Après le single Minha Menina, ses chœurs veloutés, ses accords cristallins et son étrangeté ailée, on sentait le coup de foudre arriver. Pas d’entourloupette, le premier album éponyme du duo Donovan Blanc est bien de ces disques de pop à guitares troublante, cultivée et précieuse que l’on chérira longtemps. Conversation avec Joseph Black, son façonnier en chef. [Article Jean-François Le Puil].

D’une voix douce et appliquée qu’un accent distingué vient ourler, Joseph Black nous annonce que notre agréable entretien aurait pu ne jamais avoir lieu. En fait, le parcours de vie de Joseph au fin fond de son New Jersey natal a failli tourner court rapidement. “À l’âge de deux ans, j’étais très malade, intubé, à deux doigts de recevoir l’extrême-onction. Je m’en suis sorti mais ma santé est restée fragile. Vu que mon père et ma mère n’avaient pas les moyens de s’occuper de moi comme ils l’auraient voulu – en me mettant à la crèche par exemple –, j’ai beaucoup vécu chez mes grands-parents, dans un environnement plus stable, à Trenton, une plus grande ville que la bourgade de mes parents. En grandissant, mon corps a connu des périodes où il ne produisait pas assez de cellules sanguines, mon système immunitaire était affecté et la moindre infection pouvait me mettre très mal. Aujourd’hui, ça va bien, j’ai une santé solide – je touche du bois.”

Nous aussi on touche le bois de notre platine quand on y pose le LP Donovan Blanc, imaginant la calamité que cela aurait été de nous retrouver privé d’un tel disque, que l’on écoute l’esprit envoûté comme on traverserait un songe éveillé – un mirage sans l’illusion. Le paysage sonore semble flou, incertain, inoffensif ; pourtant, aucune confusion, dans la lumière des compositions, tout est repère. Le spectre évanescent Donovan Blanc se joue des distances et nous enlace, nous berce, nous baigne dans sa radieuse blancheur. Derrière les coquetteries de guitares et les harmonies vocales (chantées par le seul Joseph) se dévoilent la poésie sombre des textes et l’accomplissement hi-fi d’une fine ambition esthétique. Une grande profondeur se dévoile, à la fois ineffable et imparable.

Malgré sa santé chancelante, le petit Joseph s’installe au piano dès l’âge de huit ans. Il prend des cours, interprète la comptine dévote Mary Had A Little Lamb puis se voue à un répertoire classique. Adolescent fatigué de l’académisme du jeu assis, il délaisse le piano et s’amourache de la guitare, dont il apprend les rudiments auprès de son père (qui joue aussi du piano). Au lycée, le jazz est un style qu’il explore à fond les ballons. Grâce à un programme scolaire, il se retrouve même sur scène avec des sommités de la six-cordes jazzy comme Bucky Pizzarelli ou encore Howard Alden, qui a composé la BO du film “très marrant” de Woody Allen, Accords Et Désaccords (1999). Aujourd’hui, ses guitaristes préférés restent Robert Fripp, Manuel Göttsching (Ash Ra Tempel), Joe Pass ou Chet Atkins (ces deux derniers étant “ceux qui se rapprochent le plus des pianistes quand ils jouent”). Alors que l’écoute de Donovan Blanc peut nous renvoyer l’image d’un dandy seulement cérébral, Joseph Black pratique depuis tout jeunot les travaux manuels, pas seulement dans le domaine de la note, mais aussi dans son quotidien plus terre à terre. Il aide ainsi son papa, excellent charpentier amateur, à retaper la maison familiale datant du XIXème siècle.

“Ce chantier domestique a longtemps fait partie de mon quotidien. Mon père a eu une grande influence sur ce que je suis devenu… et ce que je ne suis pas devenu. À dix-sept ans, j’ai aussi passé des journées entières à remettre en état une Coccinelle de 1963 toute déglinguée que j’avais acquise – je l’ai revendue depuis. J’adore travailler avec mes mains, passer du temps avec les objets, qu’il s’agisse d’une voiture ou de guitares. C’est quelque chose qui me distrait et m’aère l’esprit, ça permet de ne plus se soucier de rien.” Parce qu’il appréciait les cours de français au lycée, Joseph choisit sur un coup de tête d’étudier notre langue et notre culture à l’université. Pour payer les manuels scolaires, il s’active dans des groupes de reprises sans ampleur. Les vertes années passant, c’est finalement lorsqu’il rencontre Erik Sandberg que Joseph Black s’immisce dans notre landerneau pop moderne. En plein New Brunswick (New Jersey) et avec l’aide des deux autres compères Raymond Schwab et Marc Esterow, il fait ainsi pétarader Honeydrum, quatuor prolifique qui se fend entre 2010 et 2012 d’une volée de maxis tourbillonnants chez la maison tchèque AMDISCS (Schwab n’intègre Honeydrum qu’à partir du EP Pleasures Of The Sun, 2011). La musique est souterraine, dégueulasse dans sa mise en son (“une nécessité, pas un but avoué”) mais irrésistiblement pop et organique dans ses intentions ; le chant réverbéré de crooner arraché, le syncrétisme décomplexé et les coups de foutre mélodiques évoquent immanquablement le pape défroqué de la basse fidélité Ariel Pink. Aujourd’hui, Honeydrum n’existe plus, et à mesure que la conversation avance, on comprend avec quel naturel la fin a été décrétée.

SIX FEET UNDER
En se rappelant du clip tordant de Can’t Wait To Meet You d’Honeydrum, on demande à Joseph Black si le cinéma a pu l’influencer. Il acquiesce et nous cite en bravant les aléas de sa “mauvaise mémoire” Alfred Hitchcock, Louis Malle, tout ce qu’a fait Jeanne Moreau. Mais il dévie surtout la discussion vers les séries télévisées, dont il est grand fan, comme à peu près tout un chacun depuis le début des années 2000. “Je suis accro au petit écran, c’en est pathétique. (Rires.) Ça a commencé il y a quatre ans, j’étais malade comme un chien, cloué au lit. Je me suis mis à regarder Six Feet Under et ma vie s’est consumée dans cette série. Un film peut quitter l’esprit du spectateur facilement alors qu’une série à épisodes le plonge dans une nouvelle réalité qui supplante l’ordinaire. Ça se joue à un niveau remarquablement profond, en particulier Six Feet Under, qui a changé un temps ma vision du quotidien. C’est inspirant de s’immerger dans des œuvres aussi accomplies, qui adoptent des lignes directrices claires pour dessiner un monde qui leur est propre, où tout est cohérent – quelque chose de pleinement réfléchi. En tant qu’artiste, ça incite à se confronter à un niveau supérieur de discipline. Quand on fait un disque, c’est facile de se noyer dans l’océan de possibilités offertes. Si on fait le parallèle avec notre parcours, on s’activait beaucoup avec Honeydrum, mais il n’y avait rien de structuré, pas d’intentions véritables derrière. On avait réussi à créer notre petite galaxie, mais ad hoc, éphémère. Ça peut être cool, mais je pense qu’il y a mieux à faire.”

Ainsi, alors que le véhicule Honeydrum avait permis au musicien de torcher frénétiquement les idées entassées pendant ses premières années de composition, l’envie lui est venue de tenter d’imaginer une aventure esthétique singulière, homogène et drivée par des codes bien déterminés. Ce credo va guider le fond et la forme du projet Donovan Blanc, et c’est aussi cette volonté qui pousse le compositeur à continuer de collaborer avec Raymond Schwab, rescapé d’Honeydrum. “Je compose une trentaine de démos, on s’assoit tous les deux et il intervient. Raymond me sert de bon à tirer : quand il me dit qu’une idée est bonne, je sais qu’elle mérite d’être développée. Il est aussi doué pour le voicing (ndlr. à la base, procédé d’harmonisation en jazz) des pianos et claviers. Et il a une super oreille pour la basse. En fait, il est balèze pour mettre en chair mes squelettes de compositions. Il n’est pas question d’ego, nous sommes d’une grande franchise entre nous. Surtout, nous partageons le goût du travail bien fait et l’envie d’arriver au bout de ce que nous pouvons faire de mieux.”

Pas des branleurs ! Fidèle au vœu créatif initial, avec sa pochette où apparaît en clair-obscur le visage intrigant de Christian, le meilleur ami de Joseph, Donovan Blanc enveloppe l’esprit en exhalant une sensation aboutie de trempette dans une lagune retirée et exotique. Le nom Donovan Blanc s’inspire du patronyme du parrain de la mère de Joseph, un grand chasseur et pêcheur d’Italie, nous raconte-t-il. Il ne souhaite pas en dire plus, comme il laisse planer le mystère autour du personnage qu’il désigne, un apparent séducteur imaginaire. Donovan Blanc est une “entité post-humaine”, tente-t-il avec le sourire. “C’est l’incarnation spirituelle de la musique que nous avons voulu enfanter. Les paroles sont écrites selon son point de vue, mais la production est aussi une émanation de sa personne – ce son sec, cristallin, clair et précis. Le songwriting comme la forme ont été pensés d’après une même perspective, celle de Donovan Blanc.”

Pour concrétiser ces fantasmes, avant que les prises électriques ne s’immiscent, une guitare acoustique est voulue comme l’élément central des morceaux. Joseph redécouvre ainsi avec sa vieille six-cordes en bois Yamaha le répertoire de la guitare classique via d’anciennes partitions datant du lycée où se mêlent des pièces traditionnelles et celles de Ferdinando Carulli, Heitor Villa-Lobos ou Fernando Sor. Parmi les influences encore plus précises ayant participé à faire fleurir cette roseraie d’accords qui ravit les sens, l’Américain cite l’aura indatable d’une obscure compilation, la cassette Folk Sixties (1985), que sa grand-mère lui avait donnée quand il était petit et dont il usa les bandes à l’époque avant de les redécouvrir adulte. Folk Sixties accueille des ritournelles de The Weavers, Pete Seeger, Joan Baez, We Five, Kingston Trio, Brothers Four… Une suite effectivement ensorcelante, pleine de ferveur et de tendresse. Joseph évoque également le feeling de la musique du Brésilien Jorge Ben, dont lui et Raymond sont friands – l’intitulé du single Minha Menina paraît ainsi moins incongru. Sur la piste des références, ayant déjà cité Ariel Pink, impossible de ne pas évoquer ici Holy Shit, le groupe californien de Matt Fishbeck, via le totem Felt évidemment. Splendeur immaculée, mélodies altières, atmosphère trouble, phrases musicales lettrées…

Joseph Black ne dément pas la filiation, avouant avoir une “tonne de respect” pour ces artistes, même s’il rechigne comme tout bon créateur à étiqueter son travail. On le comprend, car aussi raffinée soit-elle, la combinaison de bon goût qui s’étale sur ses partitions a du caractère. Au point d’invalider les qualificatifs trop vite énoncés. Rétro et nostalgique ? “Je ne vois pas ce qu’il y a de nostalgique dans notre musique, notre son est moderne. Ajoute que c’est lo-fi, et là je pète un plomb. (Rires.) Les instruments sont clairs comme du cristal, c’est poli, équilibré.” Romantique ? “Le terme « romantique » implique quelque chose qui relève de l’espoir, du possible – une notion positive. Or Donovan Blanc est pour moi un disque pessimiste. Ceux qui le trouvent ensoleillé restent à la surface. Je n’irai pas jusqu’à dire que Raymond et moi sommes dépressifs, mais nous ne sommes pas exactement des personnes… qui resplendissent. (Sourire.) En termes de son, le côté lumineux peut se comprendre, mais notre état d’esprit était loin d’être au diapason.” Ce contraste doublé d’une volonté de donner du sens fondent une musique vivace et taciturne qui devrait rester à jamais orpheline. Joseph Black insiste sur le fait qu’il ne souhaite pas se répéter, ni se cantonner au format pop, sa foi dans le geste artistique s’en trouvant aujourd’hui décuplée : “Venir à bout de Donovan Blanc m’a convaincu que l’on pouvait produire n’importe quoi dans n’importe quel style tant que les fondations sont bien établies.” La suite au prochain épisode.

Un autre long format ?