C’est vrai, il y a quelque chose d’obsessionnel dans notre relation à Christopher Owens. On a toujours méticuleusement documenté chacun de ses disques, pour le meilleur comme pour le… meilleur, en fait. Qu’il s’agisse de la fraîcheur éternelle du premier single de Girls en 2008, Lust For Life, ou de la minauderie dorée d’un premier album solo au charme naïf, Lysandre (2013), le galantin n’a jamais déçu. Face au successeur A New Testament qui, en évitant l’écueil de l’exercice de style, le voit pousser encore plus loin le dévoilement d’une personnalité tourmentée via des mélodies ravageuses, il était essentiel d’en savoir plus sur celui qui n’est jamais tout à fait le même, mais jamais vraiment un autre non plus.

Interview Victor Thimonier – Photographies Julien BourgeoisMAGIC : Comment te sens-tu avec cette sortie d’A New Testament ?

CHRISTOPHER OWENS : Bien ! Je voulais faire un disque country, je l’ai fait. C’était un super défi, très excitant. Il a fallu trouver les personnes idoines pour le faire, tous ceux à qui j’ai demandé ont accepté, et me voilà aujourd’hui.

La country te titille depuis un moment. À l’époque de Girls, tu nous disais que tu avais été influencé par Dwight Yoakam pour écrire Oh My Love. Entretiens-tu une relation spéciale avec cette musique ?

Oui, la country est pour moi l’un des genres nobles. Si je devais en choisir quatre, la country en ferait partie. Mon attachement à ce style remonte à longtemps et n’a cessé de s’intensifier. Ce n’est pas une lubie qui date de l’an dernier, même s’il y a des centaines de musiciens country que je ne connais pas. Je savais cependant que je ne pourrais jamais faire d’A New Testament un disque de country classique – je ne suis pas allé à Nashville pour enrôler un producteur local par exemple. Et je me doutais bien que le résultat allait être proche de Father, Son, Holy Ghost (2011) de Girls parce que beaucoup de mes musiciens avaient déjà travaillé avec moi sur cet effort. Ce sont mes morceaux, qui se prêtaient particulièrement bien à l’exercice country, qui devaient donner la coloration recherchée. La country est un genre concis. Si tu prends un standard comme Always On My Mind par exemple, c’est tout simple : couplet, refrain, couplet, refrain, pont, et voilà. C’est ce que j’ai essayé de faire. J’ai déjà pu pondre des chansons simples de ce type par le passé, comme Forgiveness de Girls, mais elles finissaient toujours par s’allonger parce que je laissais par exemple un solo se développer pendant des plombes.

RÉFUGIÉ

On a l’impression que tu joues le jeu de la country, mais qu’en même temps, tu t’en amuses – cf. la pochette d’A New Testament ou le costume dans le clip de Nothing More Than Everything To Me.

Il ne faut jamais oublier de s’amuser dans ce que l’on fait. Et je joue toujours le jeu jusqu’au bout. Ça reste sincère, hein. J’ai quand même vécu au Texas pendant neuf ans, je sais tout de cette vie américaine, l’existence du cow-boy, les plaines immenses, l’horizon qui n’en finit jamais. J’ai travaillé pour ce millionnaire texan (ndlr. Stanley Marsh 3, mort en juin dernier) qui vivait selon le credo du “rien n’est impossible”. Voilà les fondamentaux de notre culture occidentale. Les gens qui venaient de contrées lointaines pour aller mourir à l’Ouest, se battant comme des chiens pour leur vie, pour un peu de liberté. C’est quelque chose que je connais. Tu sais, je me vois vraiment comme un immigré qui a débarqué en Amérique à seize ans. J’ai toujours eu un passeport américain, certes, mais tout était si nouveau quand je suis revenu d’Europe que j’ai eu la même expérience qu’un réfugié bosnien qui débarque de sa patrie en guerre en rêvant aux possibilités infinies de la vie américaine. C’est un éblouissement initial qui me marque encore aujourd’hui.

Vois-tu ce virage country comme un retour aux sources vers ce qui constitue ton identité profonde ?

Bien sûr, mais surtout parce que j’ai enregistré des chansons que je jouais depuis des années et que j’ai collaboré avec des musiciens que je connais depuis longtemps. Pas tellement à cause de mes choix stylistiques. Disons que je vois cela comme une nouvelle aventure, un nouveau départ.

D’où le titre, A New Testament ?

Oui, c’est un titre très littéral qui ne dissimule aucune autre idée derrière. Ce disque est une nouvelle étape et je laisse au public le loisir de la découvrir. C’est un testament adressé au monde, mon testament, mais aussi le testament de mes chansons, de mes musiciens. Ça me plaît d’utiliser une telle notion dans un contexte pareil, détourner un élément sacré de la Bible et déclarer : “Voilà quelque chose d’équivalent.” J’aime ce côté blasphématoire, je trouve ça drôle. Et puis, dans le contexte de ma vie, ce disque est aussi important que le Nouveau Testament dans l’existence de Jésus. (Rires.)

Est-ce pour contraster avec cet intitulé très chargé que l’ambiance y est globalement légère ?

Comme je te l’ai dit, je cherchais surtout à piocher des morceaux qui s’adaptent bien à une instrumentation country, dans le rythme, la construction, l’équilibre des instruments, etc. Le titre m’est venu a posteriori. Je pense que la tonalité légère de l’œuvre provient surtout des musiciens qui jouent dessus. J’ai rassemblé des personnes qui se connaissaient. Sur mon premier essai solo, c’était globalement les mêmes, mais comme elles se découvraient, tout le monde était très guindé, presque trop sérieux. Alors que là, l’atmosphère en studio était beaucoup plus complice, donc détendue, et ça s’entend sur les bandes.C’est aussi un LP qui te voit renouer avec ton guitariste fétiche, John Anderson, dont le jeu nous a toujours fascinés. Peux-tu nous parler de lui ?

John, c’est le meilleur, depuis le début. On l’a rencontré au tout début de l’aventure Girls, à l’époque où MySpace était la seule plate-forme en ligne pour les musiciens émergents. Un jour, j’ai reçu un message de ce mec au look impeccable, qui me disait : “Salut, je viens de Santa Monica mais j’habite à Los Angeles désormais. J’adore vos morceaux. En revanche, je pense que votre groupe serait meilleur si j’en faisais partie.” C’était John. Plutôt couillu ! Nous sommes donc allés le voir à Los Angeles, on a discuté, on se jaugeait, puis on lui a demandé de nous jouer quelque chose à la guitare. Et le voilà qui nous sort à la perfection la partie de Maurice Deebank dans ce classique de Felt (ndlr. Christopher chantonne l’intro de The World Is As Soft As Lace). Et il pouvait toutes les jouer ! Ce mec est au-dessus du lot. Quand il s’agit de démontrer des talents guitaristiques, la majorité est plutôt fière de pouvoir gratouiller Smoke On The Water. On l’a donc recruté immédiatement. Il est venu habiter chez moi, à San Francisco, on dormait dans le même lit. Malheureusement, c’était juste après l’enregistrement de notre premier album et il s’est forcément senti peu impliqué. Il était réduit au rang de musicien de scène. Il n’a pas réussi à s’intégrer, alors il est parti, puis je l’ai supplié pour qu’il revienne jouer sur notre second LP, avant de le voir repartir une nouvelle fois. Puis je l’ai re-recontacté pour qu’il joue sur A New Testament.

Il a l’air d’avoir une personnalité compliquée.

Il était difficile à l’époque, mais le temps répare tout. Je crois qu’il y avait d’autres problèmes qui rentraient en ligne de compte, des trucs d’ordre personnel, et des histoires au sein du groupe. Ce mec est une énigme, il n’a jamais joué pour d’autres artistes alors qu’il est génial, il sait tout faire, il serait même très bon tout seul. Mais bizarrement, je n’ai jamais abordé le sujet avec lui. Je lui demande juste de m’accompagner. Le fait d’être en solo désormais rend les choses beaucoup plus faciles. Les équilibres ont changé. C’est beaucoup plus simple pour quelqu’un de s’engager avec moi car je ne le contacte que sur la base d’un album, peut-être d’une tournée pour l’année à venir, et puis bon vent ! Il n’y a pas toute la lourdeur logistique et humaine d’un groupe à assumer. Je sens la différence. À l’époque de Girls, je m’attendais sans arrêt à ce que John nous lâche sans prévenir. Alors que là, je lui fais une totale confiance. Je crois même qu’il s’amuse bien.

INIESTA

On a pu lire récemment que tu gardes une centaine de compositions en réserve sur ton disque dur, et que tu pioches dans ce stock au fur et à mesure des albums.

Absolument. Je n’ai pas la possibilité d’enregistrer constamment parce que je tourne beaucoup. Je me suis fixé comme horizon de faire un album par an, ce qui est déjà pas mal, et donc, fatalement, j’écris plus vite que je n’enregistre. Du coup, beaucoup de morceaux sont laissés en attente. (Sourire.) Ce n’est pas plus mal : mes compos doivent ainsi passer l’épreuve du temps. Les différents extraits d’A New Testament ont été écrits entre 2008 et 2013. Il m’arrive donc d’aller chercher des démos très anciennes pour les enregistrer aujourd’hui. Et si, après tout ce temps, je n’en suis plus satisfait, je les jette. Bien sûr, une partie de moi souhaiterait tout enregistrer et tout dévoiler, mais ça relèverait de l’autosatisfaction, de la complaisance. Je n’ai pas besoin de prouver aux gens que j’ai écrit cent cinquante chansons. Je le ferai en temps voulu. Peut-être aussi que je sortirai un double album à un moment, comme Ariel Pink s’apprête à le faire.T’identifies-tu toujours aux morceaux écrits il y a plus de cinq ans ?

C’est une question qu’on me pose souvent. Peut-être que certaines personnes rejettent en bloc ce qu’elles ont pu écrire par le passé, mais pas moi. J’arrive toujours à m’identifier à mes anciennes compositions car je n’écris que sur des sujets fondamentaux pour moi. Le temps passe, mais le souvenir reste. Et puis, comme je te l’ai dit, si je perds tout lien avec une chanson, je la mets à la poubelle.

Darren Rademaker de The Tyde, dans la borne d’écoute de ton album qu’il a réalisée le mois dernier dans nos colonnes, a émis cette critique : il regrette les paroles du premier long format de Girls, qu’il juge plus aventureuses. Penses-tu qu’il y a une différence entre ton écriture d’alors et celle d’aujourd’hui ?

Mais je viens de te le dire, j’ai écrit certains des textes d’A New Testament à la même époque ! (Sourire.) Il n’y a pas de différence dans l’écriture, c’est le regard d’un autre, la perception des gens qui change. Certains titres ont été écrits il y a cinq ans, d’autres l’an dernier, et ça ne s’entend pas. Il n’y a pas non plus de différence de niveau. Pour qui suit un peu le foot, c’est comme lorsqu’on entend qu’un joueur comme Iniesta serait moins bon qu’avant. Ce n’est pas vrai. Son talent n’a pas varié, c’est juste que des facteurs extérieurs rentrent en compte : l’Espagne qui s’est ratée à la Coupe du monde ou le Barça qui est parfois en difficulté. L’opinion est très influençable. Il suffit que quelques médias disent quelque chose pour que cela devienne “réalité”.

C’est intéressant ta façon de voir. Tu penses que la perception extérieure change mais pas l’artiste en soi.

Bien sûr que les artistes changent. Mais pas moi. Mes musiciens, ma façon de travailler, le son recherché, oui. Mais dire que j’ai évolué en composant, c’est comme dire que j’évolue en allant pisser. L’écriture, pour moi, c’est comme lorsqu’on a deux ans, qu’on se relaxe, et qu’on se lâche. (Rires.) C’est un processus tellement basique et naturel pour moi que je ne crois pas à une quelconque évolution personnelle. Je n’intellectualise pas le processus.

“Dire que j’ai évolué en composant, c’est comme dire que j’ai évolué en allant pisser.”

 

Je suis surpris de t’entendre évoquer ton travail de manière aussi peu romantique.

Ça l’est bien pourtant ! Car pour y arriver, il faut énormément d’amour, il faut pouvoir aimer la musique passionnément et savoir s’abandonner et se projeter hors de soi-même. Je me dis parfois que ce n’est pas vraiment moi qui écris. Mes chansons sont un petit bout du monde auquel je prends part, un petit bout d’expérience collective, une goutte dans un nuage.

Alors que toutes tes œuvres sont basées sur ton histoire personnelle.

Certes, mais ça, ce n’est pas forcément l’essentiel. Les chansons sont partout autour de moi. Je peux les entendre, je les sens, là, juste au-dessus de ma tête. Et je dois les saisir, les enregistrer, sans ça je peux vraiment les perdre. Il y a des artistes qui ont comparé l’écriture à la pêche. Tu attends que le poisson morde à l’appât et tu le chopes avant qu’il se dégage. Ou comme le surf. Tu y vas et tu attends la vague.

C’est une conception presque religieuse.

Définitivement. Je n’aurais pas osé employer le mot, mais c’est vrai, j’ai la foi. La foi en cette prochaine mélodie qui va venir. C’est beaucoup plus sain que de croire en Dieu, car on ne se bat pas pour des morceaux de musique.

Sur Stephen, pour la première fois dans ton répertoire, tu fais directement référence à Children of God, la secte au sein de laquelle tu as grandi. Tu y parles également de ton père, qui n’a pas le beau rôle. Est-ce une manière d’affronter ton passé ?

Pas du tout. Je ne crois pas en cette conception de la musique qui voudrait que le processus d’écriture en lui-même soit un moyen de se soulager, une forme de psychothérapie. En revanche, l’expérience sociale qui découle de ce processus l’est : partager, chanter devant un public… J’en suis à cinq albums maintenant, et si ce truc de psychothérapie par la musique marchait vraiment, je serais guéri complètement et je serais un mec formidable ! Mais je suis toujours le même, plein de peurs irrationnelles et obsédé par les mêmes choses. Pour Stephen, je tenais à raconter une histoire importante de ma vie de la manière la plus directe et la plus authentique possible. J’en ai même discuté avec mon père, qui voulait savoir si je lui en voulais. Je lui ai assuré qu’il n’y avait pas de problème entre nous. Si j’étais complètement honnête, je dirais même que Stephen a presque été plus important à faire pour moi par le son qu’on expérimentait en studio, avec ce piano et ces chœurs, plutôt que par sa résonnance personnelle. Une chanson comme Over And Above Myself, alors qu’elle pourrait paraître plus abstraite, moins narrative, me parle davantage au niveau des paroles. Alors qu’elle est super simple musicalement.

Revois-tu Chet “JR” White, deux ans après la séparation de Girls ?

On se voit toujours, bien sûr. Il a fait énormément de bonnes choses depuis comme le disque de Spectrals, Tobias Jesso Jr… Il est là où il a toujours voulu être, les mains dans le cambouis avec son matériel de production. Je l’ai bien perçu, quand on a fait venir un producteur pour Girls, il n’appréciait pas la démarche.

J’ai remarqué qu’à chaque fois qu’on te parle de lui maintenant, c’est comme si on te parlait d’une ex.

(Sourire.) Il y a des points de ressemblance, oui. La vérité, c’est que l’on a fait quelque chose d’incroyable ensemble. Quand j’ai déclaré que je m’en allais en solo, cela faisait probablement deux ans que je me tâtais à le faire. C’était très dur, je ne voulais blesser personne. J’avais besoin d’un changement. Il y avait d’autres raisons, mais en tant qu’ami, je ne peux pas tout balancer dans la presse. Parce que le jeu médiatique gonfle tout, ce n’est pas la meilleure manière de faire. Je ne fais pas ce genre de choses dans le dos des gens. La vérité, c’est que j’adore Chet et que c’est toujours le cas. Mais en groupe, ce n’était plus possible.

Après l’album conceptuel et le disque country, quel sera ton prochain projet ?

Je le sais très précisément, mais si je te le disais, ça gâcherait tout le plaisir. Ces derniers temps, j’avais envie de travailler comme sur les premiers disques de Randy Newman, quelque chose de symphonique, et puis j’aimerais bien faire quelque chose d’un peu plus dépouillé. Mais ce n’est pas ce qui va suivre, hein ! Tout ce que je peux te dire, c’est que ce sera un album de Christopher Owens. Voilà qui me laisse plein de liberté. Et comme pour A New Testament, j’inviterai des musiciens spécifiques et je tirerai le meilleur de chaque individualité. Quels que soient le genre et les sujets abordés, on s’y filera avec toutes nos qualités et tout notre talent. Comme Harry, Ron et Hermione : une super équipe.

Un autre long format ?