Avec The Unseen in Between, coup de cœur dans le dernier numéro de Magic, Steve Gunn propose un album d’une simplicité virtuose, marqué par la mort de son père. De passage à Paris, l’Américain nous raconte ce nouvel ouvrage et son cheminement vers une écriture plus traditionnelle.

 

Qu’as-tu voulu accomplir sur The Unseen in Between ?

Je voulais écrire un album introspectif et pouvoir me pencher plus en profondeur sur la réalisation des chansons et de leurs arrangements. J’ai un petit studio à Brooklyn où je suis allé tous les jours pendant quelques mois. Je voulais enregistrer plusieurs fois les chansons avant de vraiment entrer en studio. Puis, j’ai trouvé un super groupe, un super studio, le Strange Weather à Brooklyn, avec l’ingénieur Daniel Schlett qui a un super équipement, et qui bosse un peu d’une manière old school.

Comment décrirais-tu l’atmosphère du disque ?

C’est anxieux et calme. Le disque porte un message d’espoir, mais raconte aussi des histoires plus sombres. Le précédent, Eyes on the Lines, était plutôt électrique avec un son lourd et rock’n’roll. C’était fun, mais je voulais revenir à une écriture de chansons plus acoustiques. Enlever des couches et proposer quelque chose de plus direct. Le son est doux, l’imagerie peut être inspirante avec ces histoires d’outsider, de gens à la marge de la société. Je suis très heureux avec cet album. J’ai le sentiment d’avoir enfin pu faire des sessions d’enregistrement qui correspondent à celles de mes rêves. Comme dans les 70’s ou celles des grands albums de jazz… C’est la première fois que je ressens quelque chose comme ça.

On ressent une certaine satisfaction. Tu es fier de quelque chose en particulier dans ce disque ?

Le morceau Morning is Mended. C’était une des dernières chansons que j’ai écrite pour l’album. J’étais chez moi, j’avais quelques licks de guitare, rien de plus. Je pensais à mon père qui venait de mourir après avoir tant souffert. Je ne dormais pas la nuit… Le ciel était bleu et rosé, le soleil allait bientôt se lever. J’éprouvais un grand sentiment de calme, de paix… Je voulais retranscrire cette image dans une chanson. Après m’être endormi, au réveil, la chanson est sortie sans effort et je l’ai enregistrée. J’ai beaucoup lu sur ces incroyables songwriters qui peuvent écrire une chanson en cinq minutes. Jusqu’à présent, ça ne m’était jamais arrivé, j’avais plutôt l’habitude de m’arracher les cheveux !  Cette chanson est très importante pour moi.

La chanson Stonehurst Cowboy est justement au sujet de ton père défunt et du sentiment de sa perte. Tu veux bien nous en parler ?

Bien sûr. Mon père a grandi à Philadelphie. Je voulais écrire une chanson de son point de vue, réfléchissant sur sa propre vie, sur le chemin qu’il a emprunté, en passant devant sa maison d’enfance. J’utilisais des références précises. Comme Stonehurst, nom du quartier où il a grandi. Jeune, son surnom c’était le Stonehurst Cowboy. Et c’est devenu une plaisanterie récurrente entre nous. Jeune, il était très pauvre. Il a grandi sans figure paternelle dans un petit appart et devait presque voler de la nourriture pour manger. Ensuite, il a été envoyé au Vietnam, où il a perdu des amis. Il a eu une vie plutôt dure et disait souvent qu’il se battait, qu’il avait “les mains les plus rapides de l’Ouest”. Mais dans la deuxième partie de la chanson, je reviens et ça devient plutôt une réflexion sur lui.

Avec cette référence à l’ouest, et d’autres aspects, cette chanson est archétypale du folklore américain. Pourquoi ton père te suggère-t-il particulièrement cela ?

Je suis beaucoup influencé par le folk américaine. Mon père venait de la classe ouvrière. En lui, il y avait de la rudesse, mais aussi une douceur aimante et drôle. Il était très généreux et attentif aux autres. Cette chanson, c’est mon hommage et toute la fierté que je ressens à son égard. Mais elles portent aussi les sentiments présents dans les chansons folks, sur le travail, la politique, la rébellion. Pas pour la société et ses infrastructures, mais dans un sens révolutionnaire. Avec une certaine fierté, justement. C’est aussi cela que je voulais transmettre.

Ce qui est intéressant dans ton histoire, c’est que tu es allé de l’expérimentation au  classicisme. À rebours de certains parcours plus “classiques”. Pourquoi ?

Pendant longtemps j’ai exploré les possibilités de la guitare et travaillé mon songwriting pour les mélanger par moment. J’ai toujours été intéressé par ces deux aspects. En temps normal, les songwriters commencent simplement, puis se lancent ensuite, c’est vrai. J’ai commencé en faisant des trucs très compliqués, en essayant d’être virtuose dans mon jeu. Mais j’ai fait le tour de tout ça. En fait, certaines des chansons que j’aime le plus sont les plus simples. Quand tu enlèves les couches excessives et le jeu clinquant, si la chanson est bonne, elle tiendra toute seule. Je suis revenu à une conception simple de la chanson. C’est un exercice stimulant.

En 2007, tu as enregistré un album avec GHQ. Un groupe bien éloigné du songwriting traditionnel. Tu peux nous parler de cette expérience ?

C’est à peu près au moment où je suis arrivé à New York, quand j’improvisais avec plein de gens. On écoutait plein de musiques différentes, de la musique classique indienne à la guitare expérimentale, du jazz, du rock psyché… J’ai beaucoup exploré le jeu “free form” et j’ai commencé à expérimenter sur le son et les effets sonores… Cet album de GHQ, Crystal Healing, est plutôt méditatif, avec des sons drone… Mais je n’ai jamais cessé de bosser la guitare.

Dans ta pratique actuelle, que gardes-tu de ces années expérimentales et “free form” ?

Ça m’a permis d’avoir les mains et les oreilles opérationnelles, et d’être ouvert. Aujourd’hui, je n’ai pas la pression de jouer parfaitement les morceaux, je sais que je peux toujours retomber sur mes pattes. C’est parfois en se laissant aller que le meilleur résultat se produit : l’improvisation est aussi importante dans la vie que dans la musique.

Est-ce une logique que tu respectes en live ?

Oui. Mon album précédent était plus rock, donc on s’aventurait facilement sur des territoires jam. Les autres guitaristes étaient très bons et on se poussait les uns les autres. Les mecs avec qui j’ai pu jouer jusqu’à présent sont tous d’excellents improvisateurs qui en savent énormément sur la musique. C’est pour ça que les mélodies changent au fil des tournées et qu’on se laisse des moments pour cela en concert, pour le fun et le plaisir. Quand je joue en solo, j’essaie d’atteindre un certain état quasi-méditatif. 

Quand as-tu commencé la guitare ?

Quand j’étais petit, mes parents écoutaient beaucoup de musique, notamment de la soul. Et ils allaient danser sur du son Motown. J’adorais ça. Quand je me suis demandé ce que je voulais faire, on m’a proposé de la natation, du foot. J’ai répondu : de la musique ! Et j’ai eu de la chance, il y avait un super magasin de musique qui proposait des cours dans notre quartier. J’avais 14 ans. Ma sœur, elle, était déjà dans le punk. Et je lui chipais ses albums… Ensuite, je me suis mis au skate et j’ai écouté la scène locale de hardcore.

Quel est ton tout premier souvenir de la guitare ?

C’est marrant parce qu’il y a un an je fouillais dans les boîtes de ma jeunesse. J’y ai trouvé une cassette. À l’époque j’enregistrais ce qui passait à la radio, puis avec mes boombox et mon clavier, je réenregistrais les morceaux pour pouvoir jouer de la guitare par dessus.  Je joue un truc très étrange pendant sept minutes, et à la fin de cet enregistrement pourri, on entend ma mère entrer dans la chambre me dire “Bonne nuit, range ça”. Et moi je réponds « Ok… » puis je coupe l’enregistrement (rires). J’ai numérisé tout ça et l’année dernière en tournée, on traînait avec le groupe, on fumait de l’herbe et je leur ai fait écouter (rires). Ils ont dit : “Oh mon dieu, c’est fuckin weird…” Parce qu’en fait, ça sonne comme moi, mais sans vraiment l’être moi. C’est marrant : à l’époque, j’étais déjà en train de penser et jouer partout sur la guitare. Comme je le fais aujourd’hui.

Après le punk, le hardcore, vers quels genres t’es-tu orienté ?

J’écoutais beaucoup la radio à Philly. On a beaucoup de super radios là-bas ! Je me suis rapproché de trucs noise et jazz.  Il y a avait une station de lycée qui en passait beaucoup.  On a une grande tradition jazz à Philadelphie, dont John Coltrane. Ça m’a tout de suite attiré et rapidement, ça a influencé mon jeu. Et à l’époque, j’ai aussi découvert des rééditions de vieux blues, notamment American Primitive Vol. II Pre-War Revenants sur Revenant record le label de John Fahey. Ce sont de vieux mecs qui jouaient en open tuning et c’était vraiment très puissant. J’ai voulu toucher cela.

Propos recueillis par Benjamin Pietrapiana
Photo : Clay Benskin

Un autre long format ?