À l’approche de la cinquantaine, l’ancien poster boy lippu des années Madchester a certes perdu de sa superbe juvénile, mais Tim Burgess arbore toujours cette inimitable coupe de bolet peroxydé qui le fait ressembler à l’improbable rejeton d’André Glucksmann et Debbie Harry. Avec une bonhommie sereine, il se penche sans détours ni fausse pudeur sur les principales étapes du parcours heurté de The Charlatans, l’un des groupes les plus importants et sous-estimés de ce dernier quart de siècle. Une histoire peuplée d’amis, d’escrocs, de fantômes et de sacrés bons albums, dont le récent Modern Nature est un nouveau point culminant.

INTERVIEW Matthieu Grunfeld
PARUTION magic n°190

The Charlatans – Some Friendly (1990)

Tim Burgess : Je conserve des souvenirs très heureux de toute cette période et de nos débuts. Nous venions à peine de nous rencontrer quand nous sommes rentrés en studio pour enregistrer les premières chansons que nous avions écrites. Nous avons commencé à répéter ensemble en avril ou mai 1989, et dès la fin de l’automne, les sessions de ce qui allait devenir Some Friendly ont commencé. Nous avions tous à peu près une vingtaine d’années et nous ressentions un sentiment d’urgence. Nous étions convaincus que si nous n’arrivions pas à enregistrer un LP en quelques mois, tout allait s’arrêter.

C’est sans doute pour cela que l’album possède cette fraîcheur et cette spontanéité qui font son charme. C’est vraiment ce qui m’a le plus frappé quand je l’ai réécouté en 2010 pour préparer les concerts du vingtième anniversaire, cette impression de grande liberté et aussi de grande approximation. Franchement, nous n’avions pas la moindre idée de ce que nous étions en train de faire. Nous jouions beaucoup sur scène pendant la semaine et nous répétions tous les mercredis et les dimanches. Il y a même un week-end où nous avons écrit coup sur coup Indian Rope, Sproston Green et The Only One I Know. Le succès de ce dernier morceau a toujours suscité des sentiments ambivalents.

J’aime bien la chanson et nous la jouons sur scène encore aujourd’hui. Mais dans certains pays, c’est le seul aspect de notre répertoire que les gens retiennent, et c’est dommage. Ce n’est pas le cas en Angleterre ni aux États-Unis : dès que le single Weirdo (1992) est sorti là-bas, c’est devenu un tube encore plus gros, et plus personne ne nous a bassinés avec The Only One I Know. À cette époque, nous étions tout à fait conscients de notre place dans la hiérarchie locale.

C’était clair pour tout le monde, y compris pour les groupes de Manchester. The Stone Roses était tout en haut, Happy Mondays en deuxième, et nous sur la troisième marche, devant Inspiral Carpets ! (Rires.) C’était absolument incontestable. En même temps, ça n’avait pas une grande importance parce que nous étions déjà ravis d’exister dans notre propre petit monde.

The Charlatans – Between 10th And 11th (1992)

Tim Burgess : C’est un album qui s’est fait massacrer par la critique au moment de sa sortie, sans doute à cause de ses défauts mais aussi parce qu’il était en décalage et probablement un peu en avance sur l’époque. C’est une tentative parfois maladroite et inaboutie d’intégrer ces sons électroniques que nous aimions tant. Dès le départ, ma culture musicale s’est construite de manière éclectique.

Quand j’étais adolescent, j’ai fréquenté l’Haçienda assidûment, et c’est là-bas que j’ai tout appris. J’y ai découvert des groupes très différents qui passaient en concert, aussi bien The Birthday Party que The Durutti Column ou A Certain Ratio. Bien sûr, j’ai aussi été marqué par la montée en puissance de la culture house, surtout à partir de 1987. L’ecstasy a débarqué en masse et les soirées ont commencé à changer. Tout le monde se ruait sur la piste le samedi soir, les bras en l’air et le sourire jusqu’aux oreilles. J’ai aussi découvert à ce moment-là la compilation North – The Sound Of The Dance Underground (1988) réalisée par Mike Pickering.

Dès le départ, nous écoutions donc aussi bien The Byrds ou Jimi Hendrix que A Guy Called Gerald. C’est pour refléter cette diversité d’influences que nous avons demandé à Flood de produire le disque. Nous avions beaucoup apprécié ceux qu’il avait réalisés pour The Wolfgang Press et Nitzer Ebb. Je pense qu’il a fait du bon travail. Il nous a beaucoup aidés à assumer cette transition extrêmement brutale entre les deux premiers LP. La seule chose que je n’aime pas sur Between 10th And 11th, c’est l’impression de rafistolage qu’on ressent sur certains morceaux ou certains enchaînements. On dirait que quelqu’un a essayé de raccommoder des bouts de patchwork avec du scotch.

The Charlatans – Tellin’ Stories (1997)

Tim Burgess : J’ai toujours considéré que Up To Our Hips (1994), The Charlatans (1995) et Tellin’ Stories constituaient les trois volets d’une seule et même trilogie. Ces trois œuvres ont été enregistrées au même endroit et à peu près dans les mêmes conditions. Pendant toute cette période, nous habitions tous ensemble quasiment toute l’année dans les studios de Monnow Valley à Monmouth, au pays de Galles. C’est la période où le groupe a été le plus soudé, presque comme un gang, une communauté. Nous avions notre petite cuisine, un jardin. En quelques pas, nous pouvions accéder au studio.

Nous vivions à fond cette expérience collective de la musique. Nous jouions au foot ensemble, nous composions ensemble, nous nous défoncions aussi ensemble. Et puis Rob (ndlr. Collins, claviers) a perdu pied petit à petit. Il y a d’abord eu cette histoire d’arrestation pour attaque à main armée en 1994. En fait, il prenait énormément de drogues. Quand il a eu son accident de la route, le disque était presque entièrement écrit et nous étions en train de terminer l’enregistrement. Mark (ndlr. Collins, guitariste) et moi sommes immédiatement partis à l’hôpital où les médecins nous ont appris la mort de Rob. C’était mon meilleur ami. Nous allions pêcher ensemble presque tous les matins parce que nous étions réveillés avant les autres.

Et c’était le meilleur songwriter du groupe. Je sais bien que les fans et les gens en général considèrent que Tellin’ Stories est l’un de nos meilleurs albums. Ils ont probablement raison. Je me souviens que j’ai eu l’impression pour la première fois que nous avions enfin réussi à tenir toutes les promesses qui étaient contenues sur les précédents LP. Paradoxalement, pour ma part, c’est resté pendant longtemps l’un des disques que j’aimais le moins. Parce qu’il m’était impossible d’y penser ou de l’écouter sans me replonger dans le contexte dramatique dans lequel il a été achevé. Nous avons décidé de continuer tout de même, sans trop réfléchir. Martin Duffy de Primal Scream nous a donné un coup de main sur scène pendant un moment, puis nous avons fini par recruter Tony Rogers comme remplaçant avant d’enregistrer Us And Us Only (1999).

The Charlatans – Wonderland (2001)

Tim Burgess : Wonderland est un disque assez étrange. Il est recouvert d’une espèce de couche de vernis musical très solaire et lumineux qui dissimule des émotions sombres et négatives. J’imagine que c’est le contraste entre les deux qui fait son intérêt. Quelques mois après la sortie de Us And Us Only, notre comptable s’est évanoui dans la nature en emportant tout notre fric avec lui. Heureusement, nous avions fait l’acquisition de notre propre studio en Angleterre.

Après toute cette période extrêmement agitée et difficile pour le groupe, j’ai éprouvé le besoin d’entamer une deuxième vie, comme une sorte de renaissance. Sur un plan artistique, je sentais aussi que nous étions parvenus à la fin d’un cycle et que nous aurions du mal à avancer sans trop nous répéter si nous ne prenions pas des mesures radicales. C’est pour cela que je suis parti habiter à Los Angeles au début des années 2000. Les autres devaient être à peu près sur la même longueur d’ondes puisqu’ils m’ont suivi rapidement sans protester. Mark s’est même installé sur place. J’étais complètement fasciné par la musique américaine que je commençais à redécouvrir – Dylan, Neil Young, Woody Guthrie, mais aussi toute la soul des années 60 et 70.

Et tant qu’à faire, je me suis dit qu’il valait mieux retourner aux sources et s’imprégner directement du contexte dans lequel tous ces artistes avaient travaillé. J’ai aussi volontairement modifié ma manière de chanter sur Wonderland. C’est la première fois que je me suis risqué à explorer un registre haut perché, un peu comme Neil Young ou Curtis Mayfield. J’avais très envie que les choses changent. Je ne me voyais pas chanter du lad rock dans des stades pour le restant de mes jours, même si j’aime beaucoup nos morceaux qui se rattachent à ce genre. Au moment d’enregistrer Wonderland, j’étais admiratif des œuvres de Lambchop et de Nixon (2000) en particulier.

J’ai découvert le groupe en 1998 grâce à un copain qui m’avait passé une cassette sur laquelle il y avait des extraits de Jack’s Tulips (1994) et Thriller (1997). Je suis resté un énorme fan depuis. Ce qui m’a fasciné chez eux, et ce dont j’ai cherché à m’inspirer, c’est l’extraordinaire liberté de ton et la fraîcheur fabuleuse avec lesquelles ils abordent une musique qui est quasiment traditionnelle et donc potentiellement figée. Je me suis dit que si nous réussissions à faire la même chose de notre côté avec nos propres moyens, nous pourrions continuer pendant encore quelques années.

The Charlatans – Up At The Lake (2004)

Tim Burgess : J’aime bien l’album, mais franchement, je ne vais pas pouvoir te raconter grand-chose à propos de son enregistrement. Idem pour le suivant d’ailleurs, Simpatico (2006). C’est la période de ma vie dont je conserve les moins bons souvenirs, et peut-être le moins de souvenirs tout court. C’est ce que j’appelle ma phase Fat Elvis ! (Sourire.) J’étais défoncé la plupart du temps. La musique n’était donc pas forcément au centre de mes préoccupations quotidiennes. C’est déjà un miracle que nous ayons réussi à enregistrer deux LP à peu près corrects alors que j’étais dans cet état. En plus, sans rentrer dans les détails, il y avait pas mal de tensions et de désaccords entre nous. Notamment parce que certaines substances vous rendent inévitablement paranoïaque, ce qui n’améliore pas la bonne entente au sein d’un groupe. C’est aussi pour cela que je suis parti enregistrer mon premier album solo, I Believe (2003). Je voulais notamment qu’Adrian Sherwood produise Simpatico, mais les autres voulaient louer les services d’un producteur plus classique, plus rock. J’ai été mis en minorité, voilà tout.

The Charlatans – You Cross My Path (2008)

Tim Burgess : J’étais toujours à Los Angeles, mais je commençais à reprendre ma vie en main. L’album est excellent, un de mes préférés. L’enchaînement des trois derniers titres – My Name Is Despair, Bird/Reprise et This Is The End – est très réussi. Mais nous avons fait une énorme connerie au moment de sa sortie en le publiant gratuitement sur Internet avant de presser une petite quantité de CD et de vinyles. À l’époque, la crise des supports physiques était à son paroxysme, l’économie du disque semblait au bord de la faillite.

Nous ne savions plus trop où nous en étions, alors dans la panique, nous avons saisi l’opportunité de ce partenariat avec XFM pour mettre le disque en ligne, en espérant que cela nous ferait un gros coup de pub pour la suite et notamment pour la tournée. C’était un très mauvais calcul. Nous avons perdu beaucoup d’argent et nous payons encore une partie de la facture aujourd’hui. Ceci dit, la perspective de cette sortie un peu particulière nous a beaucoup motivés au moment d’enregistrer. Nous nous disions que, tant qu’à distribuer gratuitement nos chansons, autant que les gens puissent avoir entre les oreilles un produit de qualité.

Nous avons donc cherché à innover, à ouvrir de nouvelles perspectives intéressantes pour tous ceux qui téléchargeraient l’album. Par exemple, Bird est un de mes morceaux préférés. C’est un tout petit instrumental de rien du tout, un petit moineau fragile mais qui ne ressemble justement à aucun autre. Sur certains morceaux, il y a aussi de grosses lignes de basse à la New Order, que j’adore. Une bonne partie de You Cross My Path est composée de trames de trois accords, or New Order est imbattable quand il s’agit d’écrire avec trois accords ! Ces mecs étaient mes idoles quand j’étais adolescent. J’ai eu la chance de les rencontrer tous les quatre au fil des ans. J’ai même joué avec Peter Hook pour l’album de Freebass en 2010.

Tim Burgess – Oh No I Love You (2012)

Tim Burgess : Tout a commencé lorsque j’ai rencontré Kurt Wagner pour la première fois il y a une quinzaine d’années. Lambchop était venu pour un concert à Londres et je leur avais donné un coup de main pour décharger le matériel et l’installer sur scène. Nous avions pas mal discuté, j’avais dit à Kurt que j’adorais ses chansons. Nous nous sommes ensuite recroisés plusieurs fois dans des festivals, notamment à Benicàssim. À chaque fois, il me demandait : “Alors Tim, quand est-ce qu’on enregistre un album ensemble ?” Au début, c’était une plaisanterie entre nous, mais vers 2010, il m’a envoyé un mail adorable avec la liste de tous les studios de Nashville où nous pourrions travailler, la liste des meilleurs hôtels, des bars, des restaurants. C’était tellement gentil que j’étais obligé de donner suite.

Je lui ai donc demandé : “Si je débarque à Nashville dans deux semaines, est-ce que tu es disponible pour travailler avec moi ?” Il m’a répondu que c’était d’accord dans deux semaines, dans deux mois ou dans deux ans ! Quinze jours après, nous nous sommes installés un lundi matin dans un coffee shop, et nous avons commencé à travailler en nous répartissant les rôles : il écrit les textes, je compose la musique. Nous avons débuté l’enregistrement sur place très vite puis j’ai terminé l’album avec Mark Nevers, un proche collaborateur de Lambchop. R. Stevie Moore, que j’apprécie également beaucoup et dont j’ai sorti plusieurs albums en Angleterre, est passé pour jouer sur quelques titres. C’était une expérience formidable.

The Charlatans – Modern Nature (2015)

Tim Burgess : Jon (ndlr. Brookes, batteur) est tombé malade en 2010. Dès le départ, nous savions que le pronostic était mauvais. Nous avons donc décidé de réorganiser toutes nos activités en fonction de l’évolution de son cancer. Il nous a expliqué qu’il était très important à ses yeux de continuer à vivre le plus normalement possible tant qu’il en serait capable. Nous avons donc calé les dates de la tournée de Who We Touch (2010) entre ses séances de traitement, dès qu’il nous annonçait qu’il allait un peu mieux ou qu’il était moins fatigué.

Quand il est décédé en 2013, nous n’avons pas hésité un seul instant à préparer un nouvel album parce que nous en avions discuté avec lui. Nous savions que c’était ce qu’il souhaitait. Étonnamment, Modern Nature est très positif. D’abord parce que nous voulions honorer la mémoire de notre ami sans nous lamenter sur notre sort. Mais aussi parce que, au même moment, mon fils est né. Je suis devenu père et cela m’a aidé à dépasser le deuil, à me concentrer sur l’essentiel. Mon fiston était souvent présent dans le studio pendant les sessions. Le simple fait qu’il me regarde, qu’il dépende de moi, m’a considérablement aidé pour aller de l’avant.

Des titres comme Keep Enough et Let The Good Times Be Never Ending témoignent de cet état d’esprit positif et ouvert qui était le nôtre. Nous avons essayé de retrouver une énergie plus collective, de rester plus soudés, notamment pour l’écriture. C’est aussi pour cela que nous avons exploré une palette de styles plus variés. Nous sommes parfois partis d’un rythme de batterie ou d’une ligne de basse un brin disco pour improviser de manière naturelle et voir ensuite où cela nous conduisait. C’est la première fois depuis longtemps que j’ai de nouveau eu la sensation de faire pleinement partie d’un groupe.

Un autre long format ?