Mark Kozelek voudrait que l’on revienne toujours à sa musique, celle qu’il a créée avec Red House Painters, sous son nom ou celui de Sun Kil Moon. Hostile au dialogue, taciturne mais tellement émouvant, le chanteur américain est une personnalité complexe et passionnante. Entre rage froide, mélancolie collée à la peau et vénération inouïe de Led Zeppelin, Mark Kozelek nous livre ici quelques pistes. Difficile de percevoir entre les silences ses obsessions bien réelles, les tissus de son enfance ou ses fantômes musicaux. [Article Lyonel Sasso].


Milieu des années 90, deux images marquent notre Californie personnelle. Deux pochettes, deux cartes postales intimes en noir et blanc. La première montre un long escalier sombre et usé menant vers un étage à la fois lumineux et glauque : 41 (1994) de Swell. Détonateur vénéneux de guitares sèches et de soleil voilé par la brume. La voix coupante de David Freel résonne encore en nous. La seconde, c’est un chalutier plombé sur une mer sépia : 60 Watt Silver Lining (1996) de Mark Eitzel. La mélancolie et l’ailleurs réunis sur une ligne d’horizon. L’ombre d’un départ, le silence posé d’une traversée – une certaine solitude. Ces ports imaginaires où tout commence et où tout prend fin, ces bouts du monde fantasmé portent une voix, celle de Mark Kozelek et de son San Francisco. Tout est d’une cohérence froide et inquiétante chez cet homme de peu de mots, réfugié dans les contours opaques de l’enfance et régurgitant les accrocs de l’adolescence – ce passage douloureux fait de coups et traversé par les drogues. Le programme ? Cure de valium pour contrer la monotonie, l’ennui et la folie. Ce chaos a longtemps été contenu dans les compositions austères et maîtrisées de Red House Painters.

Une rage froide qui s’est retrouvée vite accompagnée par bien d’autres artistes comme Codeine, American Music Club ou encore Idaho. Génération incroyable, recrachée juste après le vacarme et la fureur du grunge. Plus de vingt ans après, ce mouvement garde encore intact son pouvoir évocateur. On parlait de cohérence et c’est exactement ce qui caractérise la discographie de Mark Kozelek. Que ce soit avec Red House Painters, Sun Kil Moon ou sous son propre nom, les pochettes de sa discographie entamée avec Down Colorful Hill (1992) de RHP se fédèrent dans une incroyable harmonie. Tous les collectionneurs des albums de Kozelek étalent de temps à autre cette merveilleuse panoplie d’instantanés étranges et troublants. Ces pochettes semblent poursuivre un même sentiment, une émotion. L’intéressé, à cette remarque, enfile sa carapace faite d’échardes : “Je ne suis pas sûr. J’ai réalisé la plupart d’entre elles moi-même. La photographie est quelque chose qui me vient facilement, sans batailler.” Le jeu d’échecs commence. Un dialogue partagé entre le silence et la fureur.



CONTRE-COURANT
Mark Kozelek donne peu. Pour lui, la parole est vouée à l’échec, elle ne dit rien, elle salit le mouvement et la variation de la musique. C’est trop de désagréments. Le répertoire de Sun Kil Moon est un territoire à la fois doux et tempétueux, mais c’est surtout un territoire d’indépendance et de résistance. Le personnage est volontairement décalé. Kozelek a toujours été un peu à contre-courant. Par exemple, à vingt-six ans, il ne possédait toujours pas son permis de conduire aux États-Unis, ce qui représente là-bas un suicide social plutôt abouti. On sent un acharnement dans cette façon de créer et de se positionner. Encore plus aujourd’hui où les jauges et les attentes ne sont plus les mêmes. Mark Kozelek en ricane : “L’état actuel de l’industrie du disque est juste hilarant. J’ai rencontré il y a peu un chanteur qui était très excité que son album ait été écouté 900 000 fois en streaming. Malheureusement, il a seulement été téléchargé 4 000 fois. C’est juste marrant de voir comment les artistes évaluent leur succès en fonction des vues sur YouTube. À l’inverse, j’évalue encore mes ventes effectives de disques et de places de concert. Le cirque médiatique, l’hystérie de l’abondance, très peu pour lui. Sa quête sera toujours de saisir le bref instant qui lie l’innocence à la musique, la recherche de la rareté et du fugitif.

Un tel travail de maturation, de retour proustien sur ses propres obsessions familiales et musicales, on le retrouve tout au long du sixième LP de Sun Kil Moon, Benji (2014). Pour fouiller le passé, pour traîner ses fantômes, Mark Kozelek possède une formidable passerelle : sa voix. Elle est l’essence de sa musique, l’élément indispensable, fort et fragile à la fois. Elle est ce lien émouvant avec ce qui n’est plus, avec ceux qui nous ont quittés. A-t-il saisi rapidement le fort pouvoir évocateur de sa voix ? Taciturne, il lâche tout de même : “Dès l’enfance, je pense. Je crois que certaines personnes « l’ont » et d’autres non. Si je me contente d’être assis là et de jouer de la guitare, les gens ne vont pas prêter attention, mais quand j’ouvre la bouche et qu’il en sort du son, ils tendent à m’accorder leur attention. Je ne sais pas à quoi ça tient.” Ce chant plein de candeur peut nous faire trembler également car il suinte d’une colère terrible. Comme lorsque Mark Kozelek râle durant ses concerts après le son, le public, la programmation, le goût de la bière. Kozelek n’a pas de filtre, alors il s’est emmuré. Du coup, parfois, depuis sa meurtrière, il dégomme. Notamment sur la santé de la critique musicale. “Eh bien, voici une interview élégante, mais j’ai zappé d’autres questions que j’ai reçues par ailleurs. Je ne sais pas vraiment quoi en dire… Peut-être que j’ai vieilli. C’est comme pour certaines critiques que je lis ou des interviews que j’ai données. En tout cas, ce dont je suis sûr, c’est que la plupart des magazines n’ont pas assez de budget pour embaucher des journalistes potables.” Vachard et tendu à l’extrême, le monsieur manie peu les compliments, ou bien quand il en fait, ils ressemblent à de la dynamite.


« SI JE ME CONTENTE D’ÊTRE ASSIS LÀ ET DE JOUER DE LA GUITARE, LES GENS NE VONT PAS PRÊTER ATTENTION, MAIS QUAND J’OUVRE LA BOUCHE ET QU’IL EN SORT DU SON, ILS TENDENT À M’ACCORDER LEUR ATTENTION. JE NE SAIS PAS À QUOI ÇA TIENT. »

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VAMPIRISATION
Pourtant, derrière la raideur, il y a les belles failles qui regorgent de fixettes. Led Zeppelin et le film The Song Remains The Same (1976), Simon & Garfunkel, le jeu de guitare de Neil Young – il n’y a qu’à écouter sa reprise hallucinante de Silly Love Songs de Paul McCartney sur Songs For A Blue Guitar (1996) de Red House Painters pour s’en convaincre. Ces fantômes musicaux viennent donc hanter Kozelek même lorsqu’il s’adonne à l’exercice casse-gueule de la reprise. Car la relecture est également un aspect obsessionnel chez lui, une sorte de béquille émotionnelle, une fugue que l’auteur apprécie, secrètement. Ça débouche forcément sur une étrange vampirisation. Sa façon de reprendre les compositions des autres est unique, comme s’il en retirait l’âme. Le changement de forme est radical, et pourtant, l’essence de la chanson est intacte. Mark Kozelek nous précise de manière définitive : “La plupart du temps, j’arrive juste à surprendre le public. Je suis passé par divers stades avec les reprises – par exemple, je n’en ai pas joué une seule cette année en tournée. Les reprises, c’est comme les filles avec qui tu ne couches que quelques fois, et puis tu passes à autre chose. Je ne m’attarde pas sur mes reprises, je n’ai de passion particulière pour aucune d’entre elles.” Toujours mettre de la distance, toujours évincer du dialogue l’intime. Dans Benji, le chanteur se livre pourtant sans retenue. La musique semble être là pour révéler, doucement, les choses les plus enfouies. Dans Ocean Beach (1995) de Red House Painters, le titre Over My Head était une première ouverture vers l’instinct et l’improvisation. Songs For A Blue Guitar poursuivait cette approche instinctive.

Among The Leaves (2012) de Sun Kil Moon paraît être un autre moment de basculement avec son contour plus frontal. Maussade, Kozelek donne sa réflexion sur le temps qui passe : “Je ne sais pas comment on peut croire qu’il n’y a pas de tournant. La vie change, l’environnement change, et musicalement, un artiste doit se sentir fatigué de lui-même après un certain temps.” Ce temps qui l’effraie totalement, il le manipule et le maltraite durant ses disques en composant par exemple une chanson de deux minutes alors que plus loin, il aligne la dizaine de minutes pour une autre composition. Le temps, il l’éprouve aussi face aux autres durant un concert, ce qui renvoie forcément un sentiment blindé d’ambiguïté. “Jouer sur scène est quelque chose que je n’ai jamais vraiment maîtrisé. Chaque soir de concert, c’est comme un rendez-vous en aveugle. Certains publics sont bienveillants et respectueux, d’autres arrivent saouls et marmonnent. Tu dois sans arrêt t’adapter. Il y a les bons concerts et les mauvais. À chaque fois que je joue dans une salle qui sert de l’alcool, soit 95% des cas, je vais avoir des ennuis à un moment ou un autre.” Mark Kozelek rumine souvent, le sourcil inquiet – accroché à l’angoisse, à ses presque cinquante piges et à sa propre mortalité. Benji est baigné par les morts, le fracas des disparitions. La musique y est d’ailleurs légèrement en retrait, plus fine, uniquement accompagnatrice. Drôle de disque bavard où l’on saisit que la vie est pleine d’adieux.

Il reste quoi alors ? Eh bien, ce qui a toujours été. Une émotion que l’on retrouve dès 1993 chez Red House Painters sur un titre bouleversant comme Katy Song. Une émotion qui nous conduit aux escaliers de 41 et au chalutier photographié au loin par un Mark Eitzel bouffé par ce même sentiment qui fit dévaler la route à Kerouac : la mélancolie. La discographie de Mark Kozelek est une sorte de passerelle entre le Vieux Continent et la Californie. On peut y entendre la saudade portugaise. Que l’on soit sur le port de Lisbonne ou à San Francisco, on ressent ce même sentiment de langueur. Kozelek l’avoue : “Oui, je suis attiré par la mélancolie depuis que je suis gamin. Évidemment, j’ai aimé le metal, mais en fin de compte, je préfère la musique calme. J’ai profondément accroché à celle de Simon & Garfunkel quand j’étais môme, et aux morceaux acoustiques de Led Zeppelin et Neil Young.” Obsessionnel pedigree… Il ne cesse d’y revenir, comme ce temps où il se disait que l’école n’était pas faite pour lui, ce temps où il s’est instinctivement éloigné des autres, ce temps où seul dans sa petite piaule, il chantait de manière grave et majestueuse. Finalement, rien n’a vraiment changé. C’est peut-être ce qu’il y a de plus beau et de plus touchant dans la musique de Mark Kozelek : la permanence du silence et de la fureur.

Un autre long format ?