Laissé-pour-compte depuis le jubilatoire The Proximity Effect en 1998, Nada Surf revient enfin sur le devant de la scène. Malgré des démêlés avec leur ancienne maison de disques, Matthew Caws (chant, guitare), Daniel Lorca (basse, chant) et Ira Elliott (batterie), soudés par une amitié jamais entamée par les épreuves du temps et dotés d’un sens mélodique inouï, n’ont pas ménagé leurs efforts pour enregistrer le splendide Let Go. Ce savant mélange de power pop enjouée et de ballades nostalgiques place même le trio en tête de cette rentrée 2002 pourtant surchargée en poids lourds auxquels il n’a rien à envier. Comme quoi, on peut avoir écrit un des plus grands tubes de ces dernières années (Popular) et continuer à avancer sans se reposer sur ses lauriers.

ARTICLE Franck Vergeade
PARUTION magic n°64Let Go. Difficile de faire plus explicite comme titre d’un troisième album quand le second est passé dans les pertes et profits de l’industrie musicale. Car, de l’autre côté de l’Atlantique, The Proximity Effect fut ce qu’on appelle un disque mort-né. Par la faute d’Elektra, qu’on a autrefois connu plus affûté. Car n’ayant pas “entendu” (sic) de hit potentiel, le label a fait la sourde oreille et refusé en dépit du bon sens de le sortir en l’état, condamnant Nada Surf à un succès public et critique aussi unanime que fulgurant (l’album sera retiré des bacs européens deux mois seulement après sa sortie). Pourtant, de tubes, autrement dit des Popular bis, The Proximity Effect en regorgeait. Des pépites dont l’éclat, l’immédiateté et l’impact résistent aujourd’hui encore à la patine du temps. Pour mémoire, on peut citer les formidables Hyperspace, Amateur, Troublemaker ou Slow Down. Et si Matthew Caws (le chanteur-guitariste aux allures de timide étudiant anglo-saxon), Daniel Lorca (le fougueux bassiste-chanteur-surfeur) et Ira Elliott (le débonnaire batteur coiffé d’un chapeau de cow-boy) en gardent encore une énorme et légitime frustration, ils n’en conservent aucune amertume.

Car, artistiquement, le trio, qui fêtera l’année prochaine son dixième anniversaire, sait qu’il a fait oublier Popular, son Creep à lui, qui l’a propulsé sur toutes les radios occidentales en plein été 1996. De cette épreuve – la surdité d’une major – dont nombre de groupes n’ont pas survécu, Nada Surf en est ressorti plus fort. Avec l’envie d’aller plus haut et de durer encore plus longtemps. À l’écoute du bien nommé Let Go, on voit mal comment il pourrait échouer. Parfait reflet d’une formation arrivée en pleine maturité, ce disque condense et magnifie tout ce qui faisait sa force jusqu’à présent : évidence pop, pouvoir incandescent et perfection vocale. Pour vous situer la hauteur et la variété des débats, Nada Surf y a ajouté trois ballades belles à pleurer et une touchante chanson en français dans le texte. Aujourd’hui réfugié chez Labels pour l’Europe et Heavenly pour l’Angleterre – en espérant qu’il ne s’agit pas là d’un mauvais présage, l’album ne sortira qu’en janvier en Amérique Du Nord –, les trois compagnons sont fins prêts pour repartir de plus belle. On n’a décidément pas fini de louer l’effet de proximité.

Qu’avez-vous fait depuis la sortie de The Proximity Effect en septembre 1998 ?

Matthew Caws : Disons qu’on était à la fois très occupé et très libre. (Sourire.) En effet, on essayait de sortir The Proximity Effect aux États-Unis, qui est seulement paru en août 2000 sur notre propre label, MarDev (ndlr : du nom de la défunte grand-mère de Matthew). Pendant cette période, on a donné beaucoup de concerts, ce qui nous a apporté une énergie incroyable. D’ailleurs, c’était presque une chance de tourner dans ces conditions, sans l’appui d’une maison de disques, parce qu’on a pu vivre une expérience qu’on n’aurait jamais connue.

Daniel Lorca : Pourtant, nos anciens manager et tourneur nous l’avaient fortement déconseillé, mais on a la chance d’avoir une base de fans très solide. À chaque concert, il y avait même de plus en plus de monde. En réalité, comme on devait enregistrer le nouvel album à Los Angeles, j’ai proposé cette tournée d’Est en Ouest pour éviter les frais exorbitants liés au transport du matériel. On a ainsi économisé cinq ou six mille dollars… Après quoi, on est rentré chez nous, à New York, par l’itinéraire Sud. Parfois, je n’arrive pas à croire qu’on ait aussi bien géré tout cela.

Dans quel état d’esprit avez-vous composé ce troisième Lp ?

MC : Plus librement. Parce que personne, par définition, ne pouvait écouter les chansons. Non pas que l’entourage fût entré en considération sur le précédent, mais tu sais ce que c’est… Cette fois, on a travaillé tranquillement, hors de toute considération carriériste.

DL : Et puis, on a fait pas mal d’arrangements à la dernière minute. Il y a même des chansons qui ont été achevées en studio et mises en boîte dès la première prise. En fait, Chris Fudurich et Fred Maher, le producteur et l’ingénieur du son de The Proximity Effect, ont fini par acheter le studio où l’on avait enregistré. Si bien qu’ils nous ont permis de l’utiliser pour ce qu’on avait, c’est-à-dire pas beaucoup. (Sourire.)

MC : En juin, à la fin de la tournée américaine, on leur a filé tout l’argent qu’on avait gagné en vendant des tee-shirts. Résultat : il n’y avait presque que des billets de un et cinq dollars. (Sourire.)

Vous n’avez jamais douté pendant toute cette période ?

(Hésitant.) Non. Il y avait aucune raison d’arrêter.

DL : On a tellement lutté pour récupérer les droits de The Proximity Effect… Le plus grave aurait été de persévérer sans disposer de son meilleur album. Or, on l’adorait, et de savoir qu’il ne pourrait jamais sortir aux États-Unis aurait été trop frustrant. On s’est donc démerdé pour l’avoir, même s’il a fallu négocier pendant deux longues années.

Considérez-vous déjà que Let Go soit votre Lp le plus abouti ?

MC : Moi, oui. (Sourire.)

DL : Moi aussi, même si j’étais assez préoccupé. Parce que je pensais que le plus dur dans la vie d’un groupe était de faire son deuxième album. Désormais, je suis convaincu que c’est le troisième. (Sourire.) La première fois que j’ai écouté Let Go sans arrière-pensées, c’était en janvier dernier chez mon frère, à Madrid. Il était deux heures du matin, on avait bu quelques whiskies, et au bout de trois quarts d’heure, je me suis levé du divan en criant : “Ouah !” Jusque-là, je n’arrivais pas à l’apprécier complètement.

D’ailleurs, pourquoi ce titre en forme de déclaration d’intention ?

MC : ça vient tout simplement des paroles de la première chanson, Blizzard Of 77, mais c’est un sentiment que j’aime beaucoup. On traverse tellement de moments difficiles dans la vie à cause des valeurs auxquelles on est attaché qu’il faut savoir se lâcher parfois. Pas dans tout quand même… (Sourire.)

Quel regard portez-vous aujourd’hui sur Popular ?

On en est encore très fier. Ce morceau nous a apporté beaucoup de bonnes choses.

DL : C’est marrant que tout le monde soit obsédé par ce titre. Pour nous, il n’est ni traumatique, ni je ne sais quoi. C’est juste une chanson, qu’on n’interprète d’ailleurs plus très souvent en concert.

MC : Même si les gens ne comprennent pas toujours pourquoi. Récemment, sur une date américaine, j’étais en train de vendre des tee-shirts, et l’on m’a demandé si on allait jouer ce morceau. Comme j’ai répondu négativement, on m’a traité de “nul”. (Sourire.)

Salle de bains

S’il y a une permanence dans toute votre discographie, c’est la longueur de chaque album, qui peut s’apparenter à de la gourmandise…

DL : Sur le second, on a laissé de côté neuf morceaux, sur le nouveau, trois. On essaie donc de ne pas trop en rajouter quand même…

MC : Je crois que tu as complètement raison, c’est de la gourmandise. On a beaucoup de mal à faire le tri. De plus, il s’est aussi passé quatre ans entre The Proximity Effect et Let Go. Je ne sais pas si on est totalement désillusionné, mais on a l’impression que les chansons sont très différentes les unes des autres. Du coup, en enlever une restreindrait l’image de Nada Surf aujourd’hui.

Par exemple, comment est née Blizzard Of 77, l’imparable chanson d’ouverture ?

Dans une chambre d’hôtel à Amsterdam. J’avais une insomnie, et j’ai enregistré sur un quatre-pistes dans la salle de bains pour ne pas réveiller Daniel… Désolé, mais je suis un très mauvais narrateur. En tant que journaliste, trouves-tu que les musiciens sont généralement cons à essayer d’expliquer leurs chansons ?

DL : C’est une chanson qui s’est établie d’elle-même. La toute première fois qu’on l’a jouée, c’était en Allemagne. Après quatre rappels, les techniciens étaient déjà en train de démonter la scène, mais les spectateurs en redemandaient encore. Alors, Matthew a sorti sa guitare acoustique. Et j’aimais tellement comment il avait réussi à la faire sonner tout seul que je n’avais aucune envie de trouver une ligne de basse. Pendant l’enregistrement, Ira n’a pas non plus réussi à poser une batterie. On s’est contenté de chanter tous les trois.

MC : C’est une bonne entrée en matière, tout en douceur.

Comment est née l’idée de Là Pour ça ?

DL : Le français est ma deuxième langue après l’espagnol. Quand je suis rentré à New York après six semaines passées en France, les paroles me sont venues naturellement pour la première chanson que j’ai écrite. Ça faisait longtemps que l’idée du morceau me trottait dans la tête, mais je n’aurais jamais imaginé le faire en français.

MC : En revanche, ça aurait été un calcul de ma part. Peut-être m’y risquerais-je un jour.

Musicalement, comment vous situez-vous par rapport au retour du rock et à la déferlante de groupes américains ?

Ça n’a pas eu d’effet sur l’album parce qu’il a été écrit avant. Mais c’est très bien que The Strokes ou The White Stripes existent.

DL : En revanche, je n’ai jamais compris les comparaisons avec Weezer.

MC : C’est légitime, on a été produits tous les deux par Ric Ocasek. De toute façon, c’est bon pour tout le monde quand Weezer renaît avec son troisième album et passe en radio.

Vous sentez-vous plus proche du rock ou de la pop ?

D’une certaine manière, le rock, c’est de la pop. Les deux genres sont complètement liés, c’est donc difficile à dire. D’ailleurs, ça se retrouve dans les disques qu’on écoute : Grandaddy, Yeah Yeah Yeahs… Mais une des raisons pour lesquelles j’aime particulièrement Let Go, c’est qu’on est devenu plus distant de nos influences. Même si ce n’a pas toujours été facile. D’autant que j’ai travaillé chez un disquaire pendant un an et demi et que j’ai écouté des tonnes de nouveautés et de vieilleries.

DL : Tu travaillais surtout là-bas pour éviter de dépenser de l’argent à acheter des disques. (Rires.)

On connaît aussi votre penchant pour les reprises (The Stooges, New Order…).

Dernièrement, on voulait s’attaquer à INXS. Euh, XTC, pardon. (Sourire.)

MC : On parlait aussi de faire une chanson des Jackson 5, I Wanna Be Where You Are.

Cela va faire dix ans que le groupe existe dans cette formule. N’y a-t-il jamais eu des moments où l’existence même de Nada Surf fut remise en cause ?

Non, on a de la chance. Sur un site web, quelqu’un a dit qu’on portait malheur à nos groupes de première partie en France parce qu’ils s’étaient tous s’étaient séparés depuis… (Sourire.) Mais contrairement à beaucoup, on fonctionne sur la durée, pas sur le court terme.

C’est aussi parce que vous êtes d’abord et surtout des amis avant d’être dans le même groupe.

DL : Exactement. Quand on a commencé Nada Surf, je connaissais et jouais avec Matthew depuis treize ans !

Quelle est justement la principale force d’un trio ?

Musicalement, ça implique que le rôle de chacun est vraiment essentiel. Il n’y a aucun déchet. Personnellement, il est impossible de diviser le groupe en deux camps. Toutes les décisions qu’on est amené à prendre le sont à l’unanimité. Je n’ai pas le souvenir d’un désaccord entre nous.

Alors, testons un peu votre solidarité. Quel est, selon vous, la principale qualité et le plus grand défaut de l’autre ?

MC : C’est une question très intéressante.

IE : Bon, alors, je commence. Matthew est quelqu’un de modeste, calme, intelligent, cultivé, sensible. D’ailleurs, j’ai une expression à son sujet, c’est un “chauffeur défensif”, ce qui me souvent rend nerveux parce que je suis exactement à l’opposé. Comme Daniel. De toute façon, lui, c’est un connard et un gros naze. (Rires.) Mais d’un autre côté, c’est une sorte de McGyver, il est toujours plein de ressources. Parfois, il prend un malin plaisir à lancer des polémiques. Il adore contredire les gens…

DL : Mais non, pas du tout !

IE : Tu vois ce que je veux dire. Heureusement que je suis passé en premier.

MC : Daniel est un excellent ami. Et un très bon cuisinier. Mais c’est vrai qu’il aime s’engueuler avec tout le monde. Quant à Ira, c’est un bon musicien, très stable, et toujours d’humeur égale. Son défaut ? Il dort trop, peut-être. (Rires.)

DL : Ira me fait beaucoup rire, il a un excellent de l’humour. Bon, c’est vrai qu’il est un peu paresseux. Matthew, lui, est toujours plein d’attention envers les autres. C’est aussi quelqu’un de très perfectionniste, ce qui peut devenir énervant à la longue.

MC : Daniel et moi, on se connaît depuis tellement longtemps que ça en devient gênant. Parfois, il m’arrive d’anticiper sa réaction avant même qu’il ne fasse quoi que ce soit. C’est comme dans un vieux couple : on s’énerve sur des malentendus qui n’existent finalement pas.Vous étiez à New York au moment des attentats du 11 septembre 2001 ?

Moi, j’étais à Grenade, dans le Sud de l’Espagne. Mais j’ai tout vu à la télé. Je ne sais pas quoi dire sinon que c’est énorme à tellement de points de vue…

DL : Ce jour-là, je me suis réveillé à quatre heures du matin. J’étais dans l’eau à six heures trente parce qu’il y avait des vagues incroyables. En septembre, à New York, c’est la meilleure période pour les surfeurs. J’étais à soixante kilomètres du World Trade Center quand la première Twin Tower a explosé, il y avait une fumée gigantesque, mais on n’en connaissait pas l’origine. Entre les surfeurs, la rumeur a commencé à enfler. Mais aucun téléphone mobile ne fonctionnait, et finalement, on a compris via un autoradio que la première tour était en train de s’effondrer. Je n’ai évidemment pas pu rentrer à la maison, j’ai donc passé la nuit à Long Island chez quelqu’un que je ne connaissais même pas. Quand j’ai réussi à appeler ma copine, elle était tellement sous le choc qu’elle en rigolait. D’ailleurs, quand je lui en reparle, elle ne souvient même pas de ce coup de fil…

MC : Quand je suis rentré chez moi une semaine plus tard, j’avais très peur. Sans faire de politique, il y avait une réaction presque fascisante, qui m’a laissé une impression horrible. Puis, la vie a repris son cours.

DL : C’était un jour désastreux et catastrophique pour toutes les victimes et leurs familles. Mais ça l’a aussi été pour la suite. Parce que le clown qui avait volé sa victoire aux élections est devenu un Président incroyablement populaire. Or, il reste un clown qui peut enclencher à tout moment la machine de guerre américaine, et de nombreux militaires ont très envie lui emboîter le pas et de ruiner des années et des années de lutte pour les droits civiques et la transparence de l’information. D’ailleurs, Bush me donne envie de quitter les États-Unis.

Pour revenir à des sujets plus légers, la France, dont vous maîtrisez la langue, représente-elle un passage particulier quand vous y passez ?

Forcément, d’autant qu’on aime beaucoup discuter avec le public pendant les concerts. Mais je pense aussi que les Français ont une perception différente d’un groupe américain quand ils nous voient.

MC : Pour moi, c’est presque surréaliste d’arpenter la France en étant dans un groupe. Parce que j’ai passé deux années scolaires ici, ainsi que tous mes étés en Provence, mais sans personne ou presque. Aujourd’hui, je m’y sens donc très à l’aise, mais j’ai vraiment l’impression de découvrir un nouveau pays.

DL : Je me sens autant chez moi à New York qu’à Madrid ou Paris.

MC : En Europe, je trouve les journalistes bien plus intéressants qu’aux États-Unis. Disons que la culture de la bonne musique semble être plus libre et plus solide que chez nous.

Qu’espérez-vous finalement avec la sortie de ce troisième album : en faire un quatrième ou prendre des vacances ?

DL : Je pense qu’on est capable de sortir un quatrième, un cinquième, et même un sixième Lp. C’est maintenant qu’on peut commencer à s’amuser. Peut-être même qu’un jour on enregistrera un disque en une semaine.

MC : Ce qui serait vraiment bien, c’est de ne plus galérer et de pouvoir retravailler normalement. Parce que pour arriver jusqu’ici, en face de toi, cet après-midi, on a fait un putain de voyage.

Un autre long format ?