Figure emblématique mais peu connue de la scène musicale américaine, Bruce Licher est aujourd’hui de retour. Alors que ses activités de label manager et de graphiste ne se sont jamais aussi bien portées, c’est avec un nouveau projet musical essentiel, Scenic, qu’il espère enfin sortir de l’anonymat. En rapprochant Labradford de Dif Juz, soit Kranky de 4AD, la postérité est assurée.

ARTICLE Philippe Jugé
PARUTION magic n°14Post-rock ? Un mouvement majeur qui, depuis deux ans, continue d’enfanter des formations sans cesse plus nombreuses et toujours plus intéressantes. Alors que les rangs des fans de Tortoise ne cessent de grossir, que les labels  Kranky et Thrill Jockey, véritables mines à ciel ouvert, s’imposent véritablement comme les plaques tournantes américaines de ce trafic de sons auquel Bristol donne d’ailleurs brillamment le change côté anglais, chaque jour ou presque voit l’apparition d’un nouveau groupe prêt à en découdre, ici pour dynamiter les structures, là pour défricher les sons, un peu plus loin pour imposer de nouvelles règles de jeu. A la première génération des Tortoise, Labradford et autre Flying Saucer Attack s’est substituée celle des Ui, Amp ou Quickspace, elle-même déjà battue en brèche par les Anglais Mogwaï ou les Américains de Scenic.

 

Arizona

Et pourtant, dans un monde parfait, ce quatuor basé en Arizona aurait dû faire partie de cette première vague de pionniers. Historiquement, Bruce Licher, son maître à penser, l’affirme. “Scenic s’est formé en novembre 92 lorsqu’avec ma femme, j’ai décidé de quitter Los Angeles pour m’installer à Sedona en Arizona. Je ne supportais plus la vie dans une telle mégalopole, c’était devenu trop oppressant. Pourtant, quelques jours plus tard, je m’envolais pour la Californie pour jeter les bases de ce nouveau projet”. Car Bruce Licher, pour tous les spécialistes du rock américain, n’est pas un inconnu. Pendant une bonne partie des années 80, il menait de main de maître les intransigeants Savage Republic. “Depuis longtemps, j’avais en tête les grandes lignes de Scenic mais les morceaux que j’imaginais et sur lesquels je commençais à réfléchir ne pouvaient pas entrer dans le répertoire de Savage Republic”.

Licher se jette à l’eau lorsque son vieux copain James Brenner se rappelle à son bon souvenir. En rupture de nouvelles émotions musicales, Brenner – qui vient de quitter Grant Lee Philipps (ndlr : qui se rebaptisera Buffalo avant de connaître un succès planétaire) avec qui il jouait dans Shiva Burlesque – n’est pas long à réagir et accepte volontiers de mettre sa basse au service de l’imagination fertile de Licher. Pour compléter la formation, ce dernier fait alors appel à deux autres connaissances : Brock Wirtz qui a décidé de donner une orientation plus jazz à son jeu de batterie et Robert Loveless, un spécialiste des synthétiseurs, avec qui Licher n’a jamais eu l’occasion de collaborer mais qui s’avérera vite comme l’homme de la situation pour sa capacité à jouer de tous les instruments ou presque, de l’harmonica à l’accordéon en passant par le bouzouki ou les cuivres. Fin 92 donc, Scenic existe mais devra patienter jusqu’en 94 pour réaliser son premier 45 tours, The Kelso Run Ep.

“Dans mon esprit, Scenic est une formation plus à l’aise sur la longueur d’un album mais nous existions depuis deux ans et il était plus que temps de sortir quelque chose. Et puis, je suis un collectionneur invétéré de 45 tour vinyle. A ce titre, j’admire beaucoup Stereolab…” Cela deviendra une marque de fabrique ou presque par la suite mais il se dégage un souffle épique de ces trois titres. The Kelso Run, East Mojave Shuffle et Down Blake Canyon Road sonnent comme une rencontre entre Ennio Morricone, pour l’intensité dramatique, et Television pour cette sensibilité à fleur de peau. Conforme au seul principe imposé par Bruce Licher, ce sont trois instrumentaux. “Je n’ai jamais rencontré un chanteur qui convienne à ma musique et je n’ai pas assez confiance en moi pour chanter. Et puis je crois que les mots prennent tout de suite une importance démesurée par rapport à la musique elle-même. Les mots ont ce pouvoir de trop focaliser l’attention. J’aime l’idée de laisser à l’auditeur la liberté de l’imagination”. Ce 45 tours, outre de poser les jalons de ce que sera le son Scenic, annonce un premier album à paraître en 95 qui, comme ces trois morceaux fondateurs, sont directement inspirés par le désert de Mojave, vaste étendue désertique au sud-est de la Californie.

“Je voulais que cet album fonctionne comme une BO imaginaire mais Barry Adamson a déjà fait ça, d’où cette idée de créer une bande-son pour un lieu réel et existant. J’aime le désert et le calme étonnant qui s’en dégage dû à l’absence de la présence de l’homme. Au départ, l’idée d’un concept album n’était pas clairement définie mais j’avais en tête la BO d’un film des années 60 qui s’appuyait sur un seul et unique morceau joué une dizaine de fois de façon différente. C’est exactement ce que nous avons essayé de faire : reproduire sans jamais se copier le même et unique morceau. Mais en fait, cette idée s‘est imposée d’elle-même pendant l’enregistrement. L’idée de concept, lorsqu’elle est trop clairement identifiée et balisée, devient souvent pénible”.

Complicité

Pénible, Incident At Cima ne l’est bien évidemment pas un instant. Reprenant là où The Kelso Run Ep s’était d’arrêté, il poursuit cette exploration des grands espaces en alliant richesse musicale, trouvailles sonores et une certaine sensualité mélancolique. “Mon premier souci est de procurer de l’émotion. Voilà le seul et unique but que devrait poursuivre la musique. Ceci dit, j’ai toujours cherché pour y parvenir, que ce soit avec Savage Republic ou Scenic aujourd’hui, à créer quelque chose de nouveau. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle, même si malgré un line-up de base fixe, je considère ce groupe comme mon projet, nous avons fait appel des collaborateurs extérieurs. Toutes les idées sont bonnes à prendre et notre musique laisse une large part au hasard et toute liberté aux invités. C’est à cette condition que l’on devient intéressant”.

C’est donc tout naturellement que le quatuor s’affiche comme l’une des formations rock les plus novatrices du moment, aux côtés de Tortoise ou Labradford. “Rapprocher des groupes aussi différents, c’est une volonté émanant des médias pas des groupes. Je reste circonspect vis à vis des tentatives de classifications. Ceci dit, je connais bien les groupes auxquels on nous compare et il existe une complicité, une camaraderie entre nous. Nous apprécions souvent ce que chacun d’entre nous fait dans son coin”.

Une complicité renforcée par la seconde – et pas la moindre – activité de Bruce Licher, à savoir le design. Car ce natif de Los Angeles est aussi à la tête de l’un des studios graphiques les plus en vue des Etats-Unis. Depuis plusieurs années, l’aura de Independant Project Press est presque aussi grande aux Etats-Unis que le V23 de Vaughan Oliver ou le travail de Peter Saville en Europe, succès commercial des groupes packagés en moins. Le domaine de prédilection de IPP : la sérigraphie utilisant des encres métalliques. Ce qui d’ailleurs explique la semi-confidentialité – en raison des coûts quasi-rédhibitoires du procédé – auprès du grand public.

Mais Bruce Licher compte à son actif Tortoise, donc, dont il a réalisé toutes les pochettes des éditions américaines, Shellac, Rachel’s ou REM qui lui confie depuis plusieurs années maintenant la réalisation des 45 tours destinés au fan-club américain, ou Unrest. Voici pour les plus récents. Par le passé, IPP a habillé Savage Republic, bien sûr, mais aussi Camper Van Beethoven ou The Dentists. Inutile de vous préciser que son travail de graphiste fait autorité. Il a d’ailleurs été récompensé par un Grammy Award l’année passée pour l’ensemble de son œuvre et 4AD n’a d’aillleurs pas hésité à lui confier la réalisation de cartes postales pour le Five Ways Of Desappearing de Kendra Smith en 95 ou la confection d’une pochette d’une compilation promotionnelle.

“Depuis le début, je suis un fan du travail de Oliver même si je préfère l’approche d’un Peter Saville. Mais j’ai collectionné 4AD et Factory pendant longtemps autant pour leurs pochettes que la musique”. Et si l’on parle de Independant Project Press, il est impossible de passer sous silence Independant Project Records, le label de Bruce Licher, décidément touche-à-tout. “En fait, au départ, lorsque j’étais étudiant au début des années 80, je me suis mis en tête de sortir un disque. Tout est parti de là. Cela fait, j’ai décidé d’en réaliser un second, puis un troisième. Je me suis très vite piqué au jeu. Cela devait être en 80. En 82, j’ai lancé IPP avec l’idée de produire en masse des disques qui ressemble à des petites œuvres d’art. Et ce n’est que quatre ans plus tard que j’ai enfin pu acheter cette presse à sérigraphier”. Quinze ans plus tard, le label existe toujours – c’est sur IPR que sortent les disques de Scenic -, même si Bruce concède, modeste, que c’est une structure ridicule qui n’a pas les moyens de ses ambitions. “Ce qui me fait vivre, c’est l’activité sérigraphie, pas l’activité disque. Mais l’un ne peut pas aller sans l’autre. Je n’imagine pas ma vie autrement. Si je n’avais qu’une seule activité, musicien, graphiste ou patron de label, je me lasserai très vite. C’est le mélange des trois qui, à presque 40 ans, me donne l’envie de continuer”.

 

Trilogie

On l’aura donc compris, Bruce Licher est un homme des plus occupés. Et c’est la raison pour laquelle il s’est décidé à confier la distribution des disques de Scenic à World Domination. “Au bout d’un moment, il est bon de savoir que des gens sont prêts à s’investir pour ta musique. Je n’avais ni le temps, ni les moyens de m’occuper plus du groupe”.

Ces problèmes réglés, le quatuor s’est attaché le plus rapidement possible à donner une suite à Incident At Cima. C’est ainsi que Scenic, après la terre du désert de Mojave prend pour objet les océans et que le formidable Acquatica voit le jour en 96 aux Etats-Unis mai qu’aujourd’hui en Europe. “On m’a fait remarqué que le centre d’intérêt de ce nouvel album était identique au premier. C’est vrai. Quoi de plus désert que la mer ? Mais l’idée d’une trilogie consacrée aux éléments m’a suffisamment séduite. Et le troisième album sur lequel nous venons de commencer à travailler aura sans doute pour thème l’air. Ne soyez donc pas surpris de nous voir très prochainement voler”.

Un autre long format ?