Nicolas Chaix, alias I:Cube, vingt-six ans, est aussi grand, blond, droitier et mutique que Gilbert Cohen, alias Gilb’R, trente ans, est petit, brun, gaucher et bavard. À eux deux, ils forment pourtant sous la bannière Château Flight le duo électronique le plus complémentaire du moment. Avec leur premier album champêtre réservé à une écoute domestique, ces deux-là ont rassemblé les pièces d’un Puzzle qui combine à la fois ambient electronica et breakbeat jazz. Vous avez dit Bizarre ?

INTERVIEW Franck Vergeade
PARUTION magic n°46Comment avez-vous fait pour rassembler les pièces du Puzzle ?

Nicolas : Assez simplement.

Gilbert : On a enregistré une quinzaine de morceaux pour n’en garder finalement que onze. Parce qu’on a notamment essayé de faire des vocaux avec différentes personnes, dont un avec Cleveland Watkins, un chanteur anglais de jazz jamaïcain qui participe aux soirées Metalheadz, et un autre avec U-Roy… Mais ça détonnait trop par rapport à la tonalité générale de l’album. Il faut dire que c’était la première fois qu’on faisait des vocaux, et l’on a eu une mauvaise approche. Comme l’enregistrement de Puzzle s’est déroulé sur plus d’un an, il a bien fallu s’arrêter pour garder une certaine unité. Parce que, musicalement, on commençait à partir dans trop de directions.

Quelle était l’idée de départ, en dehors de celle d’aller enregistrer un album à la campagne ?

C’était justement ça l’idée !

N. : Par rapport à un morceau comme Discobole, on a pris une direction différente, qui n’était pas mûrement réfléchie mais qui s’est faite très naturellement au fur et à mesure des compositions.

G. : D’ailleurs, le tout premier truc qu’on a fait ensemble, c’était le remix pas du tout dancefloor de Pierre Henry. C’était une espèce de jerk à 180 Bpm à la base… J’aimais bien l’idée d’un groupe uniquement fait pour des remixes. Ensuite, il y a eu Mondorama sur la compilation Source Lab, qui a beaucoup plu aux deux mecs de Air, qui nous ont demandé ensuite de faire un remix. Enfin, en une journée, on a enregistré chez moi Discobole. On avait commencé à tripper sur des samples. Ensemble, on peut faire beaucoup de choses musicalement très différentes, autant très club que très cool. Et là, l’idée était que chacun se lâche. On a beaucoup fonctionné en se faisant écouter mutuellement des disques.

Tous les morceaux ont finalement été écrits à quatre mains ?

Tout à fait. Soit ça part d’un morceau duquel on s’inspire. Soit on remplit le sampler de plein d’éléments et, à partir d’une idée rythmique par exemple, on affine l’idée jusqu’au bout. Ce qui est bien, c’est qu’il n’y a pas d’ostracisme entre nous. Par exemple, j’adore le côté vocal, New York, toute cette culture disco, funk. Au contraire de Nico, qui préfère les nappes voire le nappage. (Rires.) Pour Auto-Power, le seul morceau chanté du disque, je lui ai directement amené la chanteuse sans le prévenir. C’est une fille que j’ai trouvée au Studio Des Islettes, un endroit vachement bien qui se trouve dans une espèce de cour intérieure en plein milieu du XVIIIème arrondissement. Il est tenu par des Africains où des gens comme Archie Shepp ou Sonny Murray se rendent à chaque fois qu’ils viennent à Paris. C’est comme un radio crochet : le lundi, c’est les batteurs, le mardi, les trompettistes et le mercredi, les vocalistes. Il y a des gens de tous âges qui viennent, et c’est ainsi que j’ai rencontré cette fille, Deborah Tanguy. Ce qui était marrant, c’est qu’elle avait fait deux semaines avant un morceau drum’n’bass avec Dj Nem, qu’il m’avait donné auparavant sans savoir que je sache qui chantait. Elle vient d’un groupe de jazz. Ce que j’aime bien en général, c’est prendre des gens d’univers très éloignés du nôtre pour conserver une espèce de fraîcheur et avoir quelque chose d’un peu plus libre et flou.

 

Gargarismes

Etes-vous plutôt du genre à enregistrer les morceaux les uns après les autres ou à y revenir sans cesse ?

Quand on est parti à Grateuil, un petit bourg normand, on a bossé sur cinq, six trucs. Mais il n’y a que Bizarre qu’on a fait entièrement là-bas. Sinon, on les a retouchés ici (ndlr : dans le studio parisien de Versatile). À la campagne, on est volontairement parti sans trop de matériel et beaucoup de samples, beaucoup de matières.

N. : Juste pour collecter des idées.

G. : À Grateuil, on louait une maison, mais c’était hyper rustique. C’est pour cela que le deuxième morceau est titré Camping Jazz. Parce que le premier jour, le chauffage ne marchait pas, la douche, c’était seulement un filet d’eau. On était un peu comme des ermites.

Il y a d’ailleurs quelques clins d’œil sur le disque aux conditions d’enregistrement ?

L’histoire de Poésie Champêtre, par exemple, est qu’il y avait une dame, Madame Renault, créditée dans le livret d’ailleurs, qui s’occupait toujours de notre location. Et elle apparaissait à chaque fois sans prévenir, comme une apparition divine. Alors, à force, on s’est fait un trip, genre “la femme nue dans un drap en train de courir dans la forêt”. (Sourire.)

Un délire à la Twin Peaks, en fait…

Un peu, oui. Sur Bizarre, il y a Nicolas qui fait les gargarismes et moi qui chante dans l’eau. Ce morceau est parti d’un truc vraiment con. Nicolas est rentré dans la pièce en faisant un gargarisme. Or, ça faisait longtemps qu’on avait décidé d’enregistrer un morceau qu’à base de bruits d’eau. On s’est dit : “Tiens, partons de cette idée”. Ensuite, on a trouvé cette boucle de Brigitte Fontaine, Il Se Passe Des Choses, extraite de son premier album (ndlr : Brigitte Fontaine Est Folle, en 1968). On a tout reconstruit autour, puis on a pris différentes bassines, enregistré des percus, enregistré Nicolas avec un micro-cravate dans la douche en train de faire couler de l’eau et dire n’importe quoi. J’y suis aussi allé de ma petite connerie et c’est ainsi qu’on en est arrivé là.

Y a-t-il beaucoup de samples sur l’album ?

N. : Pas mal. Mais le seul crédité est celui de Brigitte Fontaine. Les autres, on les a tellement redécoupés qu’on se les ait réappropriés. En plus, le fait d’inviter des musiciens a brouillé encore plus les pistes.C’était évidemment réfléchi cette dimension organique…

Comme on a pas mal bossé avec des ordinateurs, après, la source devait être un minimum analogique ou organique pour que ce ne soit pas du “tout digital”.

N’est-ce pas précisément l’un des écueils de la musique électronique aujourd’hui le “tout digital” ?

G. : Un écueil, je ne sais pas.

N. : Aujourd’hui, tu peux faire un disque entièrement à l’ordinateur, sans rien ajouter d’externe. Mais, nous, on en avait justement un peu marre, surtout du côté des samples. On a préféré faire appel à des musiciens, même si on a beaucoup travaillé ensuite.

G. : Moi, je suis totalement fasciné par les vieux disques et par le fait que, trente ans après, on puisse les réécouter. Je pense que ça vient de la dimension mystique de l’œuvre au moment où elle a été enregistrée, c’est-à-dire quelque chose d’insondable, une espèce de charge émotionnelle apportée par les musiciens pendant l’enregistrement qui s’entend dans la musique. D’ailleurs, je voudrais qu’il y ait de plus en de plus de gens qui participent à Château Flight pour mélanger des énergies. C’est une notion très importante, et c’est pourquoi on s’est autant lâché dans le disque. On ne s’est jamais demandé comment Bizarre allait être perçu. On s’est isolé, on a tout balancé au maximum et, aujourd’hui, on assume complètement notre album.

On a aussi l’impression que ce premier album de Château Flight marque un tournant dans l’histoire du label, qui fêtera l’année prochaine ses cinq ans ?

Tout à fait, mais déjà l’album d’I:Cube, Adore, dont l’idée était de faire trois maxis autour de trois styles de musique distincts, montrait l’évolution à venir. À partir de là, je me suis rendu compte que Future Talk (ndlr : la structure expérimentale de Versatile) et le label allaient dans la même direction. En conséquence, j’ai décidé d’arrêter Future Talk et de rapatrier tous les artistes ensemble. Finalement, il y a un label, qui s’appelle Versatile et qui aime bien les trucs de jazz barré, la techno de Detroit et la house funky. Peu importe que ce soit filtré ou pas. Pour moi, c’est un faux débat. Alors, la scène française, avec ou sans filtre ? Cette querelle de précieux est un peu ridicule. Pour moi, il y a de bons ou de mauvais morceaux, c’est tout. Au contraire, depuis quelques années, la scène a évolué plutôt positivement et de nouvelles personnes comme Playing For The City, Next Evidence, Joakim, qui ne font pas de la house filtrée, ont émergé. Aujourd’hui, je me rends compte que la musique qu’on produit s’éloigne de plus en plus des dancefloors. Tant mieux car je ne veux pas réduire la musique aux dancefloors : je la respecte trop pour ça.

Tu privilégies donc désormais l’écoute domestique ?

Sur les albums, on peut toucher plus de gens que sur des maxis vinyles. En avançant un peu dans l’âge, mine de rien, je suis sûr qu’il y a plein de gens qui ont une vision tronquée de la musique électronique. Ils croient que c’est de la dance alors qu’ils sont susceptibles d’aimer ou de comprendre plein de choses. Je veux aller au-delà des styles, en développant une démarche musicale au sens vraiment large.

En vue de votre tout premier concert aux Transmusicales de Rennes, comment vous êtes-vous préparé ?

N.C : On commence seulement. Il y aura Gilbert derrière les platines et moi derrière les machines. Mais ça sera plus de l’ordre du mix que du live avec musiciens.

N’est-ce pas paradoxal par rapport à la couleur de l’album ?

G. : Non, parce qu’on a utilisé les musiciens sur le disque. Mais pas dans l’esprit de Saint Germain, où chaque morceau est un solo qui dure sept minutes. L’idée était de les incorporer à la musique comme des samples. Dans le live, ce qui me gêne, c’est le côté hype quand tu joues avec un bassiste ou un clavier. J’avais d’ailleurs presque envie de mettre des mannequins sur scène avec des instruments. L’autre écueil qu’on voulait éviter aussi, c’est deux mecs derrière des machines avec la séquence qui tourne… Franchement, la plupart des trucs, c’est ça. Et cette formule entre platines et samplers sera, je l’espère, un bon compromis. Mais ça sera plus une combinaison qu’un ping-pong.

Vieux couple

À l’origine, vous vous êtes connu par le truchement du label ?

En fait, ce fut un concours de circonstances assez heureux. C’était l’époque où j’avais décidé de partir de Nova. Car j’étais à la fois programmateur et Dj, et il y avait un côté schizophrène que j’avais du mal à assumer. Et c’est à ce moment-là que j’ai reçu une cassette de Nicolas. Tous les morceaux étaient terribles, ils partaient dans tous les sens : hip hop, house, disco, funk, ambient, techno. Je lui ai donc proposé de me rejoindre sur le label que j’étais en train de monter. Le premier maxi, Disco Cubizm, on l’a fait en seulement une semaine, et tout est allé très vite. Presque trop avec le succès de Cheek ensuite. D’autant que je suis plutôt quelqu’un qui aime bien les évolutions par étapes. C’est pour ça qu’après ces deux premières références, j’ai sorti Zend Avesta pour ne pas avoir l’image de label de house et refroidir tout le monde. (Sourire.)

Vous considérez-vous comme des électrons libres dans le paysage électronique hexagonal ?

Ouais, on est un peu les francs-tireurs.

N. : Le plus important, c’est d’être honnête avec toi-même. Il vaut mieux mettre en avant sa musique que sa personnalité.

G. : Nous, on n’a pas à se plaindre, on a des bons rapports avec tout le monde. Mais je n’aime pas avoir des étiquettes sur le front. Et quand il y a eu la french touch, on a attendu que tout ce cinéma passe et que restent les gens qui devaient rester. Nous, on est toujours là, cinq ans après. En France, les gens sont bien plus ouverts qu’on veut bien le dire et je cherche juste le moyen d’arriver à les toucher, tout en étant indépendant.

Finalement, le nom de Château Flight résume bien ce que vous êtes ?

Je crois, oui. (Sourire.) Il y a à la fois un côté planant et grande demeure avec plein de pièces différentes dans lesquelles il est bon de se perdre.

Vous avez conscience de vos différences ? En plus, il y en a un qui parle pour deux.

J’avais pourtant prévu de ne pas parler. (Long silence.)

N. : On se complète surtout très bien.

G. : C’est vrai qu’on est vachement différent, mais il connaît mes travers, même musicaux, et réciproquement. Ce qui est bien, c’est qu’on se voit tous les jours depuis presque cinq ans et qu’on a su garder entre nous une certaine distance, tout en étant très complice. C’est peut-être pour cette raison que ça ne vire jamais, comme dans un vieux couple, à la scène de ménage.

Un autre long format ?