D’emblée, la première chanson du nouvel album annonce la couleur : Levitation. Quelle plus belle image pour traduire la musique de Beach House en sensation ? C’est encore plus frappant avec ce cinquième LP, Depression Cherry. La cerise sur le gâteau, le climax d’une discographie gracieuse et sans fausse note, emplie de sucreries et de spleen, de cure de jouvence et de liquide de mélancolie. Place à la voix de Victoria Legrand pour nous guider jusqu’au bout de nos rêves.

ARTICLE Rosario Ligammari
PHOTOGRAPHIES Shawn Brackbill & Liz Flyntz
PARUTION magic n°195

N. B. Beach House sera en concert de jeudi 29 octobre à la Grande Halle de la Villette dans le cadre du Pitchfork Music Festival Paris.On prend les mêmes sonorités et on recommence. Comme d’habitude depuis Teen Dream (2010), Chris Coady est à la production. Et l’on entend cette boîte à rythmes tripotée comme un jouet enchanteur et désarticulé, des échos de réverbération enfouis on ne sait où, une voix grave et légère à la fois, des couches brumeuses, enfumées…

Depression Cherry rappelle indéniablement les plus belles heures du shoegazing, celles de Lush ou de Loveless (1991) de My Bloody Valentine, tout en sonnant actuel. Avec toujours ce savoir-créer du duo qui rend la fragilité solide sans jamais tomber dans la niaiserie, dans la guimauve. Plus Victoria Legrand et Alex Scally grandissent, plus leur innocence paraît profonde. Plus ils sont matures, plus ils sont purs. Beach House, ultime vétéran de la dream pop.

Depuis leur premier envol (Beach House, 2006), ces deux-là, derrière leurs chansons, ressemblent à des grands rêveurs. Leur musique figure un petit étang paisible dans lequel on peut facilement flotter tout en contemplant son reflet. Ou alors des grands espaces dans lesquels on peut se perdre, lâcher prise, tout en s’y retrouvant forcément. Le grand huit de l’adolescence, l’amour vaporeux, le rêve en guise de première porte du paradis : ce sont forcément des images qui interpellent. Et qui se ressentent intensément lorsqu’elles sont sublimées par des grandes mélodies.

Comme le vieil oncle Michel, concernant la magie de l’harmonie, Victoria Legrand a plus d’un tour dans son sac. Mais si Alex et Victoria naviguent si princièrement dans les chimères, c’est avant tout parce qu’ils ont les pieds bien ancrés au sol – ils sont terriens. Alex s’occupe de la colonne vertébrale des morceaux pour donner libre cours aux fantaisies de Victoria. Ils sont lucides pour mieux perdre le contrôle, en studio comme sur scène. Deux êtres humains de leur époque, et donc contre leur époque.

“Les réseaux sociaux comme Facebook dénaturent la création, c’est certain”, s’exclame Victoria d’une voix vive, de bon matin. Lorsqu’il s’agit d’aborder plus précisément son groupe, elle fait preuve d’exaltation, mais elle a aussi l’élégance de laisser l’auditeur en faire à sa tête, en libre songeur. Alors elle commence souvent ses réponses ainsi : “C’est ton interprétation, je peux difficilement te contredire…”

Elle ouvre encore davantage : “C’est toujours intéressant de faire de la musique pour recueillir différentes impressions de la part des auditeurs. On ne compose jamais vraiment seul ou en symbiose avec un groupe. Dans un premier temps, si, mais dans un second, on fait avec tous ceux qui écoutent, tous ceux qui prennent la musique personnellement, de l’intérieur.”

“Je parle de l’amour pur, du choc amoureux, de cet état parfois obsessionnel dans lequel on peut se mettre lorsqu’on nage en plein dans la béatitude.”

NUIT BLANCHE

Pour l’auditeur, l’écoute idéale de Depression Cherry se fait dans un état de semi-éveil, demi-sommeil. Après une nuit blanche, avec le pas ralenti et le cœur qui accélère le tempo à en transpercer la chair. Les effets qui viennent habiller la voix de Victoria forment des rimes intérieures et toutes les enveloppes superposées ressemblent à une espèce de vague cotonneuse, cette vague qui servirait de couette dans laquelle on se blottit nu pour se rappeler, et s’oublier.

Les paroles, abstraites, qui jouent plus sur la sensation que sur le sens, résonnent tels des bouts d’images déformées, comme celles qui pénètrent l’esprit avant que les muscles se relâchent, avant que le corps se laisse enfin aller… Au grand sommeil. Oui, c’est une musique-rêve comme il y a des films-rêves. Et la voix de Victoria n’en est jamais l’écho segmentant. Elle possède cette androgynie – d’où le rapprochement avec Nico – à laquelle on ne donne pas d’âge précis. Une femme et un homme à l’intérieur d’une même bouche, un timbre pareil à celui d’un enfant qui aurait mué.

À l’écouter parler face à nous, on ne la reconnaît pas. Sur disque, elle interprète, elle se transforme. “Je ne ressens pas de nostalgie particulière. Je parle de l’amour pur, du choc amoureux, de cet état parfois obsessionnel dans lequel on peut se mettre lorsqu’on nage en plein dans la béatitude, quand la psyché fait des va-et-vient permanents et que la vie est filtrée par cet état, prenant des teintes plus doucereuses, caressée par une sorte de rêve éveillé.”

Le songe vire au mystique sur Days Of Candy, la descente de l’album au sens de l’arrivée. Ses chants angéliques et son piano céleste viennent accentuer la dimension métaphysique de la dream pop. Et pas besoin d’être parfaitement bilingue ou spécialiste en musicologie pour comprendre que, par définition, la dream pop doit faire… rêver. C’est son but, ou mieux encore, sa promesse – sa nature. Même s’il s’agit justement d’une illusion, ces deux notions de “rêve” et de “pop” associées peut s’envisager comme un remède : la solution face à un certain idéal pop englouti.

Si l’entertainment peine aujourd’hui à imposer ses icônes, si le fantasme de la pop star n’est plus qu’un vieux mirage que l’on scrute avec cynisme, la dream pop survit au-dessus. Un sous-genre qu’on devrait donc, en délirant un peu, rebaptisé “sur-genre”, avec ses héros désignés comme Beach House, qui vivent pour transcender notre imaginaire et non au travers de frasques putassières dans les tabloïds ou autres âneries qui dépassent le cadre strictement musical. Beach House existe par la beauté même de ses compositions.

MUSIQUE TOTALE

Face à cette beauté, beaucoup sont devenus sourds. Pas sourd comme après un concert de shoegazing vécu au premier rang, mais sourd comme on dit aveugle à propos de l’amour. Pour avoir croisé des amateurs de Beach House, on ne peut pas dire qu’ils soient justement de simples… amateurs. Ce sont des adorateurs, des connaisseurs. Où le qualificatif de fan reprend du sens et de la force. C’est de plus en plus rare pour être souligné : on ne touche pas à ce groupe préféré. La vocation Beach House, on peut la partager mais pas trop, seulement entre personnes de confiance, entre âmes sensibles.

On met ici en lumière la relation intime qui peut exister entre des musiciens et leur public, celle-là même que l’on s’acharne à trouver dans une relation sentimentale extrêmement passionnée. Comme si chaque auditeur était finalement le seul à ressentir pleinement ce que Beach House a voulu offrir. Comme si mimer en concert les paroles de Victoria avec les lèvres revenait à l’embrasser. “Je comprends ce rapport intime. Sur ce plan-là, il n’y a pas de filtre. Même si notre musique est enrobée de plusieurs couches sonores – comme on pourrait parler de couches de peinture –, elle a pour point de départ et pour finalité d’atteindre très directement des points sensibles.”

Pour revenir à l’ouverture, Levitation, on y distingue ces premiers mots : “You and me…” Depression Cherry est un disque dont vous êtes vous-même le héros désespéré, l’amoureux transi qui tourne sur lui-même ou danse sur une flopée de slows futuristes. “Slows futuristes ? Là je peux encore moins contredire ton ressenti !” On se fait DJ, non pas pour tâter du vinyle, mais pour le caresser. Et on ne zappe pas les morceaux toutes les cinq minutes, merci bien. C’est un principe qui lui tient à cœur, à Victoria : projeter le disque du début à la fin comme on projette un film.“La musique devrait toujours avoir une dimension cinématographique”, confirme-t-elle. Ça tombe bien, c’est ce qui se passe avec un LP comme Depression Cherry – d’ailleurs, son seul point commun avec la vraie dépression, c’est qu’on a bel et bien envie de ne rien faire par sa faute. Il y a ce tour de force d’enchaîner des chansons qui ne doivent pas être prises séparément, mais comme un déroulement logique entrecoupé de silences rapides. Parfois, un album-concept ne se résume pas à un thème, à un fil rouge, mais simplement au fait de contenir des morceaux d’un niveau égal.

Sur Depression Cherry, le tracklisting est en perpétuelle évolution. On se rend vite compte que ce sera mieux après, que le morceau suivant sera un cran au-dessus du précédent, confirmant qu’on se trouve en lévitation, de plus en plus haut. Comme si le duo avait enregistré son œuvre ultime. Comme si on sentait la maturité de Beach House s’affiner encore et encore tout en restant dans la fleur de l’âge, dans cet état de transition qu’on voudrait suspendre dans le temps. Depression Cherry est un album qu’on a envie d’écouter en se disant qu’il n’a pas de fin.

Pour finir justement (parce qu’il faut bien), on parle avec Victoria de l’idée de “musique totale”, une association de mots un peu impropre puisqu’un tel achèvement ne peut se réaliser que selon la volonté de celui qui écoute. Cette idée n’est en vérité abordée que dans le domaine du cinéma, c’est un vieux fantasme de critiques et d’auteurs qui imaginent qu’un film puisse convoquer tous les sens. La 3D en serait l’ébauche tout en en augmentant la frustration – l’art ne pourra jamais être totalement pénétrant. “Ce concept de totalité fait écho à l’intensité que l’on recherche dans notre musique, c’est indéniable. Comme une invitation au voyage sensitif ultime.” Si la musique totale reste une interprétation incertaine, un ressenti flou, Depression Cherry procure bel et bien un bonheur complet.

Un autre long format ?