Une collaboration entre Joe Pernice et Norman Blake pouvait difficilement décevoir, à défaut de surprendre. Auteur-compositeur prolifique avec Scud Mountain Boys et Pernice Brothers, le premier écrit les chansons de The New Mendicants quand le second y pose son inimitable patte pop qui fit les grandes heures de Teenage Fanclub. Les deux semi-légendes ont récemment quitté leur Ontario d’adoption pour une virée en Europe et des concerts magiques. Conversation débonnaire avec deux orfèvres pop. [Interview Matthieu Grunfeld et Vincent Théval – Photographies Éric Pérez].

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Comment vous êtes-vous rencontrés ?
Norman Blake : Notre première rencontre date du jour où George Bush Jr. a volé son élection. C’était en novembre 2000 et nous partagions la même affiche à Londres. Chacun connaissait la musique de l’autre, mais on a vraiment fait connaissance cette nuit-là. Et il y a un an et demi, j’étais en Norvège avec Robyn Hitchcock pour produire l’album d’un groupe local, I Was A King. Ils avaient fait appel à Pat Berkery pour jouer de la batterie, lequel avait fait partie de Pernice Brothers. Je lui ai dit que j’avais récemment emménagé à Toronto avec ma femme et il m’a appris que Joe y vivait. Un échange de mails et deux semaines plus tard, Joe et moi prenions un verre à Toronto et décidions de former un groupe. C’est aussi simple que ça.

Dès le début, était-il évident pour vous que cette collaboration déboucherait sur un album (Into The Lime, 2014) ou cela s’est-il dessiné petit à petit ?
Joe Pernice : On n’y a pas trop réfléchi mais quand tu commences à écrire des chansons, la logique veut que tu les publies, que tu sortes un disque. En revanche, ce qui n’est pas évident, c’est de déterminer la manière dont tu accompagnes cette sortie. On ne savait pas si on allait donner des concerts, s’embarquer dans des tournées, etc.

Comment avez-vous choisi le nom The New Mendicants ?
JP : C’est une étrange coïncidence. Je venais d’écrire une composition de Scud Mountain Boys intitulée The Mendicant, et à peine quelques jours après, Norman m’a proposé de nous appeler The Mendicants. C’était bizarre d’autant que ça n’est pas un mot courant. J’étais partant pour ce blase, mais en le “googlant”, on s’est aperçu qu’il y avait déjà des groupes appelés ainsi, même s’ils n’existent plus aujourd’hui me semble-t-il – toutes mes excuses aux Mendicants s’ils sont toujours en activité et publient des tonnes de disques, je n’ai pas entendu parler d’eux en tout cas, mais ce n’est pas de leur faute, c’est de la mienne. (Sourire.) On a donc utilisé le coup classique, ajouter “New” devant le nom comme le faisaient les vieilles formations folk.

Vous avez travaillé sur la bande originale d’un film adapté du livre de Nick Hornby, A Long Way Down (2005).
JP : Oui, enfin on a essayé, mais ils n’ont pas retenu nos chansons. On en a gardé deux ou trois pour Into The Lime.

Sur scène, vous reprenez beaucoup de morceaux de Pernice Brothers et de Teenage Fanclub. Comment les avez-vous choisis ?
NB : On joue à peu près huit titres de notre disque en concert mais ce n’est évidemment pas suffisant pour tenir un spectacle d’une heure et demie, alors on en a pioché quelques autres dans nos répertoires respectifs pour compenser. Ceci dit, on s’écarte souvent de ces choix initiaux, pas intentionnellement mais parce qu’on oublie d’écrire nos setlists. (Rires.) C’est agréable de rejouer des chansons que nous n’avons pas interprétées depuis longtemps ou qui n’ont jamais été jouées en acoustique – Everything Flows et I Don’t Want Control Of You fonctionnent bien dans ce contexte par exemple. On les a même encore simplifiées depuis nos premiers concerts en constatant que les spectateurs écoutent vraiment attentivement quand on se met à jouer très doucement.

POTERIE
Vous vous êtes embarqués dans une tournée à petit budget. Conduisez-vous vous-mêmes la voiture ?
JP : Oui, et on aurait piloté l’avion nous-mêmes si on nous avait laissé faire.
NB : Ils n’ont pas accepté ma licence de pilote. (Rires.) Nous avons tourné en Espagne récemment, nous sommes arrivés en avion et avons loué une voiture sur place. Notre équipement est léger, tout est là. (Il désigne deux étuis à guitare, des sacs et des valises posés dans le lobby de l’hôtel.) C’est une façon agréable de travailler. Hier soir, on n’a même pas fait de balances avant le concert. On a juste demandé à avoir un son clair, un brin de réverb’, et voilà.
JP : J’aime bien voyager de la sorte. Entre deux concerts, tu peux faire ce que tu veux, tu es libre comme l’air.
NB : Attendez, je vais vous montrer ce que l’on peut faire quand on conduit soi-même le véhicule en tournée. (Il se lève et part farfouiller dans sa valise.)
JP : Quand tu te déplaces dans un van, tu n’as pas l’impression d’être une personne lambda qui voyage normalement. Si on veut s’arrêter, visiter quelque chose, on le fait. Ah, Norman va vous montrer les…
NB : (Il revient en tenant fièrement à la main deux petits paquets blancs.) Voilà ce qu’on peut faire quand on voyage ainsi. Joe, raconte l’histoire !
JP : On avait un jour off après le concert de Birmingham et Norman a demandé sur Twitter ce qu’on pourrait bien faire. Quelqu’un a répondu : “Je travaille dans l’un des derniers fours à poterie à vapeur en activité.” C’était à Stoke, qui était autrefois une ville tournée vers la poterie. Cette femme – une fan – nous a invités à venir visiter le musée et à faire nous-mêmes de la poterie. Et voilà, on s’y est rendu pour quelques heures.
NB : (Il défait les paquets blancs pour nous montrer deux petits pots en terre cuite.) On les a polis et ils les ont cuits pour nous. Le mien est d’une forme plutôt conventionnelle, celui de Joe est plus original. (Sourire.)

Vous devriez en faire la pochette de votre prochain disque.
JP : Oui, on l’appellera Two Pots EP. (Rires.)
NB : Entre autres activités, nous nous sommes aussi rendus sur les tombes de Nick Drake et Sylvia Plath.
JP : On essaie de bien manger aussi, de bien boire… Enfin, pas quand on roule évidemment. (Sourire.) C’est une façon de tourner bien plus civilisée.

Sur scène, vous reprenez Finding You des Go-Betweens. Y a-t-il une raison particulière ?
NB : Quand on a joué en Australie l’an passé, on s’est dit que ça serait top de reprendre un titre d’un groupe australien. Il se trouve que Teenage Fanclub et The Go-Betweens ont tourné ensemble en Espagne quelques semaines avant la mort de Grant McLennan. Et les Go-Betweens jouaient cet extrait d’Oceans Apart (2005) qui venait de sortir. Grant était un ami et il m’a appris à le jouer. C’était un gars brillant… La tournée s’est achevée à Bilbao et une dizaine de jours plus tard, il disparaissait. Quel choc… On a tourné en Australie avec The New Mendicants l’année dernière et c’était la première fois que j’y retournais depuis sa mort. J’ai voulu reprendre Finding You pour rendre hommage au compositeur génial et à l’homme amusant qu’il était. Quand on a joué à Brisbane, Robert Forster est venu au concert car il avait entendu dire qu’on faisait cette reprise. Ça a dû être particulièrement horrible pour Robert, cette disparition brutale. D’habitude, quand un groupe se sépare puis se reforme, ses nouvelles compositions sont rarement aussi bonnes que les anciennes. Or les albums que les Go-Betweens ont enregistrés après leur reformation sont aussi bons sinon meilleurs que les premiers.

Comment avez-vous travaillé ensemble sur l’écriture ?
NB : Pour l’heure, c’est Joe qui a écrit toutes les chansons.
JP : J’écris vite et facilement. J’apportais des ébauches à Norman et on les travaillait ensemble avant de se poser la question de la meilleure façon de les enregistrer. Ça s’est dessiné au fur et à mesure. Parfois, je sais d’avance comment je veux qu’un album sonne, mais en l’occurrence, il s’agit d’une collaboration entre Norman, Mike (ndlr. Belitsky) et moi, alors je voulais qu’ils puissent s’exprimer. Et j’avais hâte d’entendre le résultat ! L’écriture aiguille l’ambiance du disque, on ne peut pas le nier, mais le son et la forme sont venus petit à petit. Ce processus était excitant à vivre.

As-tu composé ces titres spécialement pour ce projet ?
JP : Oui, à l’exception peut-être de Sarasota, qui est légèrement plus ancien. Tous les autres datent d’après notre décision de jouer ensemble. Souvent quand j’écris, je sais pour quel projet est destinée telle chanson.

Lifelike Hair est coécrite par ton fils ?
JP : Oui, il avait six ans à ce moment-là. (Sourire.) Mike a écrit les couplets et mon fils le refrain.
NB : À sept ans, c’est un songwriter déjà prolifique que Joe spolie sans vergogne en lui volant toutes ses idées. (Rires.)
JP : Il est mineur alors ce n’est pas vraiment du vol ! Il se les appropriera à un moment donné – enfin, pas avant un bon moment j’espère. (Rires.)

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CULTE
Vous vivez tous les deux dans l’Ontario, une région très éloignée de vos villes natales. En quoi cela a-t-il affecté vos relations au quotidien et la manière dont vous travaillez ?
NB : Le seul changement traumatisant auquel il a été difficile de s’adapter, c’est le froid. Quand il fait – 22 degrés dehors et que le vent souffle, j’avoue que j’ai du mal. Surtout quand j’ai trop picolé la veille avec les potes, que j’ai une énorme gueule de bois et qu’il faut démarrer la journée en soulevant trois tonnes de neige à la pelle pour pouvoir sortir de la maison. (Rires.) En dehors de ça, ma vie n’a pas tellement changé depuis que je me suis installé au Canada. Si j’étais venu il y a dix ou quinze ans, je pense que ça aurait été différent. Aujourd’hui, tu peux garder facilement contact avec tes proches grâce à Internet, envoyer des fichiers musicaux à l’autre bout du monde en un seul clic. Il n’y a plus de corrélation entre la distance géographique et la proximité affective ou artistique. Il suffit de s’organiser de manière plus rigoureuse. Le prochain album de Teenage Fanclub est à moitié terminé et nous venons de passer quelques semaines en studio en France pour l’enregistrer. Ceci dit, Glasgow me manque parfois, c’est une ville tellement dynamique et créative. Nous y sommes passés il y a quelques jours et j’étais ravi de retrouver mes vieux amis le temps de quelques bières.
JP : Ma femme et moi avions habité à New York auparavant et j’adorais cette ville, mais pour élever les enfants, il a fallu trouver un endroit plus calme. Pour ce qui me concerne, cela ne m’a jamais posé de problème. À de très rares exceptions près, je n’ai jamais habité dans la même ville que mes amis ou ma famille. Par ailleurs, je n’ai jamais été un noctambule et je n’ai jamais eu envie de faire partie d’une scène – d’ailleurs aucun de mes groupes n’a jamais passé beaucoup de temps à répéter.
NB : Nous non plus ! Nous avons toujours détesté les répétitions, c’est tellement plus ennuyeux que d’enregistrer un disque.

Pernice Brothers et Teenage Fanclub ont en commun d’être cultes. Quel serait aujourd’hui votre définition du succès ?
NB : À mon avis, “groupe culte” est simplement une expression commode pour désigner des artistes qui ont dépassé la quarantaine et qui n’ont jamais réussi à vendre autant d’albums qu’ils l’auraient cru au départ.
JP : Ah bon, c’est donc ça…
NB : Oui, je t’assure. J’ai eu plusieurs fois l’occasion de travailler avec Alex Chilton lorsque Big Star s’est reformé pour des concerts. Alex éprouvait des sentiments très ambivalents à l’égard des premiers albums de Big Star. À ses yeux, ils restaient profondément associés à un échec public et Alex se fichait complètement d’être considéré comme culte. Ces chansons lui rappelaient une période de sa vie où il avait travaillé dur pour publier des disques que personne ou presque n’avait remarqués, où il s’était retrouvé pendant six ou sept ans à galérer avant de se reprendre en main, de tomber amoureux et de s’installer à La Nouvelle-Orléans pour trouver enfin une forme de bonheur et de sérénité. C’est au moment où il avait enfin réussi à tourner la page et à faire son deuil que les gens ont débarqué pour lui dire qu’il était devenu culte et qu’il fallait qu’il remonte sur scène pour jouer ces vieilleries. Je peux te dire qu’il n’a pas sauté de joie au départ.

Il y a tout de même eu des moments – notamment dans la première moitié des années 90 – où Teenage Fanclub aurait pu franchir un cap en termes de reconnaissance.
NB : Peut-être, mais cela n’est pas très important. Joe et moi sommes sur la même longueur d’onde à ce niveau-là : notre objectif initial était simplement de parvenir à enregistrer un album.
JP : Exactement. Je me souviens très bien de l’excitation que j’ai ressentie quand j’ai tenu mon premier disque entre les mains, je n’arrivais même pas à y croire ! Un vrai gosse. Le succès ? Je ne sais pas… Je possède mon propre label depuis 1999, je ne suis pas souvent obligé de faire des choses dont je n’ai pas envie, je ne suis pas super riche mais je gagne convenablement ma vie, je joue la musique que je souhaite jouer, quand je le souhaite et de la manière dont je le souhaite : c’est plutôt pas mal, hein ! Voilà ma définition du succès. Je pourrais être forcé d’avoir un vrai boulot alimentaire, me retrouver à casser des cailloux. La popularité, c’est encore quelque chose de différent, et très franchement, à ce stade de ma vie, je m’en fous complètement. Quand tu débutes, les maisons de disques te disent souvent qu’il faut monter sur scène et conquérir le public, or je ne cherche surtout pas à conquérir qui que ce soit. En concert ou sur disque, je joue simplement mes chansons avec le plus d’honnêteté possible, et si tu veux m’accompagner, bienvenue à toi ! Si tu ne préfères pas me suivre, c’est très bien aussi, bon voyage vers une autre destination. Je ne voudrais pas passer pour un connard prétentieux, mais sincèrement, je m’en fous.
NB : Avec Teenage Fanclub, nous avons fait des tournées en première partie de Pixies, de Nirvana, de Radiohead. À chaque fois, la raison était la même, ces artistes nous ont demandé personnellement de les accompagner sur la route et nous avons d’ailleurs souvent passé de très bons moments avec eux. J’ai vu tellement de groupes essayer de s’incruster en première partie ou même “acheter” leur place sur une grosse tournée en espérant que tous les fans de Radiohead – par exemple – allaient les apprécier et se précipiter sur leurs disques. Évidemment, ça ne se passe jamais comme ça. La seule chose qui risque de t’arriver, c’est de jouer devant une salle au mieux à moitié vide, au pire franchement hostile. Je suis d’accord avec Joe, tu ne peux pas conquérir des fans de force. Les gens t’aiment ou pas, c’est tout. Plus vite tu l’acceptes, mieux c’est.
JP : On s’amuse bien tous les deux, c’est le plus important.
NB : Hier soir, nous sommes descendus de scène, nous nous sommes installés sur une petite table et nous avons vendu pour cent euros de merchandising. On s’est dit : “Chic ! 50 euros chacun, on va bien manger demain soir.” Voilà où nous nous situons en termes de succès.

Norman, depuis tes débuts, tu as toujours été exclusivement impliqué dans des projets collectifs. Quels sont à tes yeux les avantages du travail collégial ?
NB : Tu ne crois pas si bien dire, je viens de commencer à travailler pour la première fois sur ce qui pourrait devenir un album solo, juste pour rire. J’adore enregistrer avec des musiciens qui partagent la même conception de la musique que moi mais qui ont des approches différentes dans l’écriture. C’est très enrichissant d’observer la manière dont d’autres artistes élaborent une progression d’accords ou peaufinent leur texte. En plus, Joe et Euros Childs (ndlr. avec qui Norman a formé le groupe Jonny) sont beaucoup plus prolifiques que moi – j’écris peu de chansons et cela me prend beaucoup de temps. Avec eux, je retrouve une forme de spontanéité et de légèreté que je serais incapable d’atteindre seul ou même avec Teenage Fanclub. J’ai aussi un projet avec Jad Fair, il va m’envoyer des fragments de voix sans aucun repère rythmique – parce que son logiciel Pro-Tools ne fonctionne pas m’a-t-il précisé – et je vais essayer de construire des morceaux à partir de cela.
JP : Note bien, des fragments de voix, pas des paroles. (Rires.)

Avec les années, votre implication personnelle dans l’écriture a-t-elle évolué ?
JP : Si tu veux parler du temps que je consacre à la musique, disons que j’essaie de ménager de plus en plus de plages libres pour m’occuper de mon fils et de ma famille. Je n’ai jamais beaucoup aimé passer du temps en tournée, et ça ne s’est pas arrangé avec l’âge. Pour ce qui concerne l’implication émotionnelle dans la création, elle est toujours présente, mais de manière différente. Avec l’expérience, je suis devenu moins inquiet. Je sais que j’arriverai toujours à écrire des chansons parce que c’est mon métier et mon destin. Je n’éprouve donc plus le besoin de m’y mettre tous les jours à des heures régulières, mais cela ne veut pas dire que je suis plus détaché quand j’écris. Tu te souviens quand tu avais vingt ans et que tu voulais baiser tout le temps ? Eh bien, c’est pareil. Je n’ai plus vingt ans et je n’ai plus forcément envie de baiser tous les jours, mais ça ne signifie pas que je n’aime plus le sexe. Au contraire, c’est même meilleur !

Un autre long format ?