Jusqu’alors, David Berman profitait des talents de Steve Malkmus et Bob Nastanovitch en congé de Pavement pour graver espoirs et déceptions sous le nom de Silver Jews. Pour son deuxième album, il a préféré se passer des services de ses deux copains pour évacuer toute tentation de dissipement. Du coup, The Natural Bridge s’avère être un joli carnet de notes.

INTERVIEW Philippe Jugé
PARUTION magic n°11Silver Jews a commencé comme une plaisanterie. C’est facile à dire avec le recul mais c’est pourtant le cas. J’ai rencontré Stephen Malkmus a un concert des Cure il y dix ans environ et depuis, c’est l’un de mes meilleurs amis. En 1990, nous sommes partis poursuivre nos études à New-York et avons pris un appartement ensemble. Un soir un peu plus arrosé que les autres, nous avons appelé un copain et avons improvisé un petit morceau sur son répondeur. C’est devenu assez rapidement l’une de nos blagues favorites… (Sourire.) Nous avions deux types d’approches : pour nos amis, c’était un cadeau, pour les autres, une forme de harcèlement. Comme tu peux l’imaginer, nos premiers pas de musiciens sont aujourd’hui perdus… (Sourire.)

Comment as-tu pris conscience du sérieux de l’aventure ?

Petit à petit, cela n’est pas venu du jour au lendemain. A partir du moment où tu commences à réfléchir sur les chansons, à partir du moment où tu rentres dans un processus d’écriture, cela dépasse l’anecdotique. J’ai pris la musique au sérieux sitôt que j’ai commencé à me surprendre. Comme beaucoup d’adolescents, j’avais du mal à exprimer mes émotions. Par manque de confiance, par pudeur aussi. J’ai vite compris que la musique pouvait être un bon vecteur. Et je crois que c’est toute la magie d’un groupe : découvrir qu’ensemble, on peut véhiculer toutes sortes de sentiments. Ensuite, la sortie en 1992 de Dime Map Of The Reef, notre premier 45 tours, a marqué une étape importante. Je tenais enfin une preuve tangible de la réalité de l’aventure. Cela dépassait le cercle de nos amis. J’ai ressenti une sorte de fierté mais aussi le poids soudain des responsabilités : d’un seul coup, l’exigence de la qualité s’imposait.

Que s’est-il passé entre Starlite Walker et The Natural Bridge ?

Je ne sais pas exactement. L’enregistrement de ce nouvel album a été beaucoup plus difficile. Rien dans ma vie ne me préparait à écrire des morceaux aussi tristes. Je vis avec la même fille depuis sept ans, je n’ai vécu ces derniers temps aucune expérience traumatisante… Et le pire, ce n’est qu’en entrant en studio que j’ai compris que ce nouvel album ne ressemblerait pas à Starlite Walker. Soudainement, il m’a semblé impossible d’enregistrer ces nouvelles chansons avec Steve et Bob, nous n’appartenions plus au même monde… Je les ai plantés là, en une minute. Je ne sais pas pourquoi mais j’ai senti que notre collaboration ne pouvait pas fonctionner. Une fois chez moi, ma réaction m’a beaucoup surpris, puis complètement anéanti. Dans un premier temps, j’ai pensé arrêter définitivement la musique. Et puis, progressivement, j’ai compris que si je n’enregistrais pas ces chansons, j’étais un homme fini. Il fallait que cela sorte, mi-confession, mi-exorcisme. Qu’au final ce disque soit le pire de la terre m’importait peu, je devais le sortir.

Comment Steve a-t-il pris ce retournement de situation ?

Avec Steve, ma relation est fraternelle. C’est beaucoup plus que de l’amitié, une sorte de communion d’esprit. Il a compris très rapidement que cette connivence allait poser problème pour enregistrer mes nouvelles chansons. J’avais juste besoin de musiciens qui prennent cet enregistrement comme un boulot, rien de plus.

Pourquoi ne pas avoir enregistré en solo ?

Je ne sais pas… J’aime l’idée d’un groupe, c’est plus sécurisant, moins égocentrique. Pour The Natural Bridge, j’ai enregistré toutes les démos seul avec une guitare mais, à aucun moment, l’idée d’enregistrer un disque ainsi ne m’a effleuré l’esprit. Rian, le batteur, pense que les démos sont bien meilleures que le disque. Je crois qu’il se trompe. Parce que les textes sont denses, il ne fallait surtout pas trop les mettre en avant. Pour moi, les notes sont des mots qui appartiennent à un autre vocabulaire. Elles forment un langage complémentaire et nécessaire. Les chansons avaient besoin d’un apport musical extérieur.D’où cette volonté de vouloir travailler avec un producteur ?

Oui, tout à fait. Le studio n’est pas un endroit qui m’est familier et je ne suis pas un technicien. Je voulais quelqu’un qui m’apporte de nouvelles idées. Il faut savoir se remettre en question à tout moment, ne pas sombrer dans l’auto-complaisance. Une idée en appelle toujours une autre. Donc, plus tu en as au départ, plus tu as le choix à l’arrivée.

Que s’est-il exactement passé avec Frank Black ?

Oh, je ne sais pas si c’est une histoire très intéressante… Je voulais qu’il produise le nouvel album. Je suis allé le voir à la fin d’un concert et j’ai essayé de lui donner un disque. Notre entrevue a dégénéré… Nous nous sommes battus… C’est un trou du cul. Il est aigri et amer, il se méfie de tout. Je crois qu’il a très mal pris le succès de Kim Deal. Il a le sentiment qu’elle lui a volé quelque chose. Je ne sais pas ce qui m’a poussé vers lui… J’étais fan des Pixies et de quelques morceaux en solo mais il n’a jamais été l’une de mes idoles. L’idée m’est venue comme cela, le jour où j’ai vu qu’il jouait dans ma ville.

Aujourd’hui, vas-tu enfin te décider à faire de Silver Jews un vrai groupe ?

En fait, dans mon esprit Silver Jews a toujours été un vrai groupe et disons que pour The Natural Bridge nous avons fonctionné comme tel. Il s’est formé dès le départ une osmose entre nous. Tout était plus réfléchi, plus calculé. Nous avons passé beaucoup de temps tous les quatre à peaufiner les morceaux. Ceci dit, pour Starlite Walker, Silver Jews était déjà un groupe mais pas au niveau de l’écriture. Ensuite, nous avons enregistré de façon jubilatoire. Cet album est une forme de célébration de l’instant présent, la joie de se retrouver, avec Bob et Steve, tous les trois sans arrière-pensée.

Ce changement d’approche pour The Natural Bridge a-t-il affecté ton écriture ?

Oui, bien sûr. Ce disque est plus introspectif, plus personnel. C’est un album grave, presque triste. Et plus mature certainement dans son écriture, son interprétation. Au niveau des textes, cela s’en ressent. Je crois que derrière chaque phrase, chaque mot se cache une expérience personnelle : un fait dont j’ai été le témoin ou une phrase entendue dans la rue. Sans être véritablement autobiographique, ces textes ont un rapport direct avec mon vécu. Même si certaines choses peuvent être obscures, même si j’ai cherché à enjoliver la réalité, j’ai mis beaucoup de moi-même dans ce disque.

Es-tu quelqu’un avec qui il est difficile de travailler ?

Oui, je suppose… J’ai tendance à prendre les choses trop au sérieux. J’aime donner un sens à mes actions. J’aime aller à l’essentiel, refuser toute approche stylistique ou trop superficielle. Tu vois, par exemple, j’ai enregistré quelques morceaux avec Scud Mountain Boys, un groupe Sub Pop, mais je ne vois pas l’intérêt de les sortir. Cela m’est arrivé avec Pavement également ou, plus récemment, cet été pour être précis, avec Bill Callahan de Smog. Mais je préfère me concentrer sur Silver Jews, même si ma réputation doit en souffrir.Où avez-vous enregistré ?

Dans le Connecticut, à Hartford, une horrible ville industrielle du nord-est des Etats-Unis. Curieusement, il s’y trouve un studio fantastique qu’un type a aménagé dans une usine désaffectée, celle-là même où l’on a fabriqué pendant longtemps le célèbre Colt 45. Nous y avons vécu en reclus pendant huit jours. Trois pour l’enregistrement, trois pour les arrangements et deux pour le mixage. Il ne fallait pas que je reste dans cette ville trop longtemps, j’y ai de trop mauvais souvenirs. C’est la première fois que je passe autant de temps en studio. Starlite Walker avait pris six jours. Avec Bob et Steve, nous nous étions vraiment amusés. On avait loué cette maison dans le Mississipi, on pêchait, on se baignait et on avait enregistré l’album dans une sorte d’insouciance un peu béate… Pour celui-là, j’avais une idée très précise de ce que je voulais.

Tu as la réputation de ne pas donner de concerts…

C’est exact, je n’aime pas ça. Je n’ai pas trouvé la formule idéale. Me pointer sur scène avec ma guitare ne m’intéresse pas. Cela tourne vite à la routine, au superficiel. Donner un concert, c’est endosser la peau d’un personnage, devenir le centre d’attraction. Je ne suis pas fait pour devenir une vedette. J’ai trop peur de me caricaturer ou de caricaturer quelqu’un qui jouerait mes chansons. Les seules apparitions publiques que je m’accorde, ce sont des lectures. Je me retranche derrière les mots… J’écris beaucoup et lire, j’adore ça. D’ailleurs, je projette de publier un recueil de textes dans le courant de l’année prochaine.

Pourquoi ce titre ?

L’idée de pont me plaît. Ce disque, c’est un lien entre la période Starlite Walker et aujourd’hui, un lien entre le public et moi, entre ma vie privée et ma vie publique, entre la vie et la mort. Et puis un copain m’a fait remarquer que les quatre premières chansons mentionnent la pluie, les quatre suivantes font référence au soleil et la dernière se passe en octobre. D’où ce titre, The Natural Bridge, en référence aux quatre saisons. Presque un hasard.

Te sens-tu proche de groupes comme Smog ou Palace ?

Oui, bien sûr. Parce que nous sommes sur le même label, Drag City, mais aussi parce que nous avons des points communs dans l’écriture, les références. Et puis nous formons une petite famille à l’écart du rock mainstream américain. Entre ces deux mondes se trouvent ceux que nous aimons par-dessus tout : Neil Young, Leonard Cohen et… Pavement.

On note un regain d’intérêt pour la country auprès d’un public jeune…

Oui, c’est certainement plus vrai aujourd’hui qu’il y a quelques années. Dans l’esprit du public, ma musique est champêtre pour les références country, par opposition au rap ou au rock plus urbain, mais je n’ai pas grandi dans une ferme au milieu des champs… Pour The Bridge Nature, j’ai essayé de revenir aux racines de la musique américaine, le rock un peu roots, la country. C’est si facile de se retrancher derrière des artifices mais j’ai décidé d’arrêter de me cacher, de lutter contre ma vraie nature.

Les Etats-Unis semblent particulièrement t’inspirer…

Je suis très attaché à mon pays, à ma région, la Virginie. Regarde, j’aime me balader avec ce briquet à l’effigie de Georges Washington. La Virginie a fourni huit présidents aux USA et une pléthore d’hommes influents, politiques ou militaires. C’est une région fertile en idées, riche et puissante. Je suis très fier d’en être originaire. Ma musique s’en ressent, elle est foncièrement américaine. Je suis complètement amoureux de l’Amérique. Pour moi, c’est un miracle qu’un tel pays existe. Je suis américain, c’est ma patrie mais jamais je n’en percevrais tous les secrets. Il me faudrait au moins quatre vies ! Tu peux donc y vivre en étranger. Voilà un sentiment étrange et fascinant qui me plaît.

Un autre long format ?