Ignoré par la France, Spiritualized vient de commettre l’un des cinq disques essentiels de ces dernières années. Reste à trouver les quatre autres…  Entre fusée Ariane et esthétique Lexomil, Jason Pierce, leader et âme du groupe, nous fait visiter ses capsules spatiales.

ARTICLE Joseph Ghosn
PARUTION magic n°15“J’ai toujours écouté toute sorte de musiques : du jazz au drum’n’bass en passant par la musique classique ou le blues”. Cette déclaration de principe ne choquera que ceux qui, nombreux en France, ne voient en Jason Pierce, alias J. Spaceman, qu’un pâle ersatz de certaines figures quasi-mythiques, genre Lou Reed, Roky Erickson ou Iggy Pop, et sa musique, une resucée indigeste d’un certain rock’n’roll répétitif et mâtiné de blues. A ceux-là, nous recommendons instamment un stage accéléré d’apprentissage de l’écoute et du bon goût. Pour ce faire, ils pourront, par exemple, se pencher sur Ladies And Gentlemen We Are Floating In Space, le nouvel album du groupe de Jason Pierce.

 

Distinction

Déjà donné comme grand favori, par la presse hebdomadaire anglaise, pour le titre d’album de l’année, Ladies And Gentlemen… rassemble plusieurs des ingrédients qui faisaient la saveur des précédentes réalisations de J. Spaceman. Au cours des quinze dernières années, celui-ci a en effet développé un style musical bien particulier, prenant  ancrage dans le proto-gospel-blues stoogien de Spacemen 3, groupe formé en compagnie de Sonic Boom. Avec cette formation, les deux acolytes enregistrent une poignée d’albums, dont les toujours essentiels Perfect Prescription et Playing With Fire, participent de loin au mouvement noisy-rock, se voient affiliés au post-psychédélisme sévissant autour des années 88-89, revendiquent haut et fort leur amour des substances illégales, du bourdonnement récurrent des accords répétés à l’infini et finissent par se séparer. Fâchés. Là où le cheminement de Sonic Boom semble multiple et parfois même aléatoire, passant de Spectrum à EAR sans oublier divers travaux de production, des collaborations avec Stereolab et la fondation d’un label, Space Age Recordings, celui de Jason Pierce est tout à l’encontre : ici, seul semble compter Spiritualized dont le premier album est un succès, faisant oser à certains critiques la comparaison avec les meilleurs moments de Pink Floyd.

“Le grand changement dans ma musique s’est produit avec le passage de Spacemen 3 à Spiritualized”.  Peu avant la dissolution officielle de l’aventure Spacemen 3, Jason fonde Spiritualized, alors que Sonic Boom sort son premier album solo. Reprenant certaines des voies abordées lors de la précédente aventure, Pierce produit une musique souvent perçue comme un revivalisme psychédélique mais que l’on aurait plutôt tendance à considérer comme l’héritier idéal-typique d’un concept musical un tantinet foireux, à savoir celui mêlant impunément Brian Eno, Alice Coltrane, Suicide et leSmile des Beach Boys… Les tentatives de définition de la musique de Spiritualized sont pourtant vaines : Ladies And Gentlemen… transcende allègrement toute la production rock qui lui est contemporaine. Et ce n’est pas un hasard si J. Spaceman, à la question de ses affinités musicales d’aujourd’hui, répond : “J’adore la jungle. Je n’ai jamais rien entendu qui ressemble à cette musique. Elle est tellement forte et intense, un peu comme pouvaient l’être Kraftwerk ou Sam And Dave… Je me sens proche de gens comme Boymerang ou Spring Heel Jack qui, comme nous, tentent de faire une musique différente. Spring Heel Jack ne sonne comme personne. Ce groupe est vraiment unique”.

Résultat de deux années de travail et d’enregistrements, le Spiritualized nouveau a écumé plusieurs studios, entre Londres, Memphis, New York, Los Angeles, Bath… et brassé plusieurs personnalités cultes comme Brian Eno et Jim Dickinson… Ces deux derniers ont failli se retrouver aux commandes de la production mais comme l’explique Jason, “tous ces gens-là abordaient la musique de Spiritualized comme s’ils voulaient en faire leur musique à eux. Finalement, il était beaucoup plus profitable de produire l’album moi-même”. Ce qui ne va pas arranger l’image de perfectionniste maniaque et de “control freak” que se trimballe le Spiritualized en chef… Pourtant, le groupe a évolué depuis ses débuts, surtout en ce qui concerne ses performances scéniques : “En concert, on incorpore de plus en plus de moments d’improvisation collective, un peu à la manière de musiciens de jazz, même si on garde toujours certains des cadres de nos morceaux. Cette manière de travailler a tout de suite plu à des gens comme Dr. John… En fait, ça me change pas mal des débuts du groupe où je dictais leurs parties aux musiciens”.

Cette injection – sans mauvaise plaisanterie – de liberté au sein de Spiritualized se fait pleinement évidente à l’écoute de Cop Shoot Cop, morceau de plus d’un quart d’heure, clôturant l’album et sur lequel on peut entendre le piano de Dr. John, rappelant certains moments des Doors et se mélangeant progressivement avec un déluge sonore faisant songer à des formations de free-rock comme Ascension, la brutalité lo-fi en moins. La comparaison avec certains orchestres de jazz n’est pas fortuite : le Sun Ra Arkestra devrait prochainement accompagner Spiritualized lors d’une série de concerts communs. Mais ce rapprochement n’est pas uniquement musical, il trouve aussi toute sa pertinence dans les imaginaires communs aux deux formations, c’est à dire une mythologie de l’espace. Car le Ladies And Gentlemen We Are Floating In Space  renvoie inéluctablement au mot d’ordre de Sun Ra : “Space Is The Place!

Love in outer space

Beaucoup ont aujourd’hui tendance à estimer ce nouvel album comme la meilleure réalisation du groupe. Ce qui tient sans doute à l’orchestration de Jason et à sa volonté d’intégrer au son de Spiritualized des éléments extérieurs comme le Balanescu Quartet ou le London Community Gospel Choir. “Il y a plus d’une cinquantaine de musiciens sur cet album. Mais évidemment, ils ne jouent pas tous en même temps. Les morceaux sont d’ailleurs enregistrés différemment : certains ont été produits sur un huit-pistes et d’autres sur un quarante-huit pistes ! Ce qui compte, c’est l’effet global dynamisant créé par les enchaînements… Il n’y a aucun concept , aucune histoire derrière l’album. Son unité est avant tout fondée sur une dynamique musicale”.  Qui n’est d’ailleurs en rien affectée par certaines petites modifications de dernière minute. Le morceau éponyme et introductif de l’album incorporait en effet le classique I Can’t Help Falling In Love, chanté selon la version gravée par Elvis Presley. La succession de ce dernier n’ayant pas autorisé la reprise, Jason s’est vu obligé de modifier les paroles et supprimer la chorale finale. Il se dit pourtant plutôt “satisfait par cette version qui est meilleure que la première”.

L’accueil enthousiaste fait à Ladies And Gentlemen… cache d’ailleurs une certaine curiosité quasi-morbide de la part du petit monde de la presse musicale anglaise qui ne cherche à voir en cet album que le récit des déboires de Jason Pierce. Il est vrai qu’à l’écoute de l’album, et ayant en mémoire les précédentes productions du groupe, on est vite confronté à un sentiment de tristesse, voire de malaise devant des morceaux aux caractères autobiographiques nettement plus tranchés que par le passé, mêlant commentaires meurtris et réflexions désabusées sur l’amour, les drogues et quelques autres produits pharmaceutiques tendancieux  – I Think I’m In Love, Home Of The Brave  ou Cop Shoot Cop avec leurs paroles cinglantes – “Hey man there’s a hole in my arm where all the money goes” -, en sont des exemples typiques. Pourtant, le principal responsable nie toute tentative d’autobiographie ou de personnalisation des paroles : “…Si j’écris un morceau ou que je le chante, je ne parle pas de moi. La musique transcende la simple personne, elle a une dimension qui dépasse les cadres de la vie”.

Ce qui explique sans doute son désarroi devant les gens ayant des vues biaisées de Spiritualized : “ Quand le NME est venu me voir, le journaliste m’a dit que son papier était déjà orienté et qu’il n’y changerait rien, quoi que je puisse lui raconter… Je ne me sens pas concerné pas les attaques de la presse… J’aime chacun des trois albums de Spiritualized. Celui-ci n’est pas meilleur que les précedentsAux Etats-Unis, les gens sont  différents, ils se contentent de la musique et se foutent des histoires autour”.

Cette musique qui, enrobée dans une boîte de médicaments – “Je n’aime pas l’idée de devoir faire des boitiers de Cd ordinaires. Déjà pour Pure Phase, on avait conçu une boîte qui était supposée représenter l’importance de la musique s’y trouvant”  –, a la plus grande des vertus, celle de “guérir l’âme”.

Un autre long format ?