En 2019, les vertes prairies du petit caillou niché à l’ouest de la Grande-Bretagne ont vu éclore une toute nouvelle scène de jeunes groupes post-punk qui en ont gros sur la patate. Nous avons demandé quelques explications aux deux formations phares qui ont fait chanter l’Irlande l'année passée : Fontaines D.C. et The Murder Capital.


Un article initialement paru dans notre hors-série Les Années Modernes sous le titre « Nouvelle Eire ».


“My childhood was small but I’m gonna be big”. Au-dessus de riffs de guitares dont les sonorités acérées évoquent le passé industriel de l’Irlande, une voix charismatique à l’accent de jeune prolétaire de l’île d’Émeraude scande son amour pour la capitale. SA capitale. Nous sommes le 7 février 2019, Big vient tout juste d’être déposé sur Youtube. Neuf mois et 350 000 vues plus tard, vous n’avez pas échappé au phénomène Fontaines D.C.. Le quintette originaire de The Liberties, quartier col-bleu de Dublin encore préservé des affres de la gentrification, a été l’une des (la ?) grande(s) révélation(s) rock de l’année. Son premier album sorti le 12 avril, Dogrel, mot d’argot local servant à décrire un verset populaire et souvent cru, est assurément un de ces disques lanceurs non pas d’alerte, mais de grande carrière. Coup de cœur Magic du numéro 215, ce LP illustre en quelques accords intemporels des festivals de coups à boire comme il s’en produit dans les pubs d’Irlande (Liberty Belle) ou instants de vie de galère dans les cités de Dublin-Sud (Roy’s Tune). Le rythme est à l’image du groupe qui l’a enfanté : constamment dans l’urgence. Avant sa conception, les cinq gaillards de Fontaines D.C. s’étaient contentés de quelques concerts dans des bars ainsi que d’un unique EP quasiment autoproduit, enregistré et mixé dans les Darklands Studio de la capitale irlandaise avec l’aide d’un de leurs amis. Une philosophie DIY totalement assumée, jusque dans l’élaboration de leurs clips, tous dotés d’une esthétique très particulière (l’ambiance vieux cirque de film d’horreur de Sha Sha Sha ou le délire oculaire de Too Real). Ces cinq titres, qui seront pour la plupart repris sur leur album, les ont propulsés très rapidement au devant de la scène irlandaise, puis européenne, voire mondiale. Les (tout jeunes) Fontaines D.C. commencent par accompagner leurs (tout jeunes) illustres aînés Shame ou Idles lors de leurs tournées respectives, afin de se faire les pieds sur des scènes plus grandes que celles des pubs de The Liberties. Ils signent ensuite chez un label au nom presque prédestiné à accueillir un jour en son sein un groupe dont le timbre de voix du chanteur du groupe, Grian Chatten, fait facilement penser à celui d’un représentant local du parti travailliste : Partisan Records.

Pourtant, tout cela a bien failli ne jamais voir le jour. «On était tous dans la même promo à la fac, on aimait tous la même musique et la poésie, alors on a commencé à discuter, nous raconte Connor “Roy” Curley (son surnom lui vient de son appétence pour les pantalons en corduroy, en velours), guitariste à l’indissociable Telecaster crème. Mais on n’osait pas commencer à faire de la musique ensemble ! C’est après une soirée que notre bassiste nous envoie un message dans notre conversation groupée : “Do you guys wanna start a band?”. Je pense que personne n’osait le demander, comme quand tu dois inviter quelqu’un qui te plaît à boire un verre avec toi. Mais ça n’a pas trop mal marché, au final, non ?».  Deux années plus tard, les Fontaines D.C. – Fontaines en référence à Johnny Fontane, filleul de Vito Corleone dans le célébrissime Parrain de Coppola, D.C pour Dublin City – sont entrés dans une nouvelle dimension. Depuis leur premier passage à Paris comme têtes d’affiche, le 22 avril au Point Éphémère, leur tournée ininterrompue leur colle aux fesses un bilan carbone à faire enrager Greta Thunberg. Des dates en Europe, des dates aux États-Unis, d’autres dates en Europe, des dates dans les Îles Britanniques, puis d’autres dates aux États-Unis, puis encore des dates en Europe… Malgré quelques annulations qui ont pu faire parler (sont-ils fatigués ?), comme pour les Vieilles Charrues, ils sont sur toutes les routes du monde depuis près de neuf mois et ne semblent pas près de s’arrêter. De quoi avoir la pression ? «Qu’on joue dans un bar devant quinze personnes ou dans un festival devant quinze mille personnes, ça ne change pas grand chose pour moi, plaisante Connor. En concert, j’ai l’impression d’être dans ma boîte. Je porte des lunettes foncées pour moins voir la foule et je fais de la gratte, tout simplement ! Mais c’est sûr que pour tout le reste, la promo, le rythme de vie, la pression médiatique et du public, ça nous fait un peu peur. On essaie tous de ne pas trop se perdre, même si on sait que lorsque tu fais partie d’un groupe qui commence à bien tourner, c’est un risque, parce que tu n’as pas le temps de te reposer et tu finis forcément par perdre un peu de ta sensibilité. Le plus gros défi pour nous, ça va surtout être de rester fidèles à nous-mêmes, d’un point de vue artistique mais aussi personnel.»

La seule chose qui doit importer quand tu commences à créer une chanson, c’est qu’elle soit une représentation fidèle du fond de ta pensée.”

James McGovern, chanteur de The Muder Capital

Stay true to yourself. Les Fontaines D.C. n’ont pas le monopole de la formule parmi les nombreux groupes de l’île d’Émeraude. Juillet 2019, dans le patio de Warner Music France, seul endroit au monde où vous pouvez croiser dans le même espace-temps l’autre quintette post-punk irlandais du moment, The Murder Capital, et les enfants du groupe Kids United… Ça n’a pas l’air de perturber plus que ça James McGovern, chanteur des premiers nommés, bande enragée qui rappelle, dans des chansons sombres et anxiogènes, une interprétation musicale d’un tableau de Francis Bacon. «Je pense que l’authenticité qui habite tous les artistes de chez nous vient du fait que l’Histoire de l’Irlande s’est souvent faite dans la souffrance et l’oppression, témoigne le charismatique et élégant leader. C’est pour nous une manière de revendiquer totalement notre liberté d’expression. Et tant pis si nos écrits ne réinventent pas la roue, parce que la musique ne doit pas être une course à faire quelque chose qui n’a jamais été fait dans le passé. La seule chose qui doit importer quand tu commences à créer une chanson, c’est qu’elle soit une représentation fidèle du fond de ta pensée. C’est ce qui me fait me rattacher aux autres artistes que j’écoute, ce sentiment qu’ils me confient quelque chose de leur vie.» When I Have Fears, leur album disponible depuis le 16 août sur le label The Human Season Record, «est juste l’histoire de cinq jeunes garçons qui jettent un regard anxieux sur le monde dans lequel on vit.» 

Il est là, le nœud de l’affaire, le point qui explique ces similitudes entre The Murder Capital et Fontaines D.C., et leur succès, peut-être. When I Have Fear ou Dogrel, comme ont pu le faire auparavant leurs aînés de Idles, Shame en Angleterre ou même The Radio Dept. en Suède, sont des témoins directs d’une époque menaçante, qui ne laisse presque rien à la jeunesse pour se développer dans les meilleures conditions. Résidant au cœur de The Liberties, quartier historiquement ouvrier du sud de Dublin, les membres de Fontaines D.C. ont vu l’une de leurs principales inspirations se faire petit à petit exproprier par la mondialisation. Devant les canards du canal Saint-Martin, Connor Curley constate : «Une des principales choses que l’on voit, ce sont tous les petits commerces traditionnels, les pubs, les vieilles usines, tout ce qui faisait en fait l’ADN du quartier, se faire remplacer par des Starbucks ou par des boutiques de luxe. Certes, ça permet de donner une seconde vie au quartier, mais au péril de sa véritable identité. Ça crée surtout une fausse communauté, des gens qui pensent qu’habiter dans le dernier coin à la mode, sans pour autant participer à sa vie et sa conservation, leur donne le droit de revendiquer une appartenance à sa culture. On voit pas mal ça dans le reste de l’Irlande, et notre culture traditionnelle est mise à mal par l’influence de l’Angleterre ou des États-Unis. On arrive à le ressentir malgré notre jeune âge, c’est ça qui fait peur.»

James McGovern va encore plus loin. Selon lui, la gentrification a des conséquences autrement plus importantes et perfides qu’un simple borough envahi de gens qui tiennent des gobelets de café trop chers. Il soupire. «Tout d’abord, il y a la disparition de tous les établissements culturels “underground” dans lesquels on se retrouvait pour boire une pinte et voir un concert sympa, au profit de boutiques, de lieux plus “appropriés” par rapport à l’image que le quartier veut se donner, mais ça n’est que la face émergée de l’iceberg. Selon moi, le principal danger de cette gentrification est à la fois social et économique. Les loyers augmentent trop vite pour que la population puisse suivre, et, dans le meilleur des cas, les gens déménagent dans des endroits plus abordables. Mais parfois, les gens se retrouvent du jour au lendemain à la rue, avec tout ce que ça entraîne… Perte des repères les plus basiques, abus de drogues pour tenter d’oublier tout ça, puis apparitions de problèmes mentaux… Et ce ne sont pas de simples fabulations, j’ai pu voir ça de mes propres yeux». Triste réalité, surtout quand on sait que le premier disque de The Murder Capital est un hommage à l’un de leurs amis, qui s’est donné la mort peu de temps avant que le groupe ne se structure sérieusement. «C’est d’ailleurs de là que vient le nom The Murder Capital, pas parce que Dublin est une capitale du crime, mais parce que l’on considère que le gouvernement irlandais ne se bouge pas assez pour prendre au sérieux les maladies mentales. Il faudrait bien plus de ressources, bien plus de compréhension, bien plus de tout en fait…». Condamnée à sa perte, l’Irlande ? James préfère en rigoler légèrement. «Non, absolument pas ! Déjà, il y a de plus en plus de gens qui donnent de leur temps et de leur énergie pour prendre la place de l’État là où celui-ci n’agit pas. Et puis les gens commencent à se lever face à ce climat délétère, que ce soit ici contre le grignotage de l’Irlande par la mondialisation ou en Angleterre contre le Brexit. Il faudra voir comment va évoluer la situation dans les prochaines années, mais il y a plein de motifs d’espoir !». En tout cas, d’un point de vue musical, avec eux ou avec tous ceux qui suivront cette génération dorée (dont Just Mustard, Sunshine Factory ou Altered Hours), le présent et l’avenir de l’Irlande sont saufs. Le rêve de James McGovern ? «Faire monter tous ces groupes dans un bus et tourner ensemble partout dans le monde, bien sûr !». Une nouvelle Eire, en somme.

Un autre long format ?