Tortoise ou comment le rock (?) américain rentre discrètement par la fenêtre alors qu’on l’avait brutalement mis à la porte. Quatre ans après un premier album qui redéfinit les genres et à l’aube d’un troisième Lp forcément majeur et explosif, TNT, le groupe de Chicago est en passe de s’imposer auprès d’un public plus large. John Herndon et John McEntire expliquent comment ce groupe a tissé sa toile en secret – et presque comme malgré lui – pour finir par amener vers lui tout ce qu’il y a de brillant et de futé dans la musique d’aujourd’hui.

INTERVIEW & ARTICLE Roman Siffre
TRADUCTION Michelle Pavlou
PARUTION magic n°19Dure saison pour Tortoise. Fini le confort douillet des fanzines, c’est l’heure de la “révélation”. Etape logique d’un mouvement naturel, la mise en lumière de l’importance fondamentale de la musique de Tortoise n’est pas le résultat du calibrage réussi d’un artiste interchangeable. Cette formation n’est pas “tendance”, elle ne subit pas le mouvement, elle l’imprime. Les groupes malins ne s’y sont d’ailleurs pas trompés : Blur, Stereolab, UNKLE sont parmi ceux à avoir tenté, avec plus ou moins de succès, de donner une procuration au groupe de Chicago pour s’approprier un peu de sa magie en retour. On ne compte plus les remixes très chic siglés John McEntire, l’homme essentiel du son Tortoise. Plus généralement, l’approche touche-à-tout, expérimentale mais ludique, subtile et décomplexante a un côté fascinant et surtout très “late 90’s”. Réussir au-delà de l’intention a permis à Tortoise de s’imposer comme la figure de proue semi-volontaire d’une nouvelle génération résolue à se concentrer d’abord sur la musique, pas sur une coupe de cheveux.

Cette réticence vis-à-vis de l’image médiatisée trouve un écho dans l’aspect instrumental de la démarche : on se méfie des mots, on ambitionne une musique qui se suffirait à elle-même, allergique à l’analyse, suffisamment agile pour échapper aux étiquettes. Certains rêvent même, comme John McEntire, d’une musique presque fonctionnelle – les BO de films par exemple – à qui on cesserait de demander des comptes. C’est là que Tortoise s’entend aussi comme la somme du parcours de ses membres – venus du hardcore autant que du free-jazz, pour ne jamais s’y cantonner – et comme un des carrefours stratégiques d’un réseau transversal et international qui malaxe les influences et les trouvailles et qui accélère la circulation des idées.

Une démarche surtout pas “fusion”, plutôt une “transplantation” permanente d’éléments dans des environnements nouveaux, Chicago étant depuis longtemps reconnu comme une terre particulièrement fertile. Tortoise est ainsi devenu un point cardinal du rock d’aujourd’hui dans ce qu’il a d’inventif, de sincère et, aussi, de rigoureux. Au point, parfois, d’être accusé de ne pas toujours savoir trouver le bon équilibre entre idées et émotions, d’être peu efficace dans le domaine de la griserie immédiate. Cette réticence à utiliser les ressorts du spectacle peut en effet desservir le groupe, elle peut être, du coup, le – petit – prix à payer pour s’immerger dans une musique qui sait pourtant, quand on lui en laisse le temps, réveiller les sens et rafraîchir les idées.

 

Le travail, c’est la santé ?

John McEntire : L’année passée a été effectivement bien remplie… L’enregistrement de TNT a pris la majeure partie de mon temps. J’ai également enregistré les albums d’autres groupes : Stereolab, Snowpony (ndlr : sur Radioactive)… Nous avons aussi tourné avec Tortoise et The Sea And Cake. Chaque activité correspond à un moment précis et à une implication différente. Pourtant, avec le temps, j’ai fini par apprendre à dire “non” à certaines propositions. Il y a quelques années, j’avais atteint un stade où, devant la multiplicité des choses à faire, je commençais à perdre une certaine forme de concentration… Les projets se succédaient à une vitesse incroyable. L’an passé, le fait d’avoir moins d’obligations était assez agréable. Ça m’a permis de passer plus de temps sur chacun des projets, sur chaque décision. Mais je n’ai aucun regret particulier à avoir sur ce que j’ai fait car j’ai toujours essayé de donner le meilleur de moi-même. J’ai seulement pris très consciemment la décision de ralentir un peu car je n’ai plus toujours la même énergie que par le passé. Mes critères de choix ont un peu évolué, également. Les circonstances ont évolué. J’ai désormais envie de temps, de mieux me concentrer sur les détails. Je mesure aujourd’hui les projets en mois et non plus en semaines, sans savoir si c’est une bonne chose ou non. Il est vrai aussi que je travaille un peu plus lentement qu’avant. Ce n’est pas forcément une question d’âge, plutôt une évolution naturelle qui touche d’ailleurs aussi, je crois, les autres membres du groupe.

Chaises musicales

John Herndon : Cette manière de changer régulièrement d’instrument et donc de rôle dans le groupe fait partie de l’identité Tortoise. Chaque membre a une approche personnelle de chaque instrument et cela crée une variété de sons, de possibilités qui rend le disque ouvert, exploratoire et non pas fermé, répétitif. La manière dont John joue de la batterie est très différente de la mienne. De même pour Dan. D’une certaine façon, cette richesse des approches vis-à-vis des instruments est même un élément essentiel du son Tortoise. Sur scène, pour un morceau donné, nous gardons en général la même configuration de groupe qu’en studio.

McE : Mais il n’y a aucune règle : tout dépend du projet, des gens qui sont impliqués, du moment… Les conflits, les tensions sont aussi des éléments intéressants dans une démarche collective : ils sont très importants car ils créent souvent l’inattendu, l’imprévisible, ils relancent la créativité… Il est arrivé qu’à l’intérieur du groupe, on perde momentanément le fil du travail collectif, qu’on se retrouve subitement sur des longueurs d’ondes différentes. Je ne me souviens d’aucun accroc en particulier et ça n’a jamais été jusqu’au point où on se quitte sans avoir dénoué le point de discorde. Personnellement, je trouve qu’une certaine forme de tension est toujours préférable à une situation où tout coulerait de source, sans aucune difficulté… Bundy K. Brown puis David Pajo ont quitté le groupe pour des raisons qui leur appartiennent. Ce mouvement à l’intérieur de Tortoise a été finalement, sur la longueur et à mon avis, plutôt bénéfique.

On a conservé une fraîcheur qui a fortement contribué à la dynamique de l’ensemble. Ça nous a aidés à aller de l’avant, tout en préservant certains éléments de stabilité, comme notre travail sur le son en concert avec Casey Rice. J’ai beaucoup aimé le single de Directions (ndlr : le groupe de Bundy K. Brown) qui est sorti l’an dernier. Il est clair que sa démarche est désormais différente de celle de Tortoise. Il a pris le parti d’adopter des principes personnels très simples et très précis qu’il a appliqués de très belle manière. Avec Tortoise, il s’agit plus d’arriver à concilier une multitude d’éléments hétérogènes. Je crois qu’il a quitté le groupe justement parce que le fait de rester supposait qu’il s’engage dans un projet avec tout ce que cela implique : faire des tournées, donner des interviews… David est parti un peu pour les mêmes raisons : il a désormais envie de passer plus de temps sur ses projets.  C’est dommage pour Tortoise mais c’est comme ça, on ne peut pas y faire grand-chose.

Et puis je crois qu’une fois qu’il aura goûté à la liberté, il sera difficile de le convaincre de revenir  ! (Rires.) Etre dans ce groupe, c’est un véritable engagement. Il n’y a pas vraiment de règles mais il est important de se partager équitablement le travail et les contraintes. C’est parfois beaucoup demander à quelqu’un. Je reconnais moi-même que c’est difficile. Mais nous avons pris la décision de faire cet album et de mener ce projet jusqu’au bout. Nous l’avons fait à notre rythme, contrairement aux précédents. Quand un label prend le risque de sortir notre disque, on part du principe que nous devons aider concrètement cette structure à assumer son choix en nous impliquant aussi un peu nous-mêmes. C’est normal. Si nous étions notre propre producteur, nous ne nous sentirions pas obligés de partir en tournée pendant six mois. Nous avons la chance de travailler avec des gens de valeur et de confiance, il faut être à la hauteur, ça rend aussi notre vie plus facile.

TNT

JH : D’une certaine manière, TNT est très différent de Millions… mais d’un autre côté il me semble assez facile de reconnaître à la première écoute qu’il s’agit d’une musique signée Tortoise. Les schémas, les mélodies, les structures et la façon dont nous envisageons la musique n’ont pas franchement évolué. Par contre, la manière de travailler, de redéfinir le matériau sonore a beaucoup changé. Les chansons n’étaient pas très structurées ni arrangées quand nous avons commencé et nous avons dû passer beaucoup de temps par la suite à remettre tout en place. En effet, nous n’avions pas vraiment répété avant de commencer à enregistrer, on écrivait les morceaux au fur et à mesure que le magnéto tournait. Par contre, on a passé beaucoup de temps à “monter”, à organiser et à retravailler les prises au mixage. Pour la première fois, nous avons utilisé un système de montage numérique, ce qui change pas mal de choses. Les deux précédents albums ont été enregistrés avec du matériel plus traditionnel, analogique… Je crois que ça apporte quelque chose de nouveau dans notre musique, nous avons appris une nouvelle manière de travailler et découvert de nouvelles possibilités. Mais, attention : le son Tortoise n’est pas fondé sur des séquences et des machines. Cette sensation d’avoir un son naturel, “organique”, vient, je crois, du fait que nous sommes avant tout un groupe de musiciens qui jouent et enregistrent ensemble, au même endroit et en même temps, en étant concentrés sur le même projet. Nous commençons toujours par jouer la musique, par l’interpréter concrètement, avec des instruments, même si elle est retraitée par la suite.

McE : Nous n’avons pas pensé que le groupe devait évoluer dans une direction plus électronique, plus froide. Je ne crois pas que ça aurait contribué à créer quelque chose d’intéressant. Et puis, on ne fait pas des choix en dehors de toute considération du contexte : pendant l’enregistrement de TNT, pour chaque morceau, on a fait beaucoup d’aller-retours entre différents types de couleurs, d’ambiances. Au bout du compte, on a essayé de préserver une certaine unité tout en ménageant des éléments de nature très différente. John et moi nous sommes occupés de la partie électronique, de la programmation. Il n’y a pas vraiment de samples sur l’album, à proprement parler. Nous nous sommes surtout samplés nous-mêmes en fait. Ou alors, dans le cas du bruit de foule sur I Set My Face To The Hillside, nous avons tout simplement utilisé un disque de sons d’ambiance.

Musique du temps présent

McE : J’ai étudié la musique contemporaine à la fac, dans l’Ohio, entre 17 et 21 ans. Je ne sais pas exactement à quelle occasion je me suis mis à m’intéresser à ce genre de choses. J’ai assez vite essayé de comprendre comment cette musique fonctionnait, quels étaient les liens entre ces différents compositeurs dont j’avais attrapé le nom au vol… Mes parents ne s’intéressaient pas particulièrement à la musique mais je suis probablement tombé sur quelques livres qui m’ont amené à lire des magazines et à rechercher certains disques. Il n’y a pas eu de moment réellement décisif ou d’événement particulier, j’ai découvert la musique contemporaine un peu par hasard et le sujet a fini par me passionner. Peu de gens s’y intéressaient vraiment, elle était souvent présentée ou perçue comme une contrainte. C’est à cette époque que j’ai appris à lire et à écrire la musique.

Il arrive que ça me soit utile encore aujourd’hui, notamment pour Tortoise de temps en temps. Mais le fait que Jeff et moi soyons les seuls à pouvoir déchiffrer une partition limite un peu l’intérêt de la chose à l’intérieur du groupe. C’est parfois pratique, notamment quand je travaille seul, quand je dois prendre des notes, quand j’ai une idée que je ne veux pas oublier ou que je veux travailler à l’extérieur du studio. Il est difficile d’évaluer quel effet a cette formation théorique classique sur ma manière d’envisager la musique, même si je suis sûr de son impact… J’ai commencé à vraiment m’intéresser à la musique contemporaine à l’époque où j’ai quitté Bastro et intégré Tortoise. J’ai fini par graviter autour des mêmes influences que Jim O’Rourke. Nous sommes tous deux assez fans de certains compositeurs dits minimalistes, Steve Reich ou Tony Conrad parmi bien d’autres… Ce que j’apprécie dans la musique de ces gens, c’est, je crois, la complexité qui se cache derrière l’apparente simplicité des schémas.

JH : Nous réfléchissons beaucoup à ce que nous faisons mais, avant tout, nous cherchons à préserver un certain équilibre entre le fait de s’amuser avec les sons et celui d’apporter quelque chose de différent, un souci qui nécessite une certaine distance et une capacité à mettre les choses en perspective, qui ne va certes pas sans un certain background théorique. Susciter des émotions s’accomode mal d’un discours théorique. Nous essayons de faire une musique qui puisse se lire à différents niveaux mais qui puisse aussi s’apprécier sans apprentissage.

Chicago & Co

McE : Vivre à Chicago ne coûte pas cher, la vie quotidienne n’est pas trop difficile. A New York, il faut avoir deux jobs pour pouvoir payer son loyer. A Chicago, il suffit souvent de travailler à temps partiel, ce qui laisse plus de place aux activités comme la musique. Ce facteur économique a finalement pas mal d’importance. Les gens d’ici s’intéressent aux choses nouvelles. Mais peut-être est-ce finalement un peu partout pareil… Je n’ai pas connu l’époque de l’explosion de la house à Chicago, ça m’a intéressé un moment mais il me semble que la plupart des gens actifs à l’époque ne le sont plus tellement aujourd’hui. The Warehouse (ndlr : club house mythique) n’existe plus depuis longtemps. Je vais à quelques soirées de temps en temps pour voir ce qu’on y joue, je tombe parfois sur des choses intéressantes. Pour en revenir au groupe, je crois qu’il y a effectivement chez Tortoise quelque chose de profondément Midwest. Le temps qu’il y fait, le contexte économique… D’autres villes américaines sont aussi faciles à vivre mais ce sont des endroits en général beaucoup moins intéressants d’un point de vue culturel…

JH : En vivant à Chicago, j’ai, par exemple, pu prendre des cours à l’AACM (ndlr : l’Association for the Advancement of Creative Musicians s’est installée à Chicago en 1966 pour produire et promouvoir la musique afro-américaine, essentiellement free-jazz),  pendant un semestre. J’avais 19 ans, c’était pour moi l’occasion de franchir une nouvelle étape. A l’origine, l’école était surtout destinée aux enfants et jeunes adolescents qui avaient accès gratuitement, une à deux fois par semaine, à des cours de musique. La chose la plus importante que j’ai apprise là-bas, c’est la nécessité pour un musicien d’être “aventureux”. Il faut se pousser à essayer de nouvelles voies. On enseignait très peu la technique d’un instrument, un peu de théorie… L’enseignement principal portait sur l’esprit dans lequel on pouvait aborder la musique : un esprit d’aventure qui encourage à multiplier les approches d’un ou de plusieurs instruments.

Jim O’Rourke

McE. : En ce moment, je travaille sur un projet pour Jim O’Rourke. C’est sûrement la chose à laquelle j’ai envie de me consacrer en priorité, avec deux ou trois projets en solo. Avec Jim, nous écrivons des morceaux, on ne sait pas encore quel label va les sortir. Ça s’est trouvé comme ça, lui comme moi avions subitement moins d’obligations : lui parce qu’il avait décidé de mettre un terme à sa participation à Gastr Del Sol, moi parce que je venais de finir l’enregistrement de TNT. On en est au tout début, nous avons déjà enregistré quelques trucs mais rien de vraiment achevé. C’est un travail plutôt agréable, on n’est soumis à aucune pression, on prendra le temps qu’il faudra. Il y aura probablement un gros travail de production à faire mais il est difficile de savoir où nous allons atterrir. Notre méthode de travail se résume à laisser les choses arriver, sans schéma préétabli. Ensuite, on essayera sans doute de prendre un peu de recul pour mettre les différents enregistrements en perspective, voir ce qu’on peut en faire et relever ce qui doit être recommencé. Nous en sommes seulement à produire la matière. Jim est très fort, j’admire énormément sa capacité à abattre une quantité incroyable de travail et sa manière d’explorer en permanence de multiples directions. Cette diversité et la qualité constante du résultat me fascinent.

Blur, Stereolab, Oval & les Spice Girls

McE : On a demandé à certaines personnes dont on était fans, comme Oval, Spring Heel Jack, UNKLE, Luke Vibert, de remixer certains titres de Millions…. Nous avons eu de la chance, elles ont toutes accepté. Les remixes sont tous différents, chacun est une réussite, à mon avis en tout cas. L’idée, c’était de faire des maxis, comme on en fait pour les Djs. Ces disques sont certes difficiles à trouver maintenant mais ils ont le charme des choses fugitives, qu’il faut attraper quand elles passent. Aujourd’hui, ce type de projet m’intéresse moins. En général, j’aime bien faire moi-même des remixes. Dans le cas de Blur, ça ressemblait à un défi… La chanson était intéressante, j’ai passé beaucoup de temps à localiser les parties que je voulais réutiliser pour le remix. Je crois que je n’aurais pas pu faire un remix d’une seule traite, sans toucher à la structure du morceau.

La partie la plus amusante à été de rassembler les éléments intéressants et de reconstruire la chanson. Remixer un morceau permet de voir comment les gens travaillent, les choix qu’ils opèrent. J’ai l’occasion de remonter le fil de leur travail et de le reformuler à ma manière. Je refuse rarement une sollicitation, en fait. Ça m’arrive quelquefois, soit parce que je suis trop occupé, soit parce que le morceau ne m’intéresse vraiment pas. Je n’ai pas envie de faire n’importe quoi mais je pense aussi que tenter des expériences inattendues peut être plus enrichissant que de creuser toujours le même sillon. D’une certaine manière, je trouverais peut-être plus intéressant, à un niveau personnel, de remixer un groupe que je déteste, probablement parce que je ne le comprends pas, qu’un groupe que j’apprécie. Remixer les Spice Girls ou No Doubt ? Pourquoi pas, faire un mix très commercial, ce serait un vrai défi pour moi ! On ne sait jamais, si l’occasion se présente…

Quant au fait de produire des disques, je dois dire que j’ai un peu levé le pied ces derniers temps. Le dernier en date est celui de Snowpony. Mais j’ai vécu, dans l’ensemble, de belles expériences jusqu’à maintenant dans ce domaine. Avec Stereolab, on a vraiment travaillé en étroite collaboration, de l’écriture des morceaux jusqu’aux arrangements. En général, Tim Gane enregistre des maquettes de chansons sur lesquelles ne figurent que quelques éléments basiques comme la mélodie de voix, la ligne de basse, quelques accords de guitare… Le travail se fait surtout en studio : il faut incorporer toutes ces données, affiner les arrangements. Sean O’Hagan nous a été, sur ce point, d’une grande aide. L’avantage avec Stereolab, c’est que le groupe connaît bien mon travail et moi, je connais bien le leur. Ça nous a permis de travailler dans des conditions agréables, on se comprenait sans difficulté. Je crois aussi qu’ils ont apprécié le fait de venir à Chicago, de quitter Londres. C’est une expérience que je n’hésiterai pas à refaire avec eux. Avec Tortoise, le travail en studio ressemble plus à un jeu d’objectifs et de filtres, comme pour un appareil photo. On pourrait croire que c’est passif mais c’est faux, ça fait partie intégrante du processus mais, en même temps, on peut l’utiliser de manière à colorier, voire redéfinir, la matière première. C’est comme ça que je vois le rôle du studio en ce moment.

Silence…

McE : Certaines phrases ont un certain pouvoir évocateur sans pour autant signifier quelque chose de précis. Millions Living Now Will Never Die, par exemple, est une phrase que je trouve intéressante en elle-même. J’ai toujours aimé les titres à la Satie, certains ont un côté complètement absurde. Il y a parfois un sens dans les titres de nos morceaux mais c’est assez rare. Le titre de l’album lui-même n’a pas de signification précise. C’est vrai que nous ne sommes pas à l’aise avec les mots, nous n’aimons pas les interviews, expliquer notre musique. C’est peut-être même la raison principale de notre “mutisme”, en fait. J’aime les choses qui possèdent une certaine ambigüité, qui offrent une multitude d’interprétations. Moins on donne d’informations claires, de points de référence, mieux c’est. Dès qu’on installe un sens particulier, ne serait-ce qu’au niveau d’un titre, on montre une certaine direction, on restreint le champ des possibilités. Idéalement, on ne devrait même pas donner de titre à nos chansons.

On tourne

JH : Le principal objet, la priorité de Tortoise est d’être un groupe, d’enregistrer des disques et de jouer live. Si un metteur en scène avec qui nous nous sentons sur la même longueur d’ondes nous sollicite pour écrire la musique de l’un de ses films, je crois que nous prendrions le temps de réfléchir à la proposition. Pour l’instant, ce n’est jamais arrivé. Doug McCombs a enregistré des morceaux pour la BO de Dutch Harbor. Personnellement, j’ai déjà pensé à participer à ce genre de choses mais c’est loin d’être une obsession…

McE : Personnellement, c’est quelque chose que j’adorerais faire plus souvent… J’ai écrit la musique d’un film qui s’appelle Reach The Rock. Il a été produit par une major mais je ne crois pas qu’il finira par sortir, je pense que le projet a été interrompu avant son terme… J’aime l’idée de collaborer avec plusieurs personnes, être la pièce d’un puzzle. Il y a quelque chose de très satisfaisant quand on parvient, par exemple, à faire monter, grâce à la musique, l’intensité dramatique d’une scène. Il faut une certaine distance pour savoir comment s’y prendre, je crois. C’est un rôle très intéressant que d’être, en même temps, une personne extérieure et celle qui apporte l’élément qui fera que, au bout du compte, la scène fonctionne. Ennio Morricone est pour moi le plus grand. J’ai aussi relevé beaucoup de choses intéressantes dans les BO qu’a enregistrées Simon Fisher Turner. Comme chez Morricone, il y a une grande liberté, une grande inventivité au niveau des sons. Ils n’ont pas peur de mélanger tout un tas d’éléments hétéroclites, parfois bizarres. Morricone a très bien su aller chercher des sonorités très loin pour créer un effet ou une ambiance particulière. Il a une carrière fantastique mais qu’il est difficile de mettre en perspective. Il a un côté insaisissable.

Tortoise, musique pour adultes ?

JH : A un moment, il est devenu moins urgent pour moi d’exprimer violemment, bruyamment certaines choses. Mais, en un certain sens, j’ai toujours eu l’impression que la musique ne pouvait n’être qu’une expression physique, un message qui ne touche que les tripes. La bonne musique a une dimension supplémentaire, elle s’adresse aussi à la tête. Et puis, je me suis toujours intéressé aux batteurs jazz, j’ai écouté beaucoup leurs disques, je me suis entraîné à reproduire certains rythmes, certains breaks. Très tôt, j’ai incorporé ces techniques et ce touché à mon jeu mais ce n’était pas toujours très sensible car j’ai d’abord joué dans des groupes rock. Ce n’est que plus tard que ces influences se sont exprimées plus librement.

McE : Je ne réfléchis pas encore en ces termes. Et puis, qui sait, peut-être que notre prochain disque ne reposera que sur trois accords punk-rock joués le plus vite possible ! (Rires.) Je ne vois pas ce qui devrait nous pousser à agir d’une certaine manière uniquement pour respecter une convention, dans un sens comme dans l’autre. Les gens ont tendance à se faire un avis très vite. Cette opinion se “solidifie” comme si rien ne devait être amené à changer. Aujourd’hui, Tortoise commence à avoir une image qui renvoie à certains repères assez précis. On attend de nous que nous restions fidèles à cette image, à quelques caractéristiques. Or, il se trouve que nous n’avons pas envie de reproduire ce que nous faisions il y a quatre ou cinq ans. Non pas que je n’aime pas ce que nous faisions alors. Seulement, nous avons évolué, changé. Nous avons envie d’explorer de nouveaux horizons. Je ne crois pas que ce soit dans notre caractère de refaire toujours la même chose, de répéter des formats, un style, des sons…

Ce qui nous motive profondément est bien plus important que les images généralement associées à un type de son. C’est notre instinct qui nous gouverne. Et puis, il y a bien sûr un sens au-delà des apparences. La plupart des membres de Tortoise ont d’abord joué dans des groupes de punk/hardcore. J’ai commencé à jouer du rock vers 14, 15 ans. J’ai longtemps joué tout seul. J’habitais à la campagne, la maison était assez isolée. Au bout d’un certain temps, j’ai rencontré des gens qui habitaient dans la petite ville qui se trouvait à proximité. On répétait de temps en temps. Je jouais de la batterie, j’ai longtemps pris des cours, sans privilégier un style en particulier. Avec Tortoise, nous sommes finalement restés assez proches de cette mentalité do it yourself.

Un autre long format ?