(c) Kasey Agosto
(c) Kasey Agosto

L’interview «ne devait pas durer plus de trente minutes». Mais Douglas Dulgarian était au volant, et s'est laissé prendre par le temps. Il nous a parlé, longuement, de "LOTTO", le nouveau disque de They Are Gutting a Body of Water, comme on raconte une vision. Un album sidérant, où le shoegaze percute de plein fouet la fin du rêve américain. Extraits choisis.

C’est marrant, parce que mes trois albums préférés de l’année 2025 – bar italia, Headache et le tien, donc, sont sortis le 17 octobre… 

Douglas Dulgarian (chant / guitare) : C’était une grosse journée pour les sorties musicales, ça, c’est sûr !

J’ai vu que vous aviez fait une release party sur un toit à New York.

Ouais mec, c’était trop cool. C’était excitant, vraiment fun. Un peu flippant, aussi, de faire ça dans un tel endroit. Mais tout le monde a été prudent, et au final, c’était super. 

Chaque fois que je te vois en live ou dans des vidéos, toutes tes guitares ont l’air d’avoir vécu mille vies avec toi. Elles n’ont plus de peinture, c’est juste une carcasse, des cordes, et basta. Même ta Jaguar n’a plus sa teinte sunburst. Ça colle hyper bien à l’esthétique du groupe. Comment t’en es venu à l’idée de les «maltraiter» comme ça ?

Je ne sais pas. J’ai toujours aimé personnaliser les choses. Mes cheveux changent tout le temps de couleur, j’ai plein de tatouages, et mon matos a toujours été customisé. Il m’arrive même de peindre directement sur mes pédales. C’est juste que… j’aime bien que tout ait ma patte. Quand je peux modifier un truc, ça devient vraiment le mien. Pour moi, tout est une occasion d’affirmer un style, une identité.

Tu as sorti trois morceaux qui s’appellent explicitement Violence. Qu’est-ce que ce mot représente pour toi ? Pourquoi y revenir sans cesse ?

Chacun de ces morceaux correspond à un moment où j’ai perdu une part d’innocence. violence 1, sur Destiny XL, parle du jour où j’ai vu des gamins de mon quartier tuer une couleuvre – juste parce qu’ils le pouvaient. Ça m’a profondément marqué. violence 2 évoque la mort d’un ami d’enfance. Et violence 3, sur LOTTO, parle du fait qu’on pense toujours que l’herbe est plus verte ailleurs – et de la difficulté à être vraiment reconnaissant pour ce qu’on a. Apprendre peut être quelque chose de violent, je crois. Quand une prise de conscience te percute, elle te secoue. La perte de l’innocence est en soi une forme de violence. Et parfois, la violence peut aussi être une réponse, car le monde lui-même est violent.

Oui, complètement. Par exemple, aux États-Unis, avec Trump et l’extrême droite. Tu ne peux pas, ne peux plus discuter avec eux. Il faut les combattre. Comme tu dis, on vit dans un monde violent.

Oui, je suis d’accord. Face au fascisme, la seule réponse qui ait du sens, c’est la violence. C’est comme ça. Mais je crois que cette même forme de violence existe aussi à l’intérieur de soi – dans l’apprentissage, dans le fait de désapprendre. Comprendre comment le monde fonctionne vraiment, c’est douloureux.

Oui. Et ça m’amène à une question un peu plus large. Parce qu’au moins 75 % de ma culture d’enfance et d’adolescence vient des États-Unis. J’ai grandi avec Cartoon Network, Disney Channel, McDonald’s, le skate, GTA, World of Warcraft… Toute mon enfance était américaine, en fait. J’étais fasciné par l’Amérique. Jusqu’en 2016. Le lendemain de l’élection de Trump, un de mes profs de droit – un français, supporter démocrate qui avait étudié et travaillé à Columbia – nous a expliqué le pourquoi du comment de la montée de l’extrême droite aux États-Unis, et ça a complètement brisé l’image idéalisée que j’avais du pays. Depuis, je regarde ce qui se passe chez vous avec un recul presque anxiogène. Notamment parce que politiquement, vous avez toujours cinq à dix ans d’avance sur nous – même dans le pire. En France, on a maintenant des gens qui prônent une forme de «Trumpisme français»… Est-ce que tu as encore de l’espoir pour ton pays ? Ou même pour le monde ?

C’est une bonne question. En grandissant ici, on nous répète que tout ce qu’on a est le meilleur : notre liberté, notre culture, notre pays. Mais on comprend assez vite que tout ça sonne creux. Que c’est vide. Alors oui, parfois j’ai de l’espoir. Mais souvent, ça fait mal. Ça fait mal de se dire que tout ce en quoi on t’a appris à croire repose sur le dos de gens de la classe ouvrière, trompés au point de penser qu’ils font le bien, alors qu’ils alimentent juste la haine. C’est triste. Avant, ça me mettait en colère. J’avais envie d’agir. Aujourd’hui, je me sens souvent impuissant. L’autre jour, j’ai posté un truc sur Twitter à propos du foot US – c’était sur l’équipe des Eagles de Philadelphie – et quelqu’un a retweeté. J’ai regardé son profil, et c’était flippant. Le vocabulaire, les théories… Le mouvement d’extrême droite aux États-Unis est effrayant parce qu’il est partout, il s’infiltre dans tout.

Tu as déjà dit que le «rêve américain», c’était une forme d’évasion. Mais j’ai l’impression qu’avant, c’était une évasion de sa condition sociale ou matérielle – l’idée de l’homme parti de rien, devenu milliardaire. Aujourd’hui, j’ai le sentiment que le “self-made man” américain, ce serait plutôt quelqu’un qui crée sa propre drogue, ou ses propres jeux vidéo, ou sa propre musique. L’évasion est devenue mentale avant tout, tu ne trouves pas ?

Oui, complètement. Je crois que ce que je cherche, ce n’est pas forcément de l’évasion au sens profond, mais plutôt une forme de croissance personnelle – même si, paradoxalement, ça peut devenir une autre forme d’évasion. Mais le vrai développement, le fait d’aller mieux, m’empêche justement d’avoir besoin de fuir tout le temps. Le rêve américain aujourd’hui, c’est devenu les mecs de la tech. Créer une appli, la revendre, faire de l’argent, et basta. Ce n’est plus de bâtir quelque chose, de le faire vivre. C’est juste vendre, vendre, vendre. C’est triste. L’évasion est devenue une industrie à part entière aux États-Unis. En Europe, ce n’est pas pareil. Ici, tu entres dans n’importe quelle station-service : pilules miracles, tickets de loterie, substituts, clopes, bières, armes, produits pour décrocher… Tout est là, c’est omniprésent.

Dans the chase, qui parle aussi de ta propre histoire avec la drogue, il y a cette ligne frappante : “What’s wrong with crackheads owning guns if they’re good people?” («Quel problème à ce que des crackheads possèdent des armes, s’ils sont de bonnes personnes ?»)…

C’est presque auto-explicatif, mais pour moi, cette phrase résume toute la contradiction américaine. C’est moi, sous drogue, en plein dans cette fuite que je déteste, mais dont je fais partie – et à ce moment-là, je deviens moi-même le problème. C’est exactement ça : «Quel problème à ce que tout le monde ait une arme ?» C’est la logique américaine. Tu vois, ce que je dis dans american food, c’est aussi ça : la nourriture, ce n’est pas seulement ce qu’on mange, c’est ce qu’on consomme. Les infos, les images, tout ce qu’on avale sans fin. Rien ne suffit jamais. 

Un autre long format ?