Après avoir pris le temps de digérer le succès critique d’un premier essai bilingue riche de promesses musicales (Coline, 2012), Baden Baden s’est attelé à sa transformation attendue et délicate. Recentré sur une écriture entièrement francophone, ce qui n’exclut pas les références anglo-saxonnes, le trio parisien sort l’électrisant Mille Éclairs, qui lui permet de faire un pas de géant sur le chemin de la maturité et de l’excellence. À la fois plus cohérent et mieux maîtrisé que son prédécesseur, cet album apparaît comme le fruit d’un travail collectif progressif et réfléchi dont les intéressés ont consenti à retracer les lignes principales, dans une transparence et une jovialité totales. [Interview Matthieu Grunfeld].> Baden Baden sera en concert le 25/03 à Paris (Café de la Danse) puis dans toute la France.

Dans quel état d’esprit étiez-vous quand vous avez commencé à élaborer cet album ?
Éric Javelle (chant, guitare) : Coline est sorti en 2012 et, comme c’est souvent le cas j’imagine, la tournée et le travail de promotion se sont étalés sur une période assez longue. À ce moment-là, nous avons ressenti le besoin de respirer, notamment parce que nous avions l’impression d’être allés au bout de ce que nous cherchions à exprimer avec ce premier album. Cette pause était nécessaire pour faire le point, chercher une nouvelle forme d’inspiration et d’envie, sans savoir si elle allait venir. La problématique était donc de trouver des bonnes raisons de nous remettre au travail, et pas uniquement continuer sur notre lancée par simple inertie – retrouver un rythme, une énergie, un plaisir. Ça nous a pris un petit peu de temps, un an environ, au bout duquel on n’avait pas fichu grand-chose, il faut bien le dire. (Sourire.)

Qu’est-ce qui vous a permis d’avancer ? Y a-t-il eu un élément déclencheur ?
EJ : Pas vraiment, c’est revenu petit à petit en fait. La fin de la tournée a sans doute aidé aussi puisque cela nous a permis de retrouver un cadre plus stable. Nous écrivons plus facilement chez nous, dans un contexte familier. Les premiers morceaux sont nés à ce moment-là. Julien m’a envoyé une première série de compositions, dont certaines étaient assez anciennes. Elles m’ont inspiré quelques ébauches de textes très denses, qui ont donné le ton et l’énergie initiale de l’album. J’ai senti tout de suite que la parole se débloquait, notamment parce que le fait de commencer par des textes en français m’a facilité les choses en me permettant d’écrire, pour ainsi dire, au kilomètre, et de trier ensuite. Même s’il y a des contraintes de temps et que nous ne voulions pas attendre cinq ans avant de publier la suite, c’était important de retrouver ce flux instinctif de mots et de sons, ce plaisir insouciant de la recherche et du tâtonnement, sans être obligé de réfléchir.

Comment avez-vous réussi à combiner justement ce désir de liberté et la pression sans doute inévitable liée à la réalisation d’un second LP ?
Julien Lardé (guitare) : Nous avons essayé de nous fixer une cadence régulière et des objectifs intermédiaires. Nous nous sommes engagés à produire un nombre déterminé de morceaux à une date fixe pour rester productifs et ne pas complètement nous laisser aller, parce que ça peut vite devenir un puits sans fond. Ce n’était parfois que des fragments de dix secondes, ça pouvait durer cinq minutes, mais c’est ce qui nous a permis de progresser et de passer à autre chose.

CHAUVE-SOURIS
Dans ce contexte, comment avez-vous pris les décisions les plus importantes ? Discutez- vous beaucoup entre vous ?
EJ : Plus le groupe avance dans le temps, plus on se connaît, et plus la collaboration s’approfondit. Avec l’expérience du premier album, je crois que nous avons mieux compris comment chacun d’entre nous fonctionne et cela rend le travail en commun d’autant plus intéressant. Si on restait chacun dans sa bulle, on aurait tendance à se censurer et à juger que rien de ce qu’on écrit n’est jamais assez bon. Le travail collégial permet aussi d’avancer par rapport à ça. Je sais par exemple que Julien hésitait autrefois à proposer certains instrumentaux qu’il jugeait mauvais ou simplement inaboutis. Je lui ai demandé de m’envoyer vraiment tout ce qui lui passait par la tête, sans aucune autocritique. Du coup, il m’a transmis énormément d’idées et de suggestions. C’était super intéressant pour moi, ça m’a permis de retrouver une certaine fraîcheur. J’ai pioché dans tous ces sons ceux qui m’inspiraient le plus, en étant très spontané. Sur Coline, j’avais attendu beaucoup plus longtemps avant d’écrire les textes et de structurer le chant. Là j’avais envie de me sentir plus libre et donc de commencer à rédiger les paroles bien plus en amont.

Une envie de vous démarquer du premier album, donc ?
EJ : De progresser en tout cas sur certains points. La production de Coline était soignée, très propre, et cela nous avait été parfois reproché, à juste titre d’ailleurs. Du coup, nous avons essayé cette fois-ci d’être plus ouverts face aux imprévus, d’accepter plus largement les accidents et de leur laisser une place plus importante. Essayer non pas de faire parfaitement les choses, mais avoir des chansons avec davantage de relief, parfois même rugueuses.
JL : Pour cela, nous avons souvent conservé les premiers jets, qu’il s’agisse des guitares ou du chant. Il y a une chanson, Dis Leur, sur laquelle nous avons travaillé plusieurs jours en studio avant de revenir à la version qu’Éric avait enregistrée chez lui au départ et qui s’est avérée l’interprétation la plus sincère et la plus juste. Même chose pour ce qui me concerne. Il y a des notes ou des bribes de guitares que je lui ai envoyées en me disant au départ : Non, ça peut pas aller, c’est trop crado. Et au final, c’est ce qu’on a gardé parce que c’est ce qui donne le charme aléatoire du titre.
EJ : Dis Leur est justement une chanson qui évoque la manière dont les événements se déroulent parfois sans aucune logique. C’est un texte que j’ai enregistré pour la première fois dans ma maison, en Normandie, une nuit où j’avais été réveillé par une chauve-souris qui m’avait collé l’une des peurs de ma vie. (Sourire.) Du coup, je me suis levé de très mauvaise humeur et j’ai réenregistré la chanson au débotté, avec la voix du matin et de façon totalement insouciante. Je leur ai envoyé cette version en les prévenant que c’était complètement naze, mais ils m’ont garanti qu’il fallait absolument la conserver.

Autre différence, vous avez renoncé au bilinguisme puisque Mille Éclairs est entièrement écrit en français. Pourquoi ?
EJ : Ce n’était pas vraiment délibéré, du moins au début. J’étais initialement réfractaire à l’idée de ne faire que du français, contrairement à Julien, parce que j’aime bien la musicalité de l’anglais. Donc, en attaquant, j’avais vraiment envie de continuer à maintenir l’équilibre. Mais les premiers morceaux sont sortis en français et j’ai continué sur cette lancée. Au fur et à mesure, mes réticences ont disparu, j’éprouvais de plus en plus de plaisir à écrire en français. On a essayé l’anglais à la fin sur quelques titres mais, que ce soit dans l’écriture ou le chant, il y a quelque chose qui ne fonctionnait plus. Je ne sais pas si j’ai perdu la main. (Sourire.)

C’est un choix qui contribue aussi à donner à Mille Éclairs un ton plus personnel, parfois intime. On imagine qu’il y a des impressions ou des sentiments qu’il est plus facile d’exprimer dans sa langue maternelle.
EJ : Oui, complètement. En anglais, il y avait le plaisir de jouer avec les sonorités des mots et de retrouver aussi une grande partie de nos références musicales. Mais, sur le fond, le sens restait toujours très imagé et très simple, ce qui peut devenir ennuyeux parce qu’on a tendance à utiliser toujours les mêmes formules. L’écriture en français a vraiment libéré la parole. Je me souviens d’un des premiers morceaux, L’Élégance Avec, pour lequel j’ai écrit trois ou quatre fois plus de textes qu’il n’en fallait. Jamais ça n’aurait été possible en anglais parce que j’ai beaucoup moins de vocabulaire, ce n’est pas une langue que j’utilise tous les jours.

Le débit et le rythme du chant sont aussi différents, beaucoup plus rapides, notamment sur L’Echappée où les mots s’accélèrent jusqu’à bousculer la métrique, un peu comme chez Miossec.
EJ : Je me faisais aussi cette réflexion. Quand je compare nos titres d’avant avec une chanson comme Hivers, je me dis qu’avec les années ma manière de chanter s’est transformée. C’est aussi ce qui permet d’introduire des rythmiques plus soutenues et donc davantage de diversité dans les climats musicaux. L’usage de l’anglais ne l’aurait sans doute pas permis. À l’inverse, il y a des morceaux lents sur lesquels je ne suis pas parvenu à écrire des textes en français parce que chaque mot, chaque phrase prenait une importance considérable et finissait par tomber complètement à plat.

À cet égard, des extraits comme Finalmente ou Criminel, qui clôt l’album, apparaissent comme des exceptions. Quel est leur statut à vos yeux ?
EJ : Nous avions envie d’avoir un ou deux morceaux instrumentaux différents, lents, atmosphériques et presque abstraits, sur lesquels nous ne pourrions plaquer que des chœurs, et où la voix est présente simplement pour souligner une mélodie, pas pour mettre en valeur un texte. Sur Criminel, nous n’avons gardé que le refrain et éliminé tout le reste des paroles qui avaient tendance à parasiter l’ambiance.
JL : Comme il y a beaucoup de textes dans le disque, ce sont des morceaux qui fonctionnent aussi comme des respirations. On peut faire le parallèle avec le dernier LP de Timber Timbre, Hot Dreams (2014), que nous avons énormément écouté et apprécié. Il y a aussi deux instrumentaux qui sonnent de manière cinématographique et qui servent de lien harmonieux entre les différentes séquences de Mille Éclairs. J’aime bien cette façon de dérouler un flux musical sur la longueur, sans être obligé d’enchaîner des pop songs de trois minutes les unes après les autres. Il y a des chansons plus denses, d’autres qui permettent de prendre son souffle et du recul avant de repartir. C’est ce genre de successions que nous avions en tête.
EJ : Oui, c’est une influence qui a été vraiment bénéfique. Hot Dreams est sorti au moment où nous avions composé à peu près la moitié des titres. C’était surtout des morceaux rapides, avec beaucoup de mots, beaucoup de tension. Quand j’ai écouté Hot Dreams, j’ai été frappé par cet éloge de la lenteur, où tout est ample. Du coup, on a recommencé à travailler sur Criminel presque comme si c’était un exercice de style, en diminuant le tempo de moitié, et cela nous a ouvert des horizons complètement différents pour la seconde partie du boulot.
JL : Ça nous a aidés à ne pas avoir peur du silence, tout simplement.

CHARCUTERIE
Mille Éclairs a été composé en partie à Paris et à Gatteville-le-Phare, dans la Manche. Dans quelle mesure ces lieux différents ont-ils influencé le contenu de l’album ?
EJ : Globalement, toute la première partie a été écrite à Paris. La chanson d’ouverture, J’Ai Plongé Dans Le Bruit, reflète directement mes impressions face à l’agitation et au chaos de la ville, ce tourbillon incessant, enivrant mais aussi perturbant. Il y a eu un moment où je n’arrivais plus à écrire parce que j’avais tellement de distractions qu’il était impossible de me recentrer. Et puis, musicalement, l’idée nous est venue de travailler sur les contrastes. C’est pour cela que je suis parti me mettre au vert dans ce petit village côtier, avec une boulangerie, une charcuterie et cinquante habitants. En même temps, j’avais peur de me retrouver complètement isolé dans cette grande maison. Je me disais que j’allais déprimer et que ce serait contre-productif. En fait, pas du tout. Je me suis senti très bien tout de suite. L’humeur de ces moments a rejailli sur la musique de manière inconsciente. C’est en arrivant là-bas que j’ai divisé le BPM par deux et le nombre de mots à peu près d’autant. Il y a des paysages magnifiques avec une vue ouverte sur l’horizon, ça influence forcément l’écriture.

Pourquoi avez-vous choisi de travailler avec un producteur anglais, Barny Barnicott (Arctic Monkeys, Bombay Bicycle Club, Cloud Control) et quel rôle a-t-il joué au moment du mixage ?
JL : On a d’abord enregistré les premières prises à Paris avec Frédéric Lefranc, avec qui nous avions déjà travaillé sur Coline. C’est lui qui nous a proposé de travailler avec Barny au moment du mix parce que nous avions aussi envie de sortir de notre zone de confort et d’avoir un regard extérieur sur notre musique. Le fait que ce soit un Anglais nous est apparu comme un avantage pour éviter la tendance qu’il peut parfois y avoir en France à mixer les voix très en avant à partir du moment où on est catalogué “chanson française”. En dehors de ses compétences techniques évidentes, son apport tient paradoxalement au fait qu’il entendait les chansons de manière plus distanciée et sans comprendre ou sans prêter beaucoup d’attention aux textes. Au point que, sur les premières versions envoyées par Barny, la voix était traitée comme un instrument, ce qui devenait presque problématique parce qu’on ne comprenait même plus ce qu’Éric disait ! Mais c’était intéressant parce que c’était sa vision des compos dont il ne comprenait pas les paroles. Il a ajouté aussi ces sons réverbérés, distordus, qui ont contribué à rendre l’ensemble beaucoup plus cohérent.
EJ : Il y a des morceaux pour lesquels il est resté fidèle aux maquettes que nous avions envoyées. Et d’autres pour lesquels il a été chercher des éléments que nous avions placés au deuxième ou même au troisième plan, les remettant beaucoup plus au centre. Par exemple, sur L’Élégance Avec, il a rajouté cette espèce de voix trafiquée qui traîne tout du long et qui donne un côté vraiment intéressant. Quand j’ai entendu ça la première fois, je me suis dit : “Qu’est-ce que c’est que ce truc ? Il a rajouté un sample de dauphin ou quoi ?” (Sourire.) En fait, c’est un fragment de chœur qui traînait quelque part sur une de nos mises à plat et qu’il est allé repêcher.
JL : Il a bousculé nos versions initiales, c’est vraiment ce qu’on recherchait.

Vous appartenez à une génération de groupes français qui, depuis le début des années 2010, assument leurs références anglo-saxonnes tout en développant leur propre version de la pop. Comment vous situez-vous par rapport à eux ?
EJ : Tout ne nous parle pas forcément parce que c’est très éclectique malgré ce point commun que tu évoques, cette volonté de combiner une vaste culture anglo-saxonne avec un chant en français complètement décomplexé.
JL : On aurait été heureux d’être les seuls à le faire ! (Sourire.) Sérieusement, c’est plutôt agréable de sentir qu’il se passe quelque chose de positif autour de tous ces groupes. La Femme, par exemple, ce n’est pas du tout mon univers musical, mais je trouve ça super cohérent. J’adore leur attitude décomplexée, leur manière de prendre le temps sans s’affoler ni suivre les règles. Rien que pour cela, je suis content qu’ils existent.
EJ : Même esthétiquement, que ce soit au niveau du son ou du visuel, leur album est parfaitement réussi. C’est vraiment un groupe balèze.

Un autre long format ?