu déniché d’autres sonorités exotiques ?
Pas tellement, à vrai dire. À cause de cette influence du R&B, j’ai utilisé beaucoup plus de synthétiseurs pour retrouver justement cet effet brillant, presque clinquant et même artificiel, plutôt que de privilégier des sons ou des instruments anciens qui évoquent une histoire millénaire.

Les tonalités musicales de chacun de tes essais sont très différentes les unes des autres. Avec le recul, qu’est-ce qui définirait l’unité de ton style ?
Probablement la recherche d’un équilibre original entre les sonorités organiques et électroniques. C’est ce qui m’intéresse chez les autres musiciens, y compris dans la soul. Cette fois-ci, je pensais vraiment que j’allais enregistrer un disque très synthétique, très influencé par l’univers flamboyant de la dance, mais au final, je crois que je n’ai pas pu m’empêcher de réintroduire çà et là des tonalités analogiques plus chaleureuses. J’imagine que c’est ce qui doit correspondre le mieux à ma personnalité et à mes goûts.

Un autre long format ?