Il y a dans le monde de la techno quelques exceptions, capables d’attirer un public large et ouvert, des artistes au potentiel universel qui ont su imposer au-delà des chapelles leur identité et leur personnalité. Orbital est de ceux-là. Avec la sortie de In-Sides, Phil et Paul Hartnoll, anciens punks devenus visionnaires, pourraient devenir les frères Gallagher du XXIème siècle.

ARTICLE Fabrice Desprez
PARUTION magic n°8Adolescents, vous avez été énormément marqués par le mouvement punk. Que vous en reste-t-il ?

Phil : C’est avant tout un état d’esprit : le côté subversif, do it yourself. Aujourd’hui, nous avons tout cet équipement, que nous avons mis plus de dix ans à rassembler, mais nous continuons à tout enregistrer sur ce petit disque dur, qui ne doit pas coûter plus de 300£ : c’est vraiment à la portée de tout le monde, comme le punk, ou chacun répétait dans son garage. La dance music aujourd’hui vient des gens et s’adresse aux gens, spontanément. Mais là où le punk disait : “Fuck off, we hate the government”‘, la techno ne s’en occupe même pas : elle a tourné le dos au pouvoir et vit sa vie. C’est une nouvelle étape dans la subversion. D’ailleurs, les autorités s’inquiètent de cette société “parallèle” qui émerge en Angleterre, avec les travellers et les raves gratuites. Elles ont voulu garder le contrôle, en créant le Criminal Justice Bill qui interdit ces fêtes et ce style de vie : le gouvernement n’aime pas se sentir délaissé, il devient parano !

Paul : J’ai été très influencé dans mon éthique par la deuxième vague punk, des groupes comme Crass, grâce à qui je suis devenu végétarien ou les Dead Kennedys, qui m’ont fait prendre conscience qu’une vie urbaine routinière était oppressante et inacceptable.

Tout cela n’est-il pas contradictoire avec le fait d’être 24h/24 dans un studio ?

Non, car c’est ce que je veux faire, ce que j’ai choisi. Je ne fais pas cela pour atteindre un but, j’y suis déjà. De plus, ça n’est pas vrai toute l’année : en ce moment, on vient de terminer l’album et on prépare la tournée, on est donc ici sept jours par semaine. Mais après ça, nous aurons des mois pour nous relaxer.

Pourquoi avez-vous choisi la technologie ? Etait-ce une fascination pour le “futur”, pour les multiples possibilités des machines ou parce que vous étiez trop paresseux pour apprendre à jouer des instruments traditionnels ?

Ça n’avait rien à voir avec le futur car nous utilisons la technologie déjà existante, nous nous servons de la réalité. Paresseux ? (Rires.) Eh bien, je défie quiconque de venir ici et d’utiliser ces machines aussi efficacement et rapidement que nous. C’est comme pour les instruments “traditionnels” : il faut de la pratique, il ne suffit pas d’appuyer sur un bouton. J’ai pratiqué la guitare, la basse et la batterie mais l’un des aspects que j’apprécie particulièrement avec les machines, c’est qu’elles s’utilisent sans compromis. Dans un groupe, tu dois toujours faire des concessions.

Ph. : Dans Orbital, aucun risque. (Rires.)

“Triturer les machines est une grande forme d’expression. Quand tu les maîtrises bien, tu leur transmets ton humeur sans vraiment t’en rendre compte et il en ressort parfois des sons tout à fait inédits.”

Vous êtes frères, lequel a décidé de former le groupe ? Y-a-t-il un leader ?

Non, bien sûr, c’est une relation naturelle.

P. : Nous vivions sous le même toit, je répétais avec mon groupe, Phil faisait du sax de son côté et le soir venu, on s’entraînait tous les deux avec sa boîte à rythmes.

Comment composez-vous ?

Ça varie. Il nous arrive d’avoir une idée précise en entrant en studio. Ou on se fixe un cadre, comme par exemple s’imposer d’utiliser ces trois claviers-là parce qu’ils offrent un certain son. Ou on bidouille sans but, ni dirction jusqu’à ce que quelque chose se passe. Nous n’avons pas de recette particulière.

Ph. : Triturer les machines est une grande forme d’expression. Quand tu les maîtrises bien, tu leur transmets ton humeur sans vraiment t’en rendre compte et il en ressort parfois des sons tout à fait inédits.

Quelles sont vos influences, vos sources d’inspiration ?

Eh bien, musicalement, j’ai toujours gardé l’oreille tendue vers la nouveauté : l’electro, la hi-NRG, les débuts du hip hop ou Cabaret Voltaire m’ont certainement influencé, de même que New Order, avec leur façon originale de mêler guitares et synthétiseurs.

P. : Nos premières démos, sur quatre-pistes, utilisaient d’ailleurs cette même formule. Severed Heads a aussi été très important pour moi. Mais au-delà des autres groupes, ce qui m’inspire le plus est la vie quotidienne : je dois passer au moins la moitié de mon temps hors du studio, sinon mes idées se tarissent. Je dois prendre le temps de faire des choses, vivre des expériences différentes qui permettent aux idées de mûrir.

Votre nouvel album In-Sides offre une approche plus cinématographique, chaque morceau possède une atmosphère particulière, semble raconter une histoire…

C’est vrai… Depuis deux ans, j’écoute essentiellement des BO de films et nos derniers disques s’en ressentent, notamment The Box, le nouveau single. J’ai une préférence pour les grands noms, des compositeurs spectaculaires comme John Barry, Ennio Morricone, les disques 60’s et 70’s de Quincy Jones ou encore Rumble Fish de Stewart Copeland.

Ph. : De toute façon, nous avons baigné là-dedans depuis notre enfance puisque notre père était très fan des bandes originales de films de guerre, genre Ben-Hur. La télé aussi, les séries des années 60, nous ont beaucoup marquées et je pense que cela ressort plus particulièrement sur In-Sides.

Avez-vous imaginé votre film personnel en composant les morceaux ?

P. : J’ai plutôt vu des couleurs. Par exemple, Out There Somewhere commence dans des tons marron-vert, assez ténébreux, puis apparaissent des petites touches de jaune. Ensuite, le morceau évolue progressivement vers un bleu acier, puis un rouge bourgogne et se termine sur un vert très doux, pareil à l’herbe fraîche. Pour The Girl With The Sun In Her Head, j’avais en tête des gratte-ciels, des façades de verre.

Ph. : Et il y a aussi Dwr Budr (“eau sale” en Gallois), qui est très sale et fangeux ; c’est un morceau inspiré de la marée noire sur les côtes du Pays de Galles : nous avons essayé de retranscrire cette crasse dans le son.

Justement, peut-on dire qu’il y a eu rupture entre vos deux premiers albums, plus dansants et directs et les deux suivants, plus expérimentaux et home listening ?

P. : Ça a été une progression naturelle. Plus de six ans ont passé depuis Chime, qui était vraiment marqué par la vague house de Chicago. Depuis les choses ont changé : je sors moins car il n’y a plus l’ambiance folle et fiévreuse que l’on trouvait alors dans les fêtes illégales. Nous avons toujours composé la musique que nous rêvions d’entendre et si certains de nos premiers morceaux ont été des tubes sur le dancefloor, cela n’était pas délibéré de notre part, c’était juste notre hommage à la scène house. Nous n’avons jamais prémédité, calibré un titre pour en faire un hit.

Ph. : D’ailleurs, à l’époque de Chime, nous composions déjà des choses comme Satan, qui était d’inspiration nettement hip hop.

P. : Ceci dit, après cet album, je suis tenté d’évoluer vers un format à mi-chemin entre les clubs et la maison, dans l’esprit des premières productions Warp : Dextrous de Nightmares On Wax, The Forgemasters, des disques à la fois groovy et très agréables à écouter.

Ph. : Nous avons toujours voulu faire une musique qui puisse aussi être écoutée à la maison, à tête reposée. Ou en voiture : notre musique est parfaite pour voyager, évoluer dans un paysage.Vous avez donc une approche spontanée de la composition…

P. : Oui, nous cherchons avant tout à nous faire plaisir : par exemple, sur le Ep Times Fly, on s’est dit : “Tiens, si on incluait un beat jungle ici”, mais ça restait dans notre style, ça n’était pas une jungle très orthodoxe.

Ph. : C’est d’ailleurs pour conserver cette spontanéité que nous enregistrons tout ici dans ce petit studio à l’étage, au lieu d’aller en bas, où se trouve tout un équipement professionnel.

 

Mutation perpétuelle

Que pensez-vous des derniers développements de la scène techno (drum’n’bass, artificial intelligence…) ? Peut-on dire que vous êtes les “grands parents” de toute cette mouvance électronique à écouter chez soi ?

P. : Le mouvement que l’on appelait au début dance music ne cesse de se développer et d’innover, c’est une scène très active. Il est toujours étonnant de voir comme elle ne cesse de se régénérer, les gens apportent sans arrêt des idées fraîches, c’est une mutation perpétuelle. Pour ma part, j’ai toujours aimé Warp Records.

Ph. : Il y a aussi de très bonnes choses ces temps-ci autour du drum’n’bass et de la jungle.

P. : Ceci dit, il est toujours difficile de savoir qui tu as influencé…

Ph. : J’imagine toutefois qu’à notre niveau, nous avons probablement contribué à une reconnaissance plus généraliste de la musique électronique, car la presse qui, a priori, ne s’intéressait pas à la dance, nous a soutenus dès le début.

P. : Notre particularité est d’avoir sorti sous le nom de Orbital des morceaux de styles très différents, alors que la plupart des artistes techno prennent un pseudonyme dès qu’ils abordent un genre nouveau. Je pense que notre état d’esprit a fait comprendre aux gens qu’un groupe de techno pouvait évoluer tout en gardant la même personnalité. A ce titre, Warp aussi a été très salutaire dans son éclectisme.

D’où vient le son de tympanon (ndlr : sorte de xylophone ancien) sur The Box ?

P. : Nous nous sommes inspirés de John Barry et de cette musique un peu ancienne qu’il avait écrit pour le film King Rat. Mais ce n’est pas un sample : nous nous sommes procurés notre propre tympanon. Nous samplons très rarement d’autres artistes et seulement des portions infimes et méconnaissables.

Seriez-vous intéressés par l’écriture d’une bande originale de film ?

Oui, tout à fait, c’est ma prochaine ambition. Avis aux cinéastes français !

Ph. : En ce moment, les BO sont plutôt des fourre-tout de groupes à la mode, genre Trainspotting. Il serait pourtant tellement plus intéressant qu’un film contemporain confie toute la partie musicale à un seul artiste ou groupe expérimenté, Leftfield ou Underworld par exemple.

P. : Pour Trainspotting, j’aurais bien vu Pulp s’en charger intégralement, en composant des petits instrumentaux adaptés à chaque scène. Il serait temps de faire confiance à des “jeunes” talents pour ça car les derniers artistes pop à avoir fait une BO de film en entier sont quand même The Edge de U2, Mark Knopfler de Dire Straits ou l’ex-Police Stewart Copeland : ça ne date pas d’hier !

D’où vient le titre Adnan ?

Ph. : C’était le morceau qui nous avions écrit pour la compilation Help en aide à la Bosnie. Nous en proposons sur l’album une version intégrale. Nous nous sommes inspirés d’une histoire assez tragique : ce garçon de 16 ans qui s’était réfugié en Suisse avec sa mère et ses sœurs, et qui n’a pas supporté de voir son père contraint de rester au pays : il est retourné en Bosnie le retrouver et s’est fait tuer au bout de quelques jours.

P. : C’est un hommage à sa mémoire, à ce genre de tragédies individuelles qu’engendrent les guerres.Il paraît que vous avez samplé les grincements d’un fauteuil dans The Box

(Paul se balance en faisant grincer son fauteuil.) : C’est exact, comme tu peux l’entendre… (Sourire.)

Et il y a d’autres samples inhabituels sur l’album ?

Oui, sur Adnan nous avons passé une journée dans l’atelier d’un ami qui travaille le bois près de King’s Cross. Il coupe le bois sur des sortes de gros tuyaux en métal creux. Nous avons placé un micro à l’intérieur d’un de ces tuyaux, ce qui a donné ces sons tordus et étouffés que l’on entend au début du morceau. Nous avons aussi plongé un micro dans l’eau…

Ph. : Pour les parties rythmiques, nous connaissons un très bon batteur chez qui nous avons laissé un magnéto tourner toute une journée, nous avions même placé des micros dans son digeridoo et le soir venu, nous avions ainsi récolté toute une palette de styles et de sonorités rythmiques, qui nous ont beaucoup servi pour les morceaux d’inspiration drum’n’bass. Ça donne une saveur plus live à cet album.

Vous utilisez rarement des voix…

P. : Oui, je me place plus comme un soundwriter, je n’envisage pas les compositions sous l’angle “chanson”. Je n’écris pas de textes, je préfère faire passer le message de façon émotionnelle à travers la musique, comme sur Adnan par exemple. Nous n’avons rien contre les voix, nous en utilisons d’ailleurs sur The Box, le single, mais je pense que nous n’en sommes pas là pour l’instant.

Pensez-vous qu’il soit souhaitable pour la musique électronique réputée difficile d’accès d’utiliser des voix connues pour s’imposer plus facilement, comme l’ont fait LFO avec Stereolab et Björk ou Spring Heel Jack avec Everything But The Girl.

Ph. : Il est certain qu’on ne peut qu’y gagner en terme de notoriété, mais je préférerais vraiment voir la musique instrumentale s’imposer comme telle, qu’elle soit vraiment reconnue pour ses qualités propres, sans l’adjonction de vocalistes. C’est d’ailleurs ce qui est en train de se passer à travers le revival easy listening, très prisé ces temps-ci et qui doit à mon avis beaucoup à la dance, qui a réhabitué les gens aux thèmes instrumentaux . Les voilà maintenant qui retrouvent la nostalgie des vieux programmes télé et des musiques d’ascenseur, ce qui aurait été impensable il y a dix ans…

P. : Je pense que des groupes comme Pulp et Stereolab ont également quelque chose à voir là-dedans.

 

Être extravagants

Loin des clichés sur la techno inexistante en live, vos concerts sont de véritables performances…

Oui, nous essayons d’être extravagants. Pour la prochaine tournée, nous n’utiliserons plus cet échafaudage au milieu de la salle, afin de laisser la place aux visuels, auxquels nous donnerons plus d’importance : nous utilisons toujours des images réelles, mais il y aura plus d’écrans, et tout défilera plus vite, avec plus de puissance.

Ph. : Musicalement, nous utilisons des séquenceurs, qui nous permettent d’improviser avec les structures des morceaux et de répondre instantanément aux réactions du public : si telle boucle ou telle sonorité reçoit un bon accueil, nous la poussons à son maximum pour que l’ambiance atteigne son paroxysme. Il faut être très réceptif à l’atmosphère, c’est presque interactif, très libre et spontané, loin de la rigidité que certains pourraient imaginer : nous adorons ça !

La pochette est dans la lignée du disque précédent, cette espèce de mariage entre la technologie et l’humanité.

P. : Oui, la machine humaine, c’était mon idée. On peut d’ailleurs deviner à travers les pochettes que nos deux derniers albums sont plus intimes et personnels, ils viennent de l’intérieur.

Ph. : C’est un ami, John Greenwood, qui a réalisé les peintures, et je ne sais pas si tu as remarqué, mais les pochettes de nos deux premiers albums partagent également un même esprit : j’aime à penser que les deux suivants seront dans un même univers, et ainsi de suite…

Et pour finir, que répondriez-vous à celui qui, buté, considère que la musique faite à l’aide de machines n’est pas crédible.

P. : C’est ce qui a été dit au début au sujet de la guitare électrique : il ne faut pas oublier les expériences du passé, savoir évoluer. Il y a de la place pour tout le monde…

Ph. : Il faut savoir que la plupart des compositeurs contemporains utilisent des ordinateurs pour créer une œuvre avant de la faire jouer par un orchestre. Nous préférons simplement rester sur des machines, car nous adorons leur sonorité : il faut les considérer en tant que telles, elles ont leur “personnalité”, ce ne sont en aucun cas les parents pauvres des instruments traditionnels, au contraire!

P. : Les gens sont obsédés par la méthode plutôt que par le résultat, et je ne comprends toujours pas pourquoi. Si tu aimes une musique, si elle te parle, peu importe la façon dont elle a été exécutée. Il suffit de l’écouter.

Un autre long format ?