On les imaginait disparus pour de bon, évaporés sans mot d’adieu ni explication après l’inaugural Fear Is On Our Side (2006), qui en avait laissé plus d’un sur le carreau. Avec un patronyme à rallonge brandi comme l’étendard des contradictions affectives qui sont au cœur d’un certain romantisme, le quatuor texan ranime la flamme d’un rock sombre et rêveur en s’affranchissant crânement du temps qui passe et du qu’en-dira-t-on. L’attente folle suscitée par Dust aurait pu déboucher au mieux sur une demi-réussite, au pire sur une déception sans appel. Pourtant, une fois encore, le coup de foudre est immédiat. [Article Thomas Bartel].

 photo ILYBICD-570_zpsrdw8qj7u.jpg

Quelques échanges de mails laconiques, des interviews qui tournent court, une propension à l’effacement à l’opposé des pratiques narcissiques contemporaines : I Love You But I’ve Chosen Darkness cultive bien malgré lui le mystère qui l’entoure depuis son apparition mémorable à la faveur d’un premier EP éponyme en 2003. Né de la matrice des incontournables Windsor For The Derby, trait d’union stylistique entre les décennies 80 et 90, le groupe emmené par Christian Goyer a rapidement trouvé une voie médiane et passionnante entre une new-wave au lyrisme discret et une écriture post-rock plus abstraite et électrique où les guitares préfèrent toujours les motifs épurés en spirale plutôt que les soli démonstratifs. Notre rapport au temps et à la consommation a tellement évolué qu’un second album en huit ans nous semble tout autant incompréhensible qu’artistiquement suicidaire. Mais chez I Love You But I’ve Chosen Darkness, les règles du business telles qu’on les pratique au XXIe siècle – où la vitesse, le réseautage et l’omniprésence sont les clés pour durer – n’ont aucun impact sur le mode de fonctionnement. Christian Goyer n’est d’ailleurs pas tendre avec la presse musicale : “La plupart du temps, on nous pose des questions superficielles ou agaçantes du genre « Comment vous est venu le nom de votre groupe ? » J’apprécie bien sûr qu’on s’intéresse à notre musique, je n’aimerais pas que l’on croit que je m’en fiche. Je trouve simplement que les interviews racontent rarement quelque chose d’intéressant.” Pour Goyer, composer des chansons, sortir un album et partir en tournée ne peut fonctionner qu’en présence d’un désir fort de création. Et il ne faut selon lui rien voir d’autre dans cette si longue absence.

“Nous n’avons rien sorti pendant huit ans car la vie en a décidé autrement. On a perdu l’envie de continuer, puis on l’a retrouvée et perdue à nouveau. Nous étions occupés par nos affaires personnelles chacun de notre côté, mais nous ne nous sommes jamais perdus de vue.” Le batteur Tim White se montre moins laconique : “Nous étions prêts à enregistrer des nouvelles chansons, mais il y a eu beaucoup de complications. Nous ne revendiquons pas une forme de lenteur dans l’élaboration d’un disque, mais chercher à tout prix à suivre le rythme imposé par l’industrie du disque est une bataille perdue d’avance. Et nous ne voyions pas l’intérêt de sortir un second LP médiocre. Nous sommes des gens plutôt affables mais on dirait que tout ce que l’on fait se termine en chaos. On a donc dû tout mettre de côté et disparaître pendant un moment. Le groupe est soudain devenu moins important à nos yeux et nous sommes entrés en hibernation.” Le mot est bien trouvé tant Dust semble avoir échappé aux modes musicales qui ont émaillé une décennie “rétromaniaque”, pour reprendre le concept pertinent du journaliste Simon Reynolds. D’où cet étrange sentiment de continuité, comme si l’album avait été enregistré dans la foulée du précédent, avec ce même alliage de puissance et de délicatesse, avec cette même inventivité dans le mixage qui fait honneur à ces entrelacs de guitares immédiatement reconnaissables.

La présence de Paul Barker à la production, ancien membre de Ministry, joue pour beaucoup dans cette impression persistante que le temps s’est arrêté. Car c’est bien lui qui a permis à la bande de trouver sa voix à l’époque de Fear Is On Our Side, en agrandissant sa force de frappe par la distorsion des guitares tout en creusant son impact émotionnel. “Paul Barker est un ami proche”, précise le bassiste Edward Robert. “Il se trouve que nous partageons un studio d’enregistrement avec lui. Je dirais que sa toute première qualité est la discipline. Il a une éthique de travail forte et il ne lâche jamais l’affaire quand il s’agit d’aller au bout d’une idée. Et nous faisons totalement confiance à son oreille musicale… en dépit du fait que nous voulons tout contrôler !” L’incroyable homogénéité de ton de Dust, tout comme la pertinence de l’ordre des chansons, ne reflète en rien le processus de création décousu qui a présidé à sa fabrication. Dust a été conçu sur des périodes et dans des lieux différents. On a tendance à chipoter sur tout, ce qui explique peut-être pourquoi nous ne sommes pas très prolifiques”, avance Christian. “Le titre Walk Out était initialement une démo qui devait figurer sur Fear Is On Our Side. Je crois que The Sun Burns Out fut le premier nouveau morceau que nous avons composé”, se souvient Tim. “Nous répétions dans l’immense entrepôt d’une zone industrielle. C’est là que nous avons d’ailleurs écrit la plupart des chansons. Tout sonnait si bien dans ce lieu ! Mais on a dû partir car l’endroit a été progressivement envahi par tous les junkies du quartier…”

GRAPHISME
Cette remise en route inopinée qui est par bonheur chapeautée en France par la maison de disques Monopsone, ILYBICD la doit principalement à l’attention et à la patience sans faille que n’a cessé de lui témoigner son label de toujours outre-Atlantique, Secretly Canadian. Depuis le mitan des années 90, cette structure basée à Bloomington dans l’Indiana est devenue rapidement une valeur sûre du landernau indie par la diversité d’un catalogue qui regroupe aussi bien le folk éploré et ouvragé de Songs: Ohia et Damien Jurado que les expérimentations rock entêtantes et inclassables de Suuns et… Windsor For The Derby. De son passage dans cette formation à géométrie variable gravitant autour de Dan Matz et Jason McNeely, Christian Goyer a conservé ce minimalisme aérien dans l’écriture, seul moyen pour traquer des émotions indicibles, pour panser des blessures toujours prêtes à se rouvrir. À cet égard, 69th Street Bridge et You Are Dead To Me, avec des rythmiques obsédantes et des voix qui se perdent dans le lointain, font directement écho à cette forme de mélodie circulaire où la tristesse se joue en toute discrétion, comme en apesanteur. Une esthétique singulière que l’on retrouve dans Difference And Repetition (1999) et The Emotional Rescue LP (2002), deux grands albums de Windsor For The Derby auxquels Christian Goyer a participé et dont les intitulés ont valeur de manifeste. “Avec Windsor, j’ai appris qu’un groupe pouvait être totalement libre, qu’il n’était pas obligé, par exemple, de recourir au chant. J’étais plus jeune à cette époque mais ça me paraissait plus expérimental que tout ce que j’avais pu faire auparavant.” ILYBICD ne sera donc jamais une machine de guerre à la Coldplay ou U2, car il ne confond pas la puissance avec l’emphase, encore moins le lyrisme avec la grandiloquence.

Son credo se situe plutôt dans un entre-deux fragile où des forces contraires entrent en collision : fidèle à son patronyme, la formation assume le mouvement de balancier perpétuel entre sa part d’ombre et ses désirs brûlants, entre tempêtes sous un crâne et visions extatiques d’un horizon dégagé. Autant d’élans contradictoires entre l’intérieur et l’extérieur, entre le repli sur soi et l’ouverture à l’autre qui forment la thématique principale des chansons de Dust, du poignant The Sun Burns Out à la tension croissante qui parcourt Walk Out : “Then I’m back at the door/In the field near the sea/Waves break on the wall/Words drop to the floor/What we need I dont know”. Sur le fond comme sur la forme, ILYBICD se plaît à cultiver sa différence en brouillant les pistes à travers un rapport à la musique plus suggestif. En particulier par l’attention qu’il porte à l’absence d’image, caractéristique des pochettes des deux albums.

Comme pour mieux s’effacer devant un art que le groupe place au-dessus de tout. “On cherche à ce que le graphisme ait quelque chose d’iconique. C’est incroyable le pouvoir d’un symbole. Nous ne sommes pas religieux, mais chaque pochette donne l’illusion de faire référence à quelque chose qui reste énigmatique.” Une croix renversée dans un cœur hier, une lune au-dessus de quelques traits ondulants aujourd’hui, le tout au centre d’un carré uniformément noir… L’image pourrait être mal interprétée tant elle renvoie à toute une série de clichés autour de la culture gothique. Mais à la différence des groupes post-punk des années 80 qui mariaient postures glam rock, regards charbonneux et humour macabre, ILYBICD préfère sonder les abîmes intimes sur un mode poétique et implicite qui offre davantage de possibilités de se projeter dans un univers plus coloré qu’on ne pourrait le penser. Si le quatuor paraît désormais prêt à revenir dans la lumière pour défendre comme il se doit son nouveau coup de maître, il reste toujours aussi évasif quant à la suite des événements. Et lorsqu’on ironise avec eux sur leur amour inconditionnel pour les ténèbres, Tim répond sans équivoque : “Au moins, nous y sommes au calme !”

Un autre long format ?