A la fin de l’été 94, surgi de nulle part, sort une petite merveille baptisée Dummy. Mariage de la soul la plus noire, du jazz le plus mélancolique, des BO les plus romantiques. Derrière ce chef-d’œuvre, deux personnes : le très doué Geoff Barrow et la mystérieuse Beth Gibbons. Couronné d’un incroyable succès, le disque va non seulement contribuer à l’éclosion d’un nouveau style musical mais va aussi ouvrir la brèche à d’autres labels – Mo’Wax hier, Cup Of Tea aujourd’hui –, d’autres groupes –Dj Shadow hier, Monk & Canatella aujourd’hui. Aujourd’hui, après trois années d’absence discographique, Portishead revient. Si certains avaient espéré secrètement leur ravir leur trône, leurs espoirs vont bientôt disparaître en fumée. Avec Portishead, le nouvel album, Portishead, le groupe, vient d’apporter la plus cinglante des réponses : personne ne peut espérer rivaliser face à un tel talent.

INTERVIEW Christophe Basterra
PARUTION magic n°16Bristol, juillet 1997. La voiture s’arrête devant l’une de ces bâtisses typiquement britanniques. A première vue, nous nous trouvons dans l’un des quartiers résidentiels de la ville. De l’autre côté de la rue, un parc immense et paisible. Nous sommes juste devant la maison de Geoff Barrow. C’est lui qui vient ouvrir : ses cheveux coupés plus courts le rajeunissent. Pantalon de velours, t-shirt blanc et pieds nus, il prend place dans un salon où un divan, un fauteuil et une table basse font office de mobilier. Dans un coin, plusieurs vidéos. La télé est allumée sur MTV mais le son est coupé. Ailleurs, on remarque quelques figurines : ce sont des personnages de la Guerre Des Etoiles. On a alors peine à croire que l’on se trouve dans la demeure de l’un des personnages qui aura, peu ou prou, presque révolutionné, si ce n’est l’approche, tout du moins la perception de la musique des années 90, d’un homme consacré par un succès aussi conséquent que surprenant. Ou, tout du moins, inattendu… “Je crois que l’on a vendu plus d’un million et demi d’exemplaires de Dummy. C’est un chiffre qui continue de m’impressionner aujourd’hui… (Sourire.) On ne s’attendait pas à ça, pas du tout… On s’imaginait, dans nos rêves les plus fous, en vendre peut être 50 000. Sincèrement, je n’ai toujours pas compris pourquoi ce disque a aussi bien fonctionné”, raconte-t-il sans forfanterie, ni fausse modestie…

 

Innocence

Nous avions déjà rencontré Geoff Barrow il y a de cela trois ans, juste après la sortie de Dummy. Ce jeune homme ne comprenait pas alors que l’on puisse s’intéresser à sa musique. L’analyser semblait lui faire peur. Tout comme raconter le parcours qui l’avait mené jusqu’ici. C’est en 92 que Geoff a connu, par le plus grand des hasards, la secrète Beth Gibbons. En se rendant dans une agence ANPE locale… La jeune femme est alors à la recherche d’un emploi. Intriguée par la conversation de ce voisin, qui tourne autour de la musique, elle se présente à lui comme chanteuse et réclame une cassette de ses compositions. Deux ou trois mois plus tard, Beth le rappelle pour lui faire écouter le résultat. Geoff Barrow manque de tomber à la renverse. Pourtant, l’homme n’était pas un novice. A l’âge de huit ans, il avait commencé à jouer de la batterie, un instrument qu’il pratiquera pendant près de sept années. Mais, au début des années 80, l’adolescent se laisse happer par la première vague hip hop et breakdance qui déferle sur l’Europe. Il remise son instrument au placard et décide de devenir Dj, une activité qu’il pratique, essentiellement, dans sa chambre à coucher… Après un bref passage à l’université, il rencontre un type qui veut construire un studio. Geoff l’aide alors dans son entreprise et se retrouve garçon à tout faire au Coach House de Bristol. Là, il rencontre Massive Attack, en train d’enregistrer Blue Lines.

Il se lie d’amitié et fait même écouter quelques-unes de ses maquettes. Le trio l’encourage à persévérer et son manager, un certain Cameron McVey, époux de Neneh Cherry, est suffisamment impressionné pour qu’il demande à cet apprenti-compositeur de participer au deuxième album solo de la dame, Homebrew, en 1992, sur le morceau Somedays. L’idée de Portishead se fait plus précise, plus pressante. Il collabore avec un ami, fait passer près de cinquante auditions afin de trouver la voix parfaite qui pourrait accompagner ses idées. Beth Gibbons est arrivée sur ces entrefaites… La suite de l’histoire est plus familière. L’enregistrement et la réalisation de Dummy, l’incroyable succès… “Je ne sais même pas ce que je pense de Dummy aujourd’hui… Depuis sa sortie, j’ai dû l’écouter dans son intégralité une seule fois. Et les petits détails qui m’ennuyaient dès le départ continuent à m’ennuyer… (Sourire.) Je crois qu’il y a une part certaine de naïveté, en ce qui concerne mon travail en tout cas. Mais ce n’est pas un défaut, je crois au contraire que cela peut être un formidable atout. Mais cette ‘innocence’ n’existe plus pour les enregistrements suivants… Alors, il faut lui trouver une espèce de substitut… Nous avons été les premiers surpris par les réactions de la presse sur Dummy. Tous les articles étaient dithyrambiques. Il faut alors vraiment faire attention à ne pas se laisser aller : tu peux être si facilement amener à y croire trop fort”.C’est en partie pour cela que ce nouvel album ne voit le jour qu’aujourd’hui ? Il y a trois ans, tu avais déclaré que le prochain disque sortirait en 1995…

Mais, on était tous prêts à se rendre en studio pour y enregistrer très vite le successeur de Dummy. Mais… J’ai vécu douze mois d’enfer… J’étais obnubilé par le désir de vouloir faire plaisir aux gens : ‘Ils ont aimé Dummy, il faut que je continue dans cette voie-là, c’est qu’ils attendent de Portishead…’ C’était presque devenu une obsession. J’étais paralysé. On a fait de nombreuses sessions mais rien n’en sortait… J’en étais le seul coupable, j’étais beaucoup trop critique. Cette fois, on travaillait plus comme un véritable groupe, Adrian participait dès le départ, alors que Dummy était essentiellement l’œuvre de Beth et moi-même. Il m’arrivait de leur demander de me laisser seul en studio toute une semaine… Quand ils revenaient, je n’avais rien, strictement rien à leur faire écouter.

Tu as pensé un instant qu’il n’y aurait pas de deuxième album de Portishead ?

J’ai paniqué bien sûr mai j’ai toujours pensé que le dénouement serait heureux . (Sourire.) En fait, pour un premier album, les motivations sont là d’elles-mêmes : c’est ton avenir que tu mets en jeu… On t’a donné une chance incroyable, tu veux la saisir à tout prix. Quand tu te retrouves face au deuxième, cette ‘rage’ s’est estompée… J’ai été élevé dans un milieu modeste, où il n’y avait pas beaucoup d’argent… Alors, quand tu commences à recevoir des chèques comme ceux que j’ai reçus, forcément, tu hallucines. Tu te sens, comment dire, plus en sécurité. Et tu ne peux plus revenir à la situation antérieure… A cet instant, il faut  vraiment que tu saches pourquoi tu as décidé, un jour, de faire de la musique. L’un dans l’autre, je crois que l’on a eu de la chance : ça aurait pu prendre dix ans. Parce que je n’aurais jamais accepté de sortir un deuxième disque de Portishead dont je n’aurais pas été entièrement satisfait.

Quel a été le déclic ?

Le morceau Half Day Closing… Là, je me suis… amusé. Nous étions en studio avec Adrian et on a joué, sans fil conducteur : j’étais à la batterie. Sans utiliser aucun sample, on a fait une petite démo de ce morceau. Avant ça, j’avais établi des règles très strictes dans le cadre de Portishead : il y a certaines choses que je ne voulais pas qu’on fasse. Mais, quand on a commencé ce morceau, j’ai ressenti une sorte d’extraordinaire soulagement : “Eh, je me fous de savoir comment ça va sonner, je vais taper sur ma batterie, faire du bruit et si ça ne sonne pas comme Portishead, ce sera quand même Portishead !” (Rires.) En fait, j’en avais marre d’essayer de trouver le meilleur beat, le meilleur sample, je commençais à haïr ce procédé. Pourtant, ce sont les autres qui m’ont convaincu de mettre Half Day Closing sur l’album, moi j’avais encore un peu peur… Et puis, j’ai réfléchi, j’ai accepté l’idée qu’un disque n’était avant tout qu’un morceau de vinyle, qu’il y aura toujours un public pour l’apprécier tel qu’il est… J’ai arrêté de trop penser aux autres pour ne penser qu’à nous, à l’évolution du groupe. On voulait à tout prix éviter de revenir avec un Dummy n°2 tout en sachant, en même temps, qu’il aurait été ridicule de changer radicalement…

Quels sont les principaux changements dans votre approche de ce nouveau disque ?

Cette fois, nous n’avons utilisé aucun sample d’autres artistes, on a surtout samplé ce que l’on a joué nous-mêmes en studio… C’est ça qui donne ce côté un peu plus sauvage, un peu moins clinique. Même si ce n’est toujours pas du rock ‘n’ roll…

Il n’y a aucun sample ?

En fait, il y en a deux : un extrait de la BO de l’Inspecteur Clouzot,  et un autre d’un groupe hip hop américain, The Pharcyde. Le reste, c’est nous qui l’avons composé : les beats, les violons, tout. C’est vraiment fantastique : lorsque tu prends le temps de créer, tu sais que tu vas avoir un son personnel. Quand tu samples les autres, même si tu retravailles après coup, tu as toujours une sorte de petit arrière-goût car tu sais que ton point de départ est une création qui existe déjà, qui a déjà vécu. Ce que j’aime beaucoup dans Portishead, c’est la constance dans le son général du disque, même s’il y a des morceaux aux atmosphères différentes. Mais la question du sampling est vraiment un problème essentiel à mes yeux : c’était un challenge important pour nous de procéder de cette façon. En même temps, il y a des artistes qui utilisent des samples d’autres disques de manière incroyablement créative et pour un résultat superbe… Le problème, et ça arrive de plus en plus souvent, c’est que tu vas peut-être utiliser le même sample que deux ou trois autres groupes : où se trouve alors ta personnalité, ton originalité ?

Ce changement dans ta façon de travailler, c’est aussi pour montrer que tu es autant compositeur que producteur ?

Non, non, pas du tout !! De toute façon, je me considère avant tout  comme un musicien. En fait, je me moque de ces termes… D’un autre côté, je sais pertinemment que je ne suis pas un compositeur à proprement dit, c’est une évidence. Mais ça ne m’ennuie pas, les gens peuvent voir en moi ce qu’ils veulent… Il est vrai, qu’à la base, je suis plus un “créateur” de  sons, je crois. Dans un groupe, il serait logique qu’il y ait un compositeur… Mais, je ne peux pas dire que nous écrivons des chansons, dans le sens traditionnel du terme… Maintenant, de là à savoir ce que c’est exactement… (Rires.)

Dernière heure

Le nouvel album de Portishead s’intitule… Portishead. Selon Geoff, c’est plus une décision de dernière heure qu’autre chose, il n’y pas à voir là un manifeste quelconque même si “lorsque tu oses intituler un disque d’après le nom du groupe, il faut vraiment qu’il soit excellent… (Sourire.)”. A la première écoute, un peu distraite, Portishead ressemble au petit frère de Dummy. Puis, on se laisse prendre par le disque… On découvre alors un nouvel univers, plus organique, plus saisissant. Plus violent également, de cette violence intérieure qui s’avère être tellement plus menaçante que celle qui aime à s’exposer gratuitement avant de s’écraser mollement à la première contrariété… On sent alors que Portishead est le travail d’un véritable groupe, l’association des idées de trois personnes, issues d’univers différents mais toutes tendues vers un seul et même but.

“Pendant l’enregistrement, on s’est mieux compris. S’il y avait des problèmes, on n’hésitait plus à en parler entre nous. C’est beaucoup plus facile, ainsi. (Sourire.) Pour Dummy, il était évident que Beth n’était pas toujours très à l’aise en studio mais c’était surtout dû à notre façon d’enregistrer. On ne travaillait pas de façon amicale mais plutôt de façon professionnelle. J’étais obnubilé par une certaine qualité musicale que je m’étais promis d’atteindre… J’avais pour ainsi dire complètement ignoré le sujet des textes de Beth, qui étaient, pour elle, des thèmes très difficiles à aborder, à chanter. Je n’avais pas voulu comprendre que ça pouvait lui être très pénible. Si une prise voix ne me plaisait pas, j’étais là : “Allez, on la refait encore !”

Pourquoi avoir choisi de sortir Cow Boys en édition très limitée pour votre retour ?

Il ne s’agissait pas de faire une de ces opérations cool ou un objet réservé aux Djs… Pour moi, la sortie de ce disque était presque un… calvaire. Je sais que c’est différent parce que nous sommes connus, mais nous avons voulu procéder de la même manière qu’il y a trois ans… Revenir ainsi me semblait une bonne chose et me mettait à l’aise, surtout… Je n’avais pas du tout envie d’employer les gros moyens : “Eh ! Regardez, nous sommes de retour, nous sommes Portishead”. C’était une façon de garder les pieds sur terre. C’est vrai, ça traduisait aussi une certaine insécurité de ma part…

Sur ce morceau, comme sur le disque en général, vous avez beaucoup travaillé sur le son de la voix de Beth…

En fait, on a enlevé presque toutes les basses et après, on l’a complètement distordue. On voulait essayer de retrouver dans son chant la même ambiance que nous avions créé avec la musique, donner cette impression que c’était plus un autre instrument qu’une véritable voix. C’est vraiment extraordinaire de travailler avec Beth : elle comprend parfaitement pourquoi on la traite ainsi, elle nous laisse une entière liberté. Je sais que d’autres refuseraient catégoriquement un tel traitement…

Quel est le chanteur que l’on peut entendre sur le duo BBB ?

C’est un copain à nous qui s’appelle Shawn : il joue dans un groupe de rock de Bristol, Horses Of Babylon… C’est un peu metal, vraiment très violent. Shawn est un excellent chanteur. Cette fois, on a tout fait pour que les gens croient que cette voix soit un sample d’un autre disque… (Rires.) Il avait déjà chanté avec nous avant, sur une version complètement déjantée de I Put A Spell On You, mais on n’a pas encore osé l’utiliser.

 

Gainsbourg

Sur Portishead, le public va retrouver les mêmes obsessions musicales que Geoff avait laissé apparaître sur Dummy : les ambiances cinématographiques, le hip hop, le jazz, tout cela marié avec une pertinence et une intelligence rares. On remarquera également un hommage au très prisé Serge Gainsbourg… “Ah bon ?! Sincèrement, c’est complètement inconscient. Mais, oui, je vois ce que tu veux dire. En fait, je connaissais quelques-unes de ses chansons, mais je l’ai vraiment découvert il y a trois ans. Quand nous avons joué aux Transmusicales, un Dj français m’a offert un de ses albums : ce fut un véritable choc. Musicalement, c’était… époustouflant, il y a une modernité incroyable. Lorsqu’on a joué à Paris, sa fille est venue nous voir. Elle aime bien Portishead… Ce soir-là, elle m’avait offert le coffret. C’est marrant que tu mentionnes ça parce que, il y a quelques jours, on a enregistré un instrumental avec Adrian, qui se voulait être un hommage à Gainsbourg. Mais le résultat est vraiment trop mauvais… (Rires.)” .

Selon les propres aveux de Geoff, Portishead aime la France. Et la France le lui rend bien. “La façon dont le groupe a été perçu m’a tout de suite semblé pertinente. En Angleterre, à notre sujet, les gens disaient tout et son contraire : ‘Oh c’est une musique sombre et torturée’, ‘oh, c’est musique si délicate et agréable’. (Sourire.) J’ai l’impression qu’il existe un intérêt véritable pour la musique, même s’il y a aujourd’hui ce petit côté ‘mode’ avec toute votre scène groove. Moi, j’ai toujours été jaloux du succès de la scène hip hop et rap française… (Sourire.) J’aime beaucoup Mc Solaar, son idée de réutiliser Gainsbourg sur Nouveau Western était vraiment intéressante. J’aime cette approche pop-rap. En Angleterre, la scène hip hop est complètement ignorée. Ce que je trouve très triste. Moi, je ne me suis jamais retrouvé dans cette situation où tes options, tes choix dans la vie sont limités à cause de la couleur de ta peau. Je ne veux pas devenir une sorte de porte parole car je ne suis que le petit blanc de Portishead, issu de la classe moyenne, mais j’ai vu, dans le passé, des choses vraiment détestables. Il y a une question que je me pose souvent : ‘Pourquoi une major a cru en moi… Parce que ma couleur de peau était le passeport assuré à un public plus large que pour un groupe noir ?’ C’est vraiment une impression bizarre. En Angleterre, le rap est présent depuis longtemps… Mais l’industrie est incapable de le développer alors elle préfère l’ignorer. A Bristol, il y a ce groupe incroyable, les 3PM, du pur hip hop : leurs démos sont dingues, avec des beats superbes… Alors forcément, quand tu entends certains trucs qui sortent, avec deux loops et quelques bruitages, tu as le droit de te demander ce qui se passe… Il y a eu quelques bons groupes signés mais comme leur premier single ne marchait pas, ils ont été forcés d’édulcorer leur approche. Les Britanniques achètent du rap américain parce qu’il est pratiquement impossible d’acheter du rap britannique. Il y a quelques labels underground mais ils survivent plus qu’autre chose. Maintenant, c’est vrai, avec le fameux… trip hop, il commence à y avoir quelques Djs à la mode, on commence à utiliser des rappers anglais”.Heu, justement, dans l’esprit du public, Portishead est en quelque sorte l’inventeur du trip hop ou de ce style de musique, quel qu’en soit son nom. C’est une situation facile à vivre ?

Des artistes qui utilisent des samplers et une voix, ça n’avait rien de nouveau. C’était juste une alternative à l’idée traditionnelle de groupes. Ça s’arrête là… D’autant plus qu’il y a eu plein de gens avant nous : la Wild Bunch et Massive Attack, Nellee Hooper, Syndicate, Smith & Mighty dont les maxis Anyone et Walk On By ont eu une influence énorme sur moi… En fait, mon idée était très simple dans Portishead : je voulais juste réunir tout ce qui m’intéressait, la soul, les BO, le hip hop et essayer de faire quelque chose d’un peu personnel, qui ne soit pas une simple photocopie. Que l’on y soit arrivé ou que l’on ait eu du succès ne fait pas de nous des génies ou des inventeurs de quoi que ce soit… Trip hop est un terme que je n’ai jamais bien compris. Que personne n’a jamais bien compris d’ailleurs. A l’extrême limite, ce serait plus de la musique instrumentale, comme peut en faire Dj Shadow. Avec Portishead, nous avons juste essayé de faire la musique qui nous plaisait… Maintenant, il est clair que l’on a enregistré certains trucs et crois-moi, ce jour-là, on aurait mieux fait de rester au lit. “Oh tiens, j’ai un bon petit rythme… Voyons, je vais sampler ça, je vais rajouter ça… Oui, voilà c’est parfait !” (Rires.) Certains ont dit que c’était de l’avant-garde ou je ne sais trop quoi… Tu parles, aujourd’hui, c’est la musique que tu entends dans les pubs ! (Rires.)

En dehors du trip hop, il y a eu aussi toute cette folie du Bristol Sound…

Nous, nous étions en studio : on ne pouvait pas se permettre de sortir beaucoup. Alors, je ne sais pas ce qu’est le Bristol Sound. (Sourire.) Je suis content de vivre à Bristol, c’est une ville tranquille et j’aime ça. Je ne pourrais pas habiter à Londres, je ne peux pas supporter un environnement aussi agité. C’est ici que j’ai mes amis… De toute façon, tous les types qui sont venus ici dans l’espoir que l’air de la ville allait leur donner la possibilité de se lancer dans la musique ont dû vite déchanter. (Rires.) Mais bon, c’est vrai, il y a une scène intéressante même si, entre groupes, on ne se rencontre pas si souvent : je dois voir les gens de Massive Attack une fois tous les six mois… A une époque, c’était un peu affolant : tous ces journalistes ont débarqué pour faire des articles, tourner des reportages, écrire des livres et repartir aussi vite. Mais il n’y avait rien à analyser : il y a juste des musiciens vraiment doués et surtout des gens très cools, qui ont su garder les pieds sur terre. Enfin presque tous… (Sourire.) Il existe plein de scènes musicales : tu as des clubs de blues, de jazz, de rap, de reggae, d’indie… Tu as Massive Attack, Monk & Canatella, le label Cup Of Tea mais aussi Strangelove ou Vera Cruz. Je crois que les gens ont un esprit ouvert. Notre chance, c’est d’être loin de toute l’industrie… Pour te faire signer, tu vas à Londres, puis tu reviens et les choses reprennent leur cours normal.

 

Ubu

Aujourd’hui, Portishead est sur le point de sortir. On aimerait bien savoir comment Geoff Barrow vit ces moments. Il y a deux mois, il avouait : “Je suis content d’avoir réussi à faire ce disque, ce qui n’est déjà pas si mal. Mais je suis plutôt nerveux… Je sais qu’on nous attend au tournant etc… Il serait stupide de dire que tu restes impassible à tout ça”. A l’époque, son esprit était également tourné vers le concert unique que le groupe devait donner une dizaine de jours plus tard à New York. Contrairement à nombre de leurs contemporains, évoluant dans un style plus ou moins similaire – on pourrait évoquer ici les désastreuses apparitions scéniques de Monk & Canatella –, Portishead a toujours tenu à jouer le plus “live” possible, réduisant au maximum l’intervention de samples et autres éléments pré-enregistrés. En novembre 94, aux Transmusicales de Rennes, pour la deuxième prestation de son histoire, ils avaient subjugué les 400 spectateurs entassés dans la minuscule salle de l’Ubu.

“On va sans doute enregistrer le concert de New York et en faire une vidéo. Nous avons répété pendant trois semaines. On utilisera un sampler mais son rôle sera vraiment minime… Moi, je serai derrière les platines mais j’ai aussi décidé de rejouer de la batterie sur certains morceaux. Il y aura un organiste, un bassiste, un autre batteur, Beth et Adrian. Et puis, tout un orchestre… Mais on ne considère pas cette prestation comme un véritable show : on veut que le decorum soit réduit à sa plus simple expression, on n’utilisera même pas de lumières et si c’est possible, nous ne serons pas sur une scène. On cherche juste une certaine intensité, qui est essentielle à notre musique… Ce sera la seule fois où le public pourra se rendre compte live de l’approche sonore du nouvel album”.

Ce disque est attendu. C’est peut-être l’un de ceux le plus attendu de l’année. Mais l’un de ses principaux géniteurs refusede se prononcer : “Si je disais de ce disque qu’il va être l’album de l’année, premièrement, je serais un crétin et deuxièmement il vaudrait mieux arrêter immédiatement : quelles raisons aurais-je de continuer ? En fait, pour le moment, je  suis plus stressé par ce concert new yorkais. Je sais qu’il nous faudra être excellent. Il est en quelque sorte destiné à assurer la promotion de ce disque… Nous ne sommes pas très doués pour ça… (Sourire.) C’est pourquoi on essaie de se répartir les tâches. Je n’ai pas peur de rencontrer des journalistes, ni de leur parler mais je ne supporte pas de me faire maquiller pendant des heures pour une session photo. Beth, elle, est effrayée à l’idée de devoir parler d’elle. Nous sommes juste là pour faire de la musique. De toute façon, la seule chose qui dure sont les disques. Heureusement pour nous : car nous sommes incapables de mener à bien les à-côtés”. Peu importe… Geoff Barrow peut avoir l’esprit tranquille : Portishead se suffit amplement à lui-même.

Un autre long format ?