D’abord membre du duo The Tough Alliance avec son ami d’enfance Henning Fürst puis cofondateur au milieu des années 2000 du label Sincerely Yours pour lequel il vogue désormais en solo sous l’alias CEO, Eric Berglund s’est imposé comme l’un des fanfarons essentiels de la pop suédoise, aussi tapageur dans sa musique qu’allergique aux us et coutumes de son milieu artistique. Alors que paraît le second album de CEO, Wonderland, il était temps de laisser l’aérien Éric nous embringuer dans son monde d’une insondable superficialité. [Article et interview Jean-François Le Puil].

Nul doute qu’Eric Berglund considère les journalistes comme d’indécrottables casse-couilles. Tel un Cass McCombs équipé d’un cœur et d’un corps de Viking, le Scandinave déteste ramener sa musique et son parcours à un ramassis de détails terre-à-terre, à une succession logique d’observations et de déductions. Non, Eric Berglund n’a cure de la surface et vise plus haut, plus complexe, plus profond. En 2005, The Tough Alliance samplait d’ailleurs en français dans le texte Guy Debord sur le titre Koka-Kola Veins : “Le spectacle en général, comme inversion concrète de la vie, est le mouvement autonome du non-vivant.” En 2014, c’est Marcel Proust que CEO cite en VF sur la chanson OMG : “Les vrais paradis sont ceux qu’on a perdus.” Du situationnisme de celui qui a inspiré plus d’un vain rebelle avec son essai La Société du Spectacle (1967) à l’introspection millimétrée de l’auteur du Temps Retrouvé (1927), ces ritournelles sont-elles des supports créatifs assez mastoc pour se mesurer aussi naïvement à de telles cathédrales réflexives ? Pas vraiment, au mieux on interprète cela comme des clins d’œil de connivence qui claquent, au pire on se dit que le songwriter est un crâneur qui fait dans l’esbroufe. Le même sentiment ambivalent de sincérité/fatuité affleure à la lecture des rares interviews d’Eric Berglund.

S’il préférerait avant tout que l’éloquence de sa musique parle d’elle-même, ses tirades consenties sur le sens de son travail et (donc) de la vie sont aussi rafraîchissantes et iconoclastes qu’absconses et mouvantes ; en ressort un appétit artistique fait d’ambition idéaliste, d’indépendance et du goût de la nuance. “Entre The Tough Alliance et CEO, c’est simplement la musique d’une même personne qui a quelques années de plus et donc une vie et des influences différentes. Eric est quelqu’un qui n’invente pas de personnage, il a toujours écrit dans ses chansons ce qui se passe dans sa tête à une période donnée”, nous confie le Français Ben Chollet, responsable du label parisien 25 Years & Running (nommé ainsi d’après un morceau de The Tough Alliance) et moitié du duo Champions League. Avant ses activités actuelles, Ben a assuré pendant plusieurs années la promotion du label suédois Service sur lequel évolua The Tough Alliance avant le départ du tandem en 2006. Si cet initié proche d’Eric nous avoue que pour lui, “il n’existe pas de scène suédoise” à proprement parler, le parcours de Berglund s’inscrit d’évidence dans un âge d’or de la pop de là-bas porté par des maisons de disques artisanales comme Service, donc, mais aussi Labrador, Information et Sincerely Yours – cette dernière fondée par Eric Berglund et Henning Fürst après leur départ de Service.

En une décennie d’émulation, de Jens Lekman à jj, d’Acid House Kings à Studio, de The Embassy (“LE groupe qui fait l’unanimité auprès des autres”, précise Ben) à The Honeydrips, d’Air France à The Radio Dept., ces labels ont renouvelé et enflammé chacun à leur manière des paysages sonores allant de la sémillante pop sixties à la flamboyance contrite de The Smiths, de la jubilation house de Saint Etienne au shoegazing le plus sensoriel, de l’electropop bleutée de New Order et Pet Shop Boys aux hymnes à guitares rassembleurs du label Creation, sans oublier des accointances baléariques, hip hop ou french touch. Au milieu de ce tintamarre orgiaque, Eric Berglund a d’abord produit avec The Tough Alliance une musique exaltée à l’incroyable potentiel euphorisant (l’enchaînement indépassable My Hood et Koka-Kola Veins sur le premier album The New School en 2005), faite de rythmiques benoîtement imparables, d’un chant rameutant et de slogans assénés, comme du punk monté sur des beats à réaction et tapissé d’orchestrations synthétiques. Puis la fête à neuneu s’est muée peu à peu en carnaval vespéral aux émotions davantage nuancées, à la vulnérabilité mieux polie, les offensives dansantes se faisant également de plus en plus racées. Dans ce parcours, Wonderland fait figure de brillante démonstration bariolée, onirique et surprenante, dont l’envie de fédérer coïncide avec une constante et émouvante volonté de se révéler. À cette occasion, l’inféodé aux codes Eric Berglund devise pour nous sur son attitude et ses passions.

Toutes les interviews de CEO – comme celle-ci – se font par courriel. Existe-t-il une raison spécifique à cela ? En prenant ainsi ton temps et le recul nécessaire pour répondre, s’agit-il pour toi d’exprimer au mieux ta vision très personnelle d’une musique totale ?
Eric Berglund : J’apprécie rencontrer les gens et discuter avec eux les yeux dans les yeux quand on a le temps pour le faire, quand on peut apprendre à connaître l’interlocuteur et que le contact s’établit naturellement. Mais en ce qui concerne les interviews, ces conditions sont rarement réunies, alors l’email reste la meilleure alternative. Tu as raison quand tu dis que c’est la manière la plus pertinente de répondre pour moi, car CEO représente à mes yeux des choses très compliquées auxquelles j’ai besoin de réfléchir pour pouvoir les exprimer correctement. Et c’est essentiel pour moi de les expliquer le plus clairement possible. Par ailleurs, en parler avec quelqu’un que je ne connais pas m’intimide, et ce que je peux être amené à dire dans ce contexte ne correspond pas forcément à ce que je ressens exactement, alors je me sens bête.

L’imagerie énigmatique autour de CEO est aussi une marque de fabrique de ton label Sincerely Yours. Cette capacité à mêler discrétion et fascination, est-ce quelque chose dont tu parles avec les musiciens avant de les signer ? D’ailleurs, existe-t-il vraiment des contrats écrits entre ton label et les artistes ?
Ah ah, non, pas du tout ! Pour les artistes qui gravitent autour de Sincerely Yours, cette attitude paraît simplement naturelle, ce n’est pas un sujet de conversation entre nous. Nous n’essayons pas consciemment d’être discrets ou mystérieux, ça me fatigue tellement d’entendre cela à notre sujet d’ailleurs. Je ne sais même pas ce que je devrais dévoiler nous concernant, quelles informations donner ou comment les donner. Je ne peux rien faire d’autre que ce qui me vient naturellement du cœur. Je ne suis pas attaché commercial, encore moins journaliste. Je suis juste un garçon qui se doit de chanter à propos des choses divines qui se passent à l’intérieur.

J’ai interviewé le patron du label Labrador il y a quelques années, Johan Angergård. Apprécies-tu cette maison de disques ? La reconnais-tu comme un précurseur en matière de pop dans ton pays ou n’en as-tu rien à faire ?
Pour être honnête, je ne connais pas et j’ai le sentiment que si j’étais susceptible d’être touché par ce qu’ils font, je saurais qui ils sont (ndlr. une indifférence polie et réciproque puisque Johan Angergård répondait au sujet de Sincerely Yours il y a trois ans dans magic n°149 : “Je ne leur ai jamais adressé la parole… J’aime bien jj, et aussi un peu Air France. J’apprécie l’electro, mais je trouve que ce genre d’artistes manque de profondeur. Tu ne me vois pas signer un groupe de Sincerely Yours sur Labrador ? Oh si, pourquoi pas, mais le problème c’est qu’ils ne sont pas assez bons ! (Rires.)”).



Nous avons fait jouer jj à Paris en 2010 puis The Embassy en 2012. À chaque fois, le groupe a descendu un bon légionnaire de vin rouge sur scène. S’agit-il d’une manie propre aux esthètes de la pop suédoise ?

Nous les Vikings aimons boire – sur scène, en dehors de la scène, n’importe où. En ce qui me concerne, c’est souvent le cas lors des situations de la vie sociale où je me sens facilement mal à l’aise – un dîner, certains rendez-vous, ou en concert par exemple. Dans ces moments-là, c’est pratique de laisser le vin couler à flots. En un sens, c’est dommage parce que c’est aussi une manière de biaiser et de fuir, mais ça reste super fun !

Dans une interview, tu as dit de Paris qu’elle est la ville de la tentation. Qu’entends-tu par cela ?
Si tu as certains désirs enfouis dont tu es conscient et que tu essaies d’y faire face de manière profonde, sans faire semblant, alors Paris est un endroit magnifique et excitant pour le faire. Parfois, c’est aussi un passage obligé – disons que c’est l’équivalent de l’acid test, encore et encore.

À quelles tentations apprécies-tu de succomber ?
Diverses substances intoxicantes, la beauté en général et les filles en particulier – mais “apprécier” n’est pas un terme approprié.

Ton compatriote Zlatan Ibrahimovic joue au Paris Saint-Germain aujourd’hui. Cela ajoute-t-il à ton admiration pour lui ?
Tout ce qu’accomplit un miracle de la création ne peut qu’ajouter à mon admiration. J’étais au Parc des Princes pour le match contre Bastia en octobre dernier, et j’ai vu, de mes propres yeux vu, la magie opérer. Je n’arrivais pas à y croire, j’ai tellement crié que j’en ai perdu la voix. J’ai aussi pratiqué le taekwondo et je peux faire la même chose que lui (ndlr. contre Bastia, Ibrahimovic a inscrit un doublé avec un but marqué d’une aile de pigeon retournée dont lui seul et sa souplesse ont le secret). Zlatan et moi sommes des frères d’armes, nous avons été à la guerre ensemble dans d’autres vies – pour de vrai.

Tu appréciais la série télévisée Hannah Montana, confiant même que tu aurais aimé que le personnage principal joué par Miley Cyrus soit ta petite sœur. Comment as-tu réagi en voyant l’adolescente ingénue se transformer récemment en femme fatale provocatrice ?
Ça a été un peu difficile à vivre parce que je suis obsédé par les princesses et la notion d’innocence, mais d’un autre côté, j’ai trouvé ça plutôt cool car je suis également obnubilé par l’idée de pouvoir agir de façon délurée, de se dévergonder sans se soucier de l’avis des autres. J’ai vite décelé ce côté sauvage chez elle, c’est pour cela que je l’ai toujours aimée – son regard nous le fait sentir, avec cette lueur à la do or die, du genre “j’ai ce truc en moi qu’il faut que j’extériorise coûte que coûte et si tu te mets en travers de mon chemin tu vas te faire renverser”. Zlatan a aussi cela en lui.

TRIP MORALISTE
Le tapage concernant Miley Cyrus et ses petites provocations inattendues m’a fait penser à une phrase de l’écrivain russe Gogol : “Jamais la pitié ne s’empare aussi fortement de nous qu’au spectacle de la beauté atteinte par le souffle délétère de la débauche.” Qu’en dis-tu ?
Je vois ce que tu veux dire mais la planète entière est atteinte par ce souffle délétère, pas seulement ma girl Miley. C’est simplement parce que c’est une jeune fille qui prend possession d’une scène que tout le monde se met à s’enflammer. Or elle n’est que le résultat de ce que ce monde de cinglés fait aux gens, à n’importe qui. Sauf que certains préfèrent le cacher. Si tu ne le reconnais pas, il serait temps que tu te réveilles. Rends-toi compte de ce qui se passe. Les gens sont déboussolés, tu l’es, et moi aussi.


As-tu déjà été confronté à l’intolérance ou au puritanisme ?
Toujours, dans tous les domaines. Amour, responsabilités, drogues, sexe, argent… Si tu t’entêtes à te fier à ton cœur, les gens te chercheront toujours des noises et essaieront de te rabaisser pour que tu te conformes à leurs normes. Parce qu’ils flippent leur mère. La société dans son ensemble n’est qu’un immense trip moraliste sans aucune signification profonde. Il n’y a pas d’amour derrière, aucune notion pertinente ni de sensibilité particulière pour ce qui peut être réellement constructif ou destructeur. Pour arriver à la lumière, il faut passer par l’obscurité. Et il faut en témoigner, le montrer aux autres, s’extérioriser. Si tu te sens de sniffer deux grammes de cocaïne en trente minutes, de foutre un coup de genou sauté à quelqu’un ou de déchiqueter au couteau la robe Kenzo de la petite amie de ton pote, alors tu devrais en parler et peut-être que l’envie de le faire te passera. Le monde dans lequel nous sommes serait tellement plus lumineux et éclatant si les personnes qui y vivent exploraient en profondeur leurs émotions et leurs désirs, y faisaient face et osaient les exprimer à haute voix.

En parlant de la France et d’écrivains, on entend une citation de Proust à la fin de la chanson OMG : “Les vrais paradis sont ceux qu’on a perdus.” En quoi cette phrase résonne-t-elle particulièrement en toi ?
Carrément ! J’apprécie tellement Proust… Je déteste même réaliser à quel point je m’identifie à ses écrits. Je pense que cette phrase a un sens différent pour moi, pour l’auteur et pour les personnages. Dans mon interprétation, ça signifie que le paradis tel qu’imaginé par l’esprit est une fantaisie, il n’existe pas. La vie n’est pas parfaite et ce que tu espères en faire est toujours une illusion. Le désir acharné de vouloir que l’existence ressemble à un certain idéal fait d’elle un enfer. Le seul paradis qui vaille est une vie où on n’a aucune exigence sur la vie, où on l’autorise à n’être que ce qu’elle est exactement. Ce seul vrai paradis est perdu pour nous mais il continue malgré tout d’exister ! À la condition d’émanciper nos esprits. Demande aux arbres, aux montagnes et aux loups. Je l’ai entraperçu.

The Tough Alliance peut-il être envisagé comme un paradis perdu de ton parcours ?
The Tough Alliance peut ressembler à un paradis seulement aux yeux de quelqu’un qui ne l’a pas traversé comme je l’ai traversé. C’était magique mais loin d’être pacifique. Ceci dit, je vois en quoi on pourrait le considérer comme un bel endroit où il fait bon puiser force et inspiration, et si c’est ta définition du paradis, alors peut-être que ça l’était.

Tu aimes à dire que tu n’es pas un vrai musicien et un individu assez timide en général. N’est-ce pas contradictoire avec le rôle de patron de label qui implique de prendre des décisions pour les artistes et de faire preuve d’autorité ?
C’est tellement vrai ! Tu comprends à quel point c’est compliqué ?! Et après tu te demandes encore pourquoi nous sommes tellement discrets, différents ou je ne sais quoi d’autre… Mon esprit n’a pas la moindre idée de la manière dont tout cela fonctionne, mais mon cœur est un putain de Dieu. Je n’ai aucune autorité et je ne suis directeur de rien du tout. On parle juste d’un mouvement animé par un enfant hypersensible et lunatique, et bordel, c’est pour ça que c’est génial, c’est pour ça que c’est différent de tout le reste. Sincerely yours baby, pour la vie.

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TÉMOIGNAGE DE BEN CHOLLET (Champions League, ex-Service, ami d’Eric Berglund)
“J’ai découvert The Tough Alliance en même temps que The Embassy et Studio, vers 2005 ou 2006, mais j’ignorais encore qu’il y avait un lien entre ces groupes. En 2008, ma copine de l’époque habitait à Stockholm. J’ai voulu l’y retrouver et mes études me donnaient l’opportunité de faire un stage. J’ai cherché sur Internet quelles entreprises pouvaient m’intéresser, et dans la catégorie “labels” , je n’ai retenu que Service. J’ai compris à ce moment-là le lien entre mes formations favorites. J’ai envoyé un email au boss Ola Borgström, qui m’a expliqué que Service n’était pas une entreprise classique, qu’il n’y avait pas d’organisation et donc pas de poste. Il m’a tout de même pris avec lui pour essayer de trouver de nouvelles idées pour faire face à la crise du disque. J’ai passé un an là-bas à discuter avec Ola dans des cafés, des parcs, à jouer au foot et à sortir. La promotion se résumait à un email groupé de quatre lignes tous les six mois et deux ou trois emails personnels à des journalistes qui suivaient le label. C’était sa volonté de ne pas faire trop de promotion. J’ai connu CEO à mon retour de Stockholm en 2009. Ce n’est qu’à ce moment-là, à Paris, que nous sommes devenus très proches avec Eric. Lorsque j’habitais à Stockholm, lui habitait à Göteborg et était en froid avec Ola – à l’époque, seuls un membre de The Embassy et Ola avaient quitté Göteborg pour Stockholm. Je pense que la volonté d’Eric et de beaucoup de ces artistes de ne pas donner d’explications sur qui ils sont ou ce qu’ils font est résumée dans le sample d’A New Chance de The Tough Alliance : “It’s not a question of understanding it man, if you feel it, you feel it. Stupid .” Même si Service a fermé ses portes l’année dernière, l’aventure a été un succès pour beaucoup. Le label a permis de faire connaître certains des artistes les plus intéressants des années 2000. Ola Borgström a toujours dit qu’il n’était motivé par aucune ambition si ce n’est celle de créer une bulle agréable pour lui-même, ses amis et les gens qui partagent ses goûts. Cette bulle existe encore et existera toujours.”
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Un autre long format ?