Auteur en moins d’un an de deux grands disques, Harlem River (2013) et Still Life (2014), Kevin Morby est sans doute la révélation la plus éblouissante de ces derniers mois. Entre New York et Los Angeles, hanté par la mort qui plane sur sa musique tel un spectre chagrin, Kevin promène sa langueur dans une Amérique que l’on fantasmait déjà depuis les premiers coups d’éclat de Cass McCombs. Portrait d’un jeune homme dont la sagesse n’a pas attendu le nombre des années. [Article Victor Thimonier].

 photo kevinmorby-570_zpsiytfg0cn.jpg

“L’essence de toute esthétique est la mélancolie”, disait le grand Gébé. Kevin Morby aurait pu faire sien cet aphorisme. Boucles blondes et yeux clairs, il a la gueule d’ange que laisse présager sa voix. Qu’il chante ou qu’il réponde à des questions, Kevin reste simple et profond. Peu loquace, il sait parfois faire mouche d’une phrase bien sentie. Comme dans ses chansons. Qu’il narre une histoire abstraite ou triviale, ses mots sont toujours sans prétention. “J’ai toujours été attiré par le fait de raconter des histoires. C’est ce qui m’attirait dans la musique folk au départ. Je ne peux pas concevoir un autre moyen d’écrire.” Et d’où viennent-ils, ces récits ? Qu’est-ce qui peut bien inspirer à un jeune homme de vingt-six ans un conte intitulé The Jester, The Tramp & The Acrobat (“Le bouffon, le vagabond et l’acrobate”), dont l’imagerie métaphorique rappelle des films de Bergman ? “Ah ça, je ne sais pas, ça reste un drôle de mystère. D’où viennent les idées ? Quelqu’un le découvrira-t-il un jour ?” Le bonhomme a du bon sens à revendre. L’histoire musicale de Kevin Morby commence elle en 2007. “Après le lycée, je voulais absolument quitter Kansas City où habitaient mes parents. Depuis tout petit, je savais que je voulais être soit joueur de baseball professionnel, soit musicien. Or j’ai abandonné le baseball à douze ans pour me mettre à la guitare. À Kansas City, je donnais déjà des concerts tout seul, mais j’avais besoin de plier les gaules. À la première occasion, je me suis barré à New York. J’avais dix-huit ans, c’était l’inconnu. Le genre de trajectoire qui aurait pu se finir mal. Je risquais de me planter lamentablement, mais tout a marché magnifiquement. Je me suis retrouvé comme par magie au bon endroit au bon moment.”

À force de traîner dans la grande ville, Kevin Morby finit par s’inviter parmi la communauté qui naît autour de Woodsist, label incontournable de la seconde moitié des années 2000 à New York. Il fréquente plus précisément Jeremy Earl et Christian DeRoeck, qui forment alors avec Jarvis Taveniere le noyau dur du groupe Meneguar, mais surtout de Woods, un orchestre qui peaufine déjà son style champêtre après les premiers essais How To Survive In/In The Woods (2005) et le superbe At Rear House (2007). “Quand Christian a quitté New York, j’ai repris sa chambre et j’ai commencé à fricoter avec Jeremy, qui m’a progressivement intégré à Woods. Je me suis mis à tenir la basse pour les concerts. Au départ, Jarvis m’apprenait mes parties patiemment, mais petit à petit, j’ai fini par être suffisamment bon et autonome pour pouvoir les accompagner totalement, même dans leurs improvisations.” C’est le moment idéal pour intégrer Woods, qui sort en 2009 Songs Of Shame, l’album offrant à la bande une solide reconnaissance critique (à défaut d’enthousiasmer les foules en dehors de la sphère des initiés). Puis viennent les impeccables At Echo Lake (2010) et Sun And Shade (2011), qui installent définitivement Woods comme une valeur sûre du rock indie. Partie prenante dans l’aventure, Kevin devient un musicien aguerri. “Même si j’avais déjà joué devant un public à Kansas City, le travail avec Woods m’a donné la confiance nécessaire pour devenir un véritable musicien de scène, à l’aise autant à la basse qu’à la guitare. Je n’aurais pas pu accomplir cela sans eux.”

AMEN
Parmi la bouillonnante scène new-yorkaise, il rencontre aussi Cassie Grzymkowski, plus connue sous le pseudonyme de Cassie Ramone, membre des charismatiques Vivian Girls. Kevin lance avec elle le duo The Babies. “Pour la première fois, je me retrouvais songwriter principal d’un projet. Nous avons inversé les rôles : elle qui écrivait pas mal pour les Vivian Girls composait peu pour The Babies alors que j’étais l’auteur d’une majeure partie de notre répertoire.” Les deux “partners in crime”, comme ils le chantent sur le jouissif Breakin’ The Law, accouchent de deux LP. Le premier (The Babies, 2011) porte les marques stylistiques de l’époque – écriture effrénée, énergie candide, exécution brouillonne, son crado – et peine à s’affirmer autrement que comme un essai sympathique qui s’oublie aussi vite qu’il s’écoute. En revanche, le successeur Our House On The Hill (2012), s’il présente toujours la même fraîcheur facilement inconséquente, voit beaucoup plus loin en termes de production et surtout d’écriture. Sans être une œuvre majeure, Our House On The Hill peut s’écouter régulièrement sans jamais provoquer de déception.

Kevin Morby y livre notamment une ballade annonçant les merveilles à venir : Mean. Malgré sa thématique convenue, cet extrait fait montre d’une maturité déjà impressionnante et d’une simplicité qui touche au cœur. “The Babies m’a aidé à m’étoffer en tant que songwriter et surtout en tant que chanteur. Sur scène, je me retrouvais derrière le micro. Cette confiance en moi grandissante a été absolument essentielle au moment de me lancer en solo. Après Our House On The Hill, je me sentais prêt. Cela faisait très longtemps que j’écrivais des chansons dans mon coin. J’aimais énormément certaines d’entre elles tout en sachant qu’elles ne colleraient pas avec le répertoire de The Babies. J’attendais donc le bon moment. Après avoir achevé la tournée avec Cassie, je me suis mis à enregistrer mon premier disque. Il faut être fin prêt pour se lancer tout seul. En groupe, il y a cette mentalité solidaire, comme à l’armée : lorsque tu tombes, tout le monde tombe avec toi. En solo, si tu te rates, tu es le seul et unique responsable. Si tu fais un mauvais concert, c’est de ta faute. Mais cela autorise aussi une liberté incroyable.” Nous sommes maintenant en février 2013. Kevin Morby vient de quitter New York pour s’installer à Los Angeles. Il y rejoint Rob Barbato, producteur émérite (Cass McCombs, The Fall) qui l’épaule dans cette nouvelle aventure.

“Rob est un technicien très complet. Contrairement à moi, il possède une vision d’ensemble de ce que doit être une chanson. Il arrive à canaliser mes idées et préserver une cohérence.” Neuf mois plus tard sort Harlem River (2013), première tentative solo d’une classe rare. Mélancolique et céleste, Kevin y balade sa langueur aux quatre coins d’une Amérique fantasmée, digne héritier de Bob Dylan et Lou Reed ou disciple de Cass McCombs. Rien que ça. Comme son intitulé l’indique, Harlem River s’épanche lentement et magnifie par ses visions nomades la laideur passagère de la vie. “Comme toi, beaucoup de personnes m’ont fait part de cette impression. Je ne sais pas vraiment d’où cela vient. Depuis tout petit, mon père qui travaillait pour General Motors a été poussé à bouger très souvent. Je suis né au Texas puis nous sommes allés à Détroit, Tulsa, Oklahoma City, Kansas City. Toute mon enfance a été carénée par ces migrations incessantes. J’ai donc sûrement développé naturellement ce goût pour le mouvement, l’errance. Mes périodes les plus créatives surviennent lorsque je suis en tournée. Ça surprend beaucoup les gens d’ailleurs. Entre deux balances, dans les coulisses, je me mets à divaguer sur ma guitare. J’enregistre ces bribes sur mon téléphone, je les réécoute dans le van puis j’élabore des nouvelles idées à partir de cette matière première. Quand je rentre chez moi, je dois fignoler les détails, mais le gros des compos est là.”

La musique de Kevin est-elle le miroir d’un musicien toujours en mouvement ou simplement l’album souvenir tiré d’une brochette d’endroits visités ? “Certains de mes morceaux sont liés à un endroit spécifique, comme Harlem River. Musicalement, j’ai toujours voulu avoir un son typé new-yorkais, particulièrement sur Still Life. L’intitulé de l’œuvre de l’artiste Maynard Monroe qui apparaît sur la pochette, Still Life With The Rejects From The Land Of Misfit Toys, représente pour moi une définition parfaite de la ville de New York. J’avais envie d’un disque plus rock’n’roll, urbain, nerveux et sombre, qui prendrait ses racines dans le punk des années 70 ou le Velvet Underground. Malgré tout, l’endroit où l’on se trouve influence toujours la musique que l’on produit. Et si j’ai conçu mes albums en pensant à New York, je les ai écrits sur la route et enregistrés en Californie. L’atmosphère de cette région chaude adoucit forcément le résultat final.” Tamiser la nervosité de New York, la filtrer à travers le soleil californien, arpenter des sommets de noirceur via un versant lumineux : c’est peut-être la clé du mystère de la langueur qui cercle la musique de Kevin Morby. Il s’agit donc pour lui d’évoquer les thèmes les plus sombres avec des moyens très doux. Ainsi, la mort hante Harlem River et Still Life dans toute leur grandeur. “Mon meilleur ami est décédé brusquement lorsque j’avais vingt ans. Avant cela, la mort était pour moi une notion abstraite, je n’y pensais pas vraiment. Cet événement l’a soudainement transformée en une présence bien réelle. Le deuil est une expérience curieuse. Si on m’avait demandé il y a six ans comment j’aurais réagi à la perte d’un proche, je n’aurais pas pu le concevoir. J’aurais pensé que je ne pourrais plus continuer tout seul. Et puis, quand le tragique s’invite, on est dévasté, mais on apprend à faire avec… La perception que l’on avait change. Tout cela a débouché sur une drôle d’obsession. Ce qui me fascine, c’est d’imaginer que chaque être humain sait qu’elle est là, qu’elle plane, et qu’elle peut frapper à tout moment. Le plus beau, c’est que beaucoup choisissent de s’en foutre.”

La dernière chanson d’Harlem River s’intitule The Dead They Don’t Come Back – Kevin pleurant son ami disparu. Et lui, se soucie-t-il de sa propre mort ? “Comme tout le monde je suppose. Mais j’ai accepté l’idée. J’ai gagné en maturité.” Une maturité éprouvée sur Amen, le plus bel extrait de Still Life. Long poème, mi-prière, mi-oraison funèbre par anticipation, Kevin Morby y chante, apaisé : “Dans les premières heures du matin, cette phrase me viendra/Doucement, telle une feuille glissant sur l’eau, ne blessant personne/Et ce matin quand j’ai ouvert les yeux/Elle m’a dit : « Accepte la mort. ». Aussi fortes soient ses qualités littéraires, Amen constitue aussi un petit prodige musical. Avec une structure extraterrestre, une douceur orageuse et poignante, elle happe l’auditeur par sa puissance formelle.

“C’est marrant, quand j’ai composé Amen, je pensais qu’elle ne ferait que trois ou quatre minutes. Mais j’aime les morceaux longs – il faut savoir aller au fond des choses. Je suis très fier de cette chanson. Elle possède un truc en plus, même en concert. Il y a deux jours, nous jouions à Manchester. Le public était bruyant et inattentif. Nous avons alors commencé à jouer Amen tout doucement, très lentement. Et petit à petit, tout le monde s’est tu. Auparavant, avec The Babies par exemple, pour faire taire les gens, on jouait plus fort ou plus vite. C’était notre seule réponse. Avec un morceau comme Amen, c’est la réponse inverse. J’aime l’idée d’entrer sur scène avec un titre de neuf minutes. Ça pose le décor. Il y a ce moment précis pendant la chanson où le thème du début revient, le rythme s’apaise alors et tout le monde se met à applaudir en pensant que c’est terminé alors que je me remets à chanter, et les gens de se recueillir à nouveau. C’est une façon de concevoir la musique que je n’avais jamais expérimentée auparavant.” Contrairement au premier effort, Still Life a été composé en quelques mois, très vite. Une rapidité étonnante pour une musique si posée. “Je ne m’impose pas de délai particulier. J’ai beaucoup écrit ces dernières années. Mais si un jour je ne produis plus rien de qualité, je n’aurai aucun problème à attendre. Il faut savoir prendre son temps.” Les mots sont humbles et la sagesse qu’ils prônent est séculaire. Nous aussi, le moment venu, on saura l’attendre.


Un autre long format ?