Après dix-neuf ans d’une absence ponctuée de nouvelles éparses, le retour de The Chills est l’une des meilleures nouvelles de l’année. Une des plus émouvantes aussi, tant le groupe de Martin Phillipps a incarné dans les années 80 une façon singulière d’aborder la pop, propre aux antipodes : ignorante des modes et riche d’une myriade d’influences auxquelles l’éloignement a donné une saveur particulière. Avec le label Flying Nun, les Chills ont placé la Nouvelle-Zélande sur le planisphère pop, à tel point que même les hit-parades internationaux faillirent tomber sous le charme de leurs tubes teintés d’un psychédélisme doux. Rencontré à Amsterdam à l’été 2014, à la faveur d’une mini-tournée européenne, Martin Phillipps revient sur son incroyable parcours et ce nouvel album inespéré, Silver Bullets.

INTERVIEW Vincent Théval
PHOTOGRAPHIE Jon Thom
PARUTION magic n°196

N. B. Pour écouter Martin Phillipps en session live intimiste, rendez-vous sur le site officiel du célèbre programme radio Label Pop (tous les dimanches sur France Musique à 20h30).Pourquoi le retour des Chills a-t-il pris autant de temps ?

Martin Phillipps : Après notre période faste – des années 80 au début de la décennie 90 –, tout a changé dans l’industrie du disque. La britpop, l’acid house, le hip hop ou le grunge se sont imposés, et nous n’étions associés à rien de tout ça. C’est devenu difficile de trouver des fonds pour tourner dans l’autre hémisphère. Et puis j’ai fait une dépression, connu des problèmes d’addiction. Il m’a fallu du temps pour en sortir. Aujourd’hui, c’est encore différent. Le groupe est très bon mais nous ne sommes plus des jeunots. Chacun a une famille, un boulot et des crédits, or venir en Europe nous coûte très cher. Ces six dernières années, ce sont près de quatre tournées qui ont failli avoir lieu. Nous n’avons cru à celle-ci (ndlr. près de dix dates au milieu de l’été 2014) que lorsque nous avons eu les billets d’avion dans les mains. Mais ce délai a été bénéfique puisqu’il nous a permis de boucler l’enregistrement du nouvel album et de répéter. Notre line-up est désormais stable et nous sommes bien rôdés. La section rythmique est avec moi depuis quinze ans, Erica Scally (claviers, violon, guitare) est là depuis huit ans, et Oli Wilson (claviers) depuis six ans.

Le groupe n’aurait-il pas pu publier davantage de disques en dix-huit ans ?

Je n’ai jamais cessé d’enregistrer mais j’ai rencontré des problèmes techniques et financiers. J’ai multiplié les supports d’enregistrement (cassettes, bandes magnétiques, DAT, Pro Tools) sauf que je ne suis pas vraiment doué en la matière. On a dû tout transformer en format numérique et faire le tri entre tous les fichiers. Il y avait des choses très différentes, certaines pop, d’autres plus folk, et même des comptines pour enfants. Je me suis plongé dans cette masse de fichiers pour choisir le refrain de telle chanson, le pont de telle autre, et ça m’a pris huit ans pour en voir le bout – il y avait littéralement des milliers de bribes de morceaux. Sur Silver Bullets, il y a un titre qui est vieux de vingt ans, mais la majeure partie de l’œuvre est tout à fait neuve. Je crois que même les plus grands fans de The Chills ne verront pas la différence. (Sourire.)

La conception de Silver Bullets ressemble à un puzzle dont tu as dû assembler les différentes pièces.

Sauf que je me suis vraiment posé la question de la raison pour laquelle je le faisais. Il y a toutes sortes de coups durs qui peuvent arriver à un groupe – des membres qui partent, des labels qui se portent mal, des changements de management. Je suis toujours allé de l’avant, même au milieu des années 90 où tout allait de mal en pis. Mais là, je me suis dit que ça ne valait pas le coup de continuer si je ne me posais pas la question du but que je poursuivais, de ce que j’estimais pouvoir offrir. Je n’ai pas consciemment voulu écrire des chansons politiques ou sociales, mais c’est en un sens ce qui en a découlé. Elles sont en prise avec la crise que traverse le monde. En tant qu’auteur-compositeur, ma force est de pouvoir mettre des mots dessus. Il y a donc quelques thèmes qui traversent l’album, comme les inégalités dans la répartition des richesses.

ARCHÉOLOGUE

As-tu d’autres activités en dehors de la musique ?

Je suis dans une situation étrange puisque j’ai une maladie du foie qui m’empêche de travailler. Je suis considéré comme invalide en Nouvelle-Zélande. Ce n’est évidemment pas une bonne chose, mais en même temps, je peux avancer sur mes chansons et m’arrêter quand je veux si j’ai besoin de me reposer. D’ailleurs, mes derniers résultats d’analyse ne sont pas bons, on doit trouver un nouveau traitement pour stopper la maladie. Ça pourrait être efficace pendant cinq, dix, vingt ans… Qui sait ? Cela rend d’autant plus importante l’idée d’actualiser notre héritage. Je ne veux pas que The Chills reste connu comme un groupe qui a enregistré quelques bons titres dans les années 80. C’est cette volonté de renouvellement qui a guidé la conception du nouvel album. Silver Bullets sonne comme une version contemporaine des Chills, enregistrée dans un bon studio, avec un bon producteur. Pour le suivant, on est prêts à jouer avec la formule, essayer des nouvelles choses avec un équipement plus moderne. Pour moi, Silver Bullets est un trait d’union entre le passé et le futur.

Durant les années d’absence, as-tu eu peur que le public oublie The Chills ?

Au tournant des années 80/90, je pensais que nous avions atteint un niveau de notoriété qui nous protégerait des aléas et nous permettrait de traverser les hauts et les bas. On était perçus comme un groupe qui faisait de la bonne musique et je pensais qu’on arriverait toujours à en vivre. J’ai été très surpris quand tout a dégringolé. Warner nous a virés après deux albums alors que le label avait annoncé vouloir développer notre carrière sur sept disques. Pour les majors, c’était la fin d’une époque. Je suis heureux d’avoir connu l’âge d’or, mais ça a rendu la suite encore plus cruelle. On nous a retiré tout ce qu’on avait en termes de soutien.

J’étais coincé en Nouvelle-Zélande et je n’avais plus de management. Je me suis soudainement retrouvé tout seul, alors qu’avant, j’avais une vraie équipe autour de moi – pas seulement le groupe mais toute une équipe qui faisait tourner une machine assez efficace. Ce fut très difficile jusqu’à la fin des années 90. Et puis un intérêt nouveau et grandissant s’est manifesté à notre égard. Il ne provenait pas uniquement de la nostalgie des vieux fans mais aussi d’un public jeune, qui a notamment découvert The Chills parce que des nouveaux artistes comme MGMT, The Brian Jonestown Massacre ou Peter Bjorn And John nous citaient comme influence. Aujourd’hui, à nos concerts, on peut voir pas mal de vieux mais aussi des gamins. (Sourire.) Ça me plaît beaucoup.

Tu as failli abandonner le nom The Chills à plusieurs reprises. Pourquoi ?

La première fois, c’était en 1983, à la mort de notre batteur Martyn Bull. Nous existions depuis trois ans et ça me semblait plus approprié de recommencer à zéro sous l’alias A Wrinkle In Time. Mais les gens continuaient à nous appeler The Chills ! On a finalement considéré que ça pouvait être un bel hommage à Martyn de continuer sous notre nom. C’est ce qu’il aurait voulu. Au milieu des années 90, à un moment où je faisais pas mal de concerts en solo, je me suis dit que ce serait bien de faire du groupe une entité à part et de pouvoir publier des albums sous mon seul nom (ndlr. comme c’est le cas pour la compilation Sketch Book: Volume One, 1999) ou sous l’appellation Martin Phillipps And The Chills (ndlr. Sunburnt, 1996). Mais rebelote, le public continuait d’appeler ça The Chills ! Aujourd’hui, je sais que ma musique – quelle qu’elle soit – sera toujours associée aux Chills. Finalement, c’est un bon nom de groupe et on a travaillé dur pour l’installer, alors ça serait bête de s’en passer. (Sourire.)

“The Chills est presque devenu un problème pour Flying Nun car on vampirisait leurs moyens en grandissant.”

Quel est ton sentiment quand tu te retournes sur trente-cinq ans de carrière ?

C’est d’abord une surprise. Je me destinais à devenir archéologue et le punk est arrivé. J’ai fondé mon premier groupe et me suis vite aperçu que je pouvais écrire des chansons. La musique est alors devenue ma vie. Ça signifie beaucoup pour moi quand des gens viennent me dire que The Chills a compté pour eux au fil des ans, ou quand quelqu’un me confie qu’il était au bord du suicide et qu’une de mes chansons l’a sauvé. Ces six derniers mois, j’ai discuté avec deux femmes à qui le titre Sanctuary (ndlr. sur l’album Soft Bomb, 1992) a donné le courage de sortir d’une situation de violence domestique. C’est quand même fort… Si j’ai pu aider ne serait-ce qu’une personne, ça me suffit. C’est une bonne raison de continuer et d’essayer de toucher les auditeurs. Peut-être qu’il n’y a pas suffisamment de morceaux qui abordent le réel, ou qu’ils ne sont pas assez sincères. Moi j’essaie d’ancrer mes paroles dans le réel.

D’un point de vue extérieur, c’est aussi une carrière qui semble un peu chaotique. Partages-tu ce sentiment ?

Oui, avec beaucoup de frustration à la clé. J’ai choisi de retourner en Nouvelle-Zélande parce que mon cœur est là-bas et que l’influence de cet environnement sur ma musique est cruciale. Les périodes où j’ai vécu à Londres ou Los Angeles correspondent à un certain assèchement créatif – je n’étais plus en phase avec ma musique. J’ai préféré rentrer à la maison, mais si j’étais resté en Angleterre ou aux États-Unis, je sais que j’aurais pu rencontrer des musiciens célèbres et être associé à des projets différents.

Je n’en tire aucun regret, notamment parce que ce genre d’association fonctionne rarement bien. Au moins, j’ai pu rester fidèle à ma façon très particulière de voir les choses. Pour ce qui est du temps perdu, je ne pourrai jamais le rattraper. Je sais que la discographie de The Chills pourrait compter au moins quatre albums supplémentaires, mais ce que nous avons sorti est solide et couvre des genres différents – rock psychédélique, pop, folk, des influences liées à la musique classique (ndlr. sur Submarine Bells, 1990) ou des choses plus étranges. On a touché à davantage de registres que la plupart des groupes.Au printemps 2014, The Dunedin Double EP a été réédité pour le Record Store Day. Ce sont les premiers enregistrements de The Chills mais aussi les débuts du label Flying Nun. Quels souvenirs gardes-tu de cette époque ?

C’était assez étrange car The Chills n’avait encore jamais rien enregistré, même pas sur cassette. C’était notre première fois en studio et nous avons abordé la chose de façon assez naïve mais amusante. C’est effectivement l’une des premières références de Flying Nun. Le fondateur du label, Roger Shepherd, avait fait le déplacement de Christchurch à Dunedin pour voir The Enemy. C’est à cette occasion qu’il a vu The Clean pour la première fois, au moment de l’arrivée dans le groupe de Robert Scott à la basse.

Il les a signés et a découvert dans la foulée toute cette scène de Dunedin. L’idée lui est vite venue de publier un disque qui présenterait ce vivier local au public néo-zélandais. Je crois qu’à ce moment-là, personne ne pensait au reste du monde. Le simple fait de publier quelque chose en vinyle était déjà un truc très excitant en soi. Et ça l’a été pendant longtemps. Mais The Chills est presque devenu un problème pour Flying Nun car on vampirisait leurs moyens en grandissant. Le label devait investir plus d’argent que dans les autres formations pour nous permettre de tourner dans le monde entier. Je pense que ça valait le coup parce que ça mettait en lumière les autres. À chaque fois que je donnais une interview, je parlais de The Clean, The Bats, Sneaky Feelings, The Verlaines et les autres. Et ça a payé.

D’un autre côté, l’argent que Flying Nun dépensait pour les Chills était de l’argent qui n’était pas investi sur des nouveaux musiciens en Nouvelle-Zélande. Ça a fini par se retourner contre les Chills : on nous en voulait. À notre retour, les couteaux étaient sortis. (Sourire.) Mais le groupe était suffisamment bon et notre attitude assez humble pour qu’on s’en sorte. Dans les années 90, le label a beaucoup changé et ne convenait simplement plus aux vieilles formations comme la nôtre.

Flying Nun essayait de se positionner comme une structure indépendante internationale en signant des trucs qui sonnaient comme n’importe quel groupe américain. Il a perdu cette spécificité, ce son propre aux musiciens néo-zélandais. Dès lors, quel était l’intérêt ? Aujourd’hui, le label a à nouveau changé, et il me semble qu’il signe d’excellentes choses. Flying Nun gère toujours notre back catalogue. Il y a des projets de rééditions avec Captured Tracks.JTNDRElWJTIwQUxJR04lM0QlMjJDRU5URVIlMjIlM0UlM0NpZnJhbWUlMjBzdHlsZSUzRCUyMmJvcmRlciUzQSUyMDAlM0IlMjB3aWR0aCUzQSUyMDcwMHB4JTNCJTIwaGVpZ2h0JTNBJTIwNDcycHglM0IlMjIlMjBzcmMlM0QlMjJodHRwcyUzQSUyRiUyRmJhbmRjYW1wLmNvbSUyRkVtYmVkZGVkUGxheWVyJTJGYWxidW0lM0QyOTU2NzE1NDE4JTJGc2l6ZSUzRGxhcmdlJTJGYmdjb2wlM0RmZmZmZmYlMkZsaW5rY29sJTNEMDY4N2Y1JTJGYXJ0d29yayUzRHNtYWxsJTJGdHJhbnNwYXJlbnQlM0R0cnVlJTJGJTIyJTIwc2VhbWxlc3MlM0UlM0NhJTIwaHJlZiUzRCUyMmh0dHAlM0ElMkYlMkZmbHlpbmdudW4uYmFuZGNhbXAuY29tJTJGYWxidW0lMkZ0YWxseS1oby1mbHlpbmctbnVucy1ncmVhdGVzdC1iaXRzJTIyJTNFVGFsbHklMjBIbyUyMSUyMEZseWluZyUyME51biUyNiUyMzM5JTNCcyUyMEdyZWF0ZXN0JTIwQml0cyUyMGJ5JTIwVmFyaW91cyUzQyUyRmElM0UlM0MlMkZpZnJhbWUlM0UlM0MlMkZESVYlM0U=

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Quels étaient l’état d’esprit et les références de cette jeune scène néo-zélandaise au début des années 80 ?

C’était une scène post-punk. Le punk en lui-même a débarqué tardivement en Nouvelle-Zélande et je n’ai découvert que bien plus tard des groupes comme Wire ou The Smiths. À la toute fin des années 70, quand nous avons commencé, on écoutait des choses très différentes, on découvrait le Velvet Underground et les compilations Nuggets. Cette musique psychédélique un peu bizarre m’enthousiasmait bien plus que Joy Division, un groupe qui reflétait une société qui n’existait pas en Nouvelle-Zélande.

Comme les imports étaient hors de prix, on s’échangeait et partageait des classiques, comme Pet Sounds (1966) des Beach Boys, Forever Changes (1967) de Love ou les disques d’Al Green. La découverte du krautrock a aussi été importante, quand le label Spoon a réédité le catalogue de Can au tout début des années 80. C’est arrivé jusqu’à Dunedin et ça a été une grande influence. Dans la foulée, on a découvert Faust, Neu! ou Cluster.

D’autres parmi nous étaient plus intéressés par des songwriters comme Brian Wilson, Randy Newman, Scott Walker, Tim Buckley, Gerry Goffin ou Carole King. Sans oublier les Anglais comme The Beatles, The Kinks, The Rolling Stones… Ces inspirations-là étaient particulièrement vivantes chez Chris Knox et son groupe The Enemy, qui était si puissant, avec une vraie énergie punk mais aussi des chansons géniales. The Enemy a placé la barre très haut. Du coup, si tu voulais monter un groupe, il fallait jouer fort et avoir de bonnes compositions – une dynamique qui s’avéra plutôt saine pour la scène de Dunedin.

Le parcours de Graeme Downes (The Verlaines) est un peu différent car il a bénéficié d’une formation classique avant d’avoir deux révélations : l’écoute de Highway 61 Revisited (1965) de Bob Dylan et un concert de The Clean où il a réalisé à quel point leurs morceaux étaient simples – il nous expliquait qu’il y voyait l’influence de Bach. (Sourire.) C’est encore son truc aujourd’hui, Graeme essaie toujours d’expliquer les connexions entre musique classique et rock. Quant à Sneaky Feelings, c’est encore autre chose. Ils nous ont familiarisés avec la soul d’Atlantic ou de Stax et les albums country de The Byrds comme Sweetheart Of The Rodeo (1968). On partageait tous nos découvertes, et une musique assez spéciale a découlé de ce brassage d’inspirations.

Quelle est ta période préférée dans le parcours de The Chills ?

C’est impossible à dire ! Il y a eu des bons moments dans chaque période. Être jeune et monter un groupe fut particulièrement génial, avec la rage de jouer sur scène, l’excitation d’écrire une nouvelle chanson par semaine. Aujourd’hui, c’est le top de revenir et de prouver qu’il se passe toujours quelque chose du côté des Chills. On ne joue pas sur la nostalgie en interprétant seulement des vieilleries. Le public veut bien sûr les entendre mais il réagit aussi très bien aux nouveaux titres. C’est ce qui m’importait, on ne pouvait rêver mieux. Les gens reconnaissent que le groupe est toujours pertinent et qu’il continue d’avancer.

Un autre long format ?