Actif depuis deux décennies mais silencieux depuis huit ans, l’éternel outsider incendiaire Dave Doughman réenclenche la machine Swearing At Motorists à la faveur d’un nouvel album dont la sortie a été financée par les fans. Avant une parution plus officielle de While Laughing, The Joker Tells The Truth cet automne sur A Recordings (le label d’Anton Newcombe), l’occasion était belle de rendre hommage à un rockeur du tonnerre qui fait s’abattre la foudre avec trois fois rien, juste une guitare, un haut voltage, des textes tranchants, de lourdes burnes et pas mal de chair sensible. [Article Jean-François Le Puil].

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À quoi rime l’existence quand on la mène à l’os, en prise directe, débarrassée des faux-semblants qui balisent la vie sociale “réseautée”, de l’indécision du moment qui condamne au regret à perpétuité, de la routine qui avance péniblement au rythme mou des vaines intentions ressassées jusqu’à la nausée ? Cette musique de l’action véritable, de la remise en question implacable et de l’honnêteté en mouvement, on est sûr que le franc-tireur Dave Doughman l’entend souvent dans sa longue tête rigolote – c’est sa petite radio intérieure, Fréquence d2 ! Elle résonne entre ses fines joues creusées qui vibrent alors comme des membranes d’enceintes ; elle lui électrise ses bouclettes désordonnées et hérisse sa moustache épaisse, raidit ses bras maigres et gonfle ses cuisseaux tout secs ; elle donne à cette frêle carcasse toute sa puissance et carène son pouvoir d’attraction. Il suffit de voir l’énergumène sur scène (toujours en formule minimale guitare-batterie) pour s’en rendre compte, vitupérant et vibrionnant quelles que soient la nature et la taille de l’audience, matraquant le plancher de n’importe quelle salle de daube ou de prestige à grands coups de pompes, fixant le spectateur avec un regard d’ahuri en déclamant d’une voix de stentor des vers du quotidien ponctués des riffs à la fois libres et dévorants d’une guitare Squier Fat Telecaster.

Les chansons de Swearing At Motorists sont instantanées, la plupart dépassant à peine les deux minutes ; elles avoinent dès les premières secondes et filent à l’essentiel comme les coups de sang qui précèdent les grands changements ou assènent d’irréversibles conclusions, furieuses, douloureuses ou libératrices. La confession est brutale, le romantisme s’en trouve déniaisé, le rock sonne vital. Quand on lui fait un résumé de nos sentiments à l’égard de sa musique, Dave Doughman est flatté et fait même semblant d’adhérer, se risquant à border naïvement notre ressenti d’un tissu d’explications : “Je n’ai jamais planifié de devenir chanteur ou d’écrire des chansons. J’avais juste besoin de pondre une musique pour moi-même parce que je l’entendais dans ma tête et la ressentais dans mon cœur. Mes morceaux filtrent ce qui se passe dans ma vie et autour, ce sont des saynètes qui se focalisent sur une poignée d’instants de mon quotidien et disent en filigrane une plus grande histoire. D’où leur aspect direct et chargé en émotion – intime, quoi. En ce qui concerne leur courte durée, souvent je rigole en disant que je n’ai jamais eu de hits parce que je n’ai jamais été foutu de caser des vrais refrains. J’ai toujours aimé les compositions courtes que l’on aimerait entendre durer plus longtemps.” Timing Is Everything, pour reprendre le titre d’un tube de Swearing At Motorists qui n’en sera jamais un puisqu’il n’y a pas vraiment de refrain dedans.


BRAINIAC
C’est au milieu des années 90 et du big bang lo-fi en Amérique que Dave Doughman débute dans le milieu des musiques actuelles. Après une enfance passée dans une ferme en bois du sud de l’Ohio et une scolarité validée dans le lycée du coin, le bonhomme réfléchit au sens qu’il souhaite donner à son passage sur notre planète grand-guignolesque. Il sent bien qu’il faut vite déguerpir, ne pas macérer trop longtemps dans son jus sous peine de moisir comme le bois humide de la baraque familiale. Une escapade en Californie au tout début des années 90 plus tard et le voilà qui pose son baluchon à Dayton (Ohio) en 1994. À ce moment du récit, laissons courir la citation car elle a valeur de témoignage éloquent sur une époque et une scène précises, celles d’un rock’n’roll rêche et bestial, addictif et libertaire – foutrement bandant ! C’est aussi au débotté un hommage à la formation diaboliquement cintrée Brainiac, qui termina trop précocement dans le décor après trois albums et une réputation grandissante. Les initiés verront leur nostalgie lustrée, les autres feraient bien de s’y intéresser 😉 “Je me suis installé à Dayton à cause de Brainiac, Guided By Voices et The Breeders. J’adorais leur musique et je voulais faire partie de l’histoire qui s’écrivait là-bas dans les années 90. Dès la fin de ma première année à Dayton, je vivais dans la maison des mecs de Brainiac, je bossais avec Guided By Voices et j’enregistrais ce qui deviendra le premier 45 tours de Swearing At Motorists (ndlr. Tuesday’s Pretzel Night, 1996) dans le sous-sol de Kim Deal. On buvait des coups tous ensemble au Walnut Hills ou au Southern Belle, on traînait entre les rayons du magasin de disques Trader Vic’s Music Emporium (beaucoup d’entre nous bossaient là-bas à temps partiel quand on n’était pas sur les routes). Nous nous rendions aux mêmes concerts à Canal Street Tavern, Sub Galley, Newspace, Brookwood Hall, Palace Club… Brainiac était vraiment le navire amiral de Dayton, les ambassadeurs. Pas seulement parce qu’ils tournaient sans cesse et que Timmy (ndlr. Tim Taylor, leader de Brainiac, mort dans un accident de voiture le 23 mai 1997) gueulait après chaque morceau : « WE’RE BRAINIAC, FROM DAYTON, OHIO », mais surtout parce qu’ils prenaient la peine d’inviter les autres formations du pays, qu’ils rencontraient pendant leur tournée, à venir jouer par la suite à Dayton. C’est grâce à ce cercle vertueux que la scène du coin a prospéré, les musiciens locaux ayant la possibilité de faire les premières parties d’artistes qui étaient réputés à un plus large niveau régional voire national. Après la mort de Timmy, ça n’a plus jamais été pareil. Brainiac avait disparu et de moins en moins de groupes listaient la ville de Dayton sur leur planning de tournée, laissant un vide que les locaux ne pouvaient pas combler.”


Au gré de cette émulation pyromane, Dave Doughman travaille en tant qu’ingénieur du son sur Crying Your Knife Away (1994) de Guided By Voices, Pacer (1995) de The Amps (le projet éphémère fondé par la bassiste de Pixies Kim Deal après le burn-out de son autre groupe à succès The Breeders) et le single Internationale de Brainiac sorti en 1995. “À l’époque, Bob (ndlr. Robert Pollard, leader de Guided By Voices) m’a fait découvrir un paquet d’albums dont je n’avais jamais entendu parler. Et ses propres disques m’incitaient à trouver ma voie avec Swearing At Motorists, à ne pas me soucier d’avoir un style générique propre mais plutôt à faire en sorte que chaque chanson en elle-même sonne de manière cool. Quant à Kim, j’ai toujours été surpris que personne ne note à quel point elle a eu une influence sur moi. J’ai tellement appris sur les arrangements et la production en jouant dans son sous-sol ou en bossant dans son studio.” Sur scène, Swearing At Motorists acquiert rapidement une réputation de dragster pétaradant. Comme décrit plus haut, flanqué d’un batteur aux ordres et interchangeable (les deux principaux resteront Don Thrasher, ex-Guided By Voices, et Joseph Siwinski), Dave Doughman fait montre d’un sens du spectacle ébouriffant que l’on jurerait inné, mélange le punk et la comédie, la confidence électrique et le stand-up drolatique. C’est pas pour rien : “Enfant, je rêvais de devenir un entertainer – acteur, comédien ou même animateur dans une grand-messe télévisée en soirée. Je passais mon temps à écouter des comedy albums (ndlr. enregistrement typiquement américain de performeurs mêlant sketchs, chansons humoristiques, stand-up). Je pourrais en citer tellement qui m’ont marqué – Steve Martin, Richard Pryor, George Carlin, Bill Cosby, Cheech & Chong, Robin Williams. Je ne ratais pas une occasion de poser mes fesses devant la télé pour regarder The Tonight Show Starring Johnny Carson, Late Night With David Letterman ou bien sûr Saturday Night Live. John Belushi, Dan Aykroyd, Jane Curtin, Chevy Chase, Bill Murray… Toutes ces personnes ont eu un impact énorme sur mon style, Steve Martin étant celui à qui je dois la plus fière chandelle.”

CHAMPIGNONS HALLUCINOGÈNES
Musicalement, si la bande-son de son adolescence a été rythmée par Crosby Stills & Nash, The Cars, Pink Floyd ou encore George Jones, à mesure qu’il se frotte au métier de songwriter et construit son répertoire, les références évoluent : On The Beach (1974) de Neil Young, 4-Track Demos/Rid Of Me (1993) de PJ Harvey, Last Splash (1993) de The Breeders, puis Telephono (1996) de Spoon ou It’s Hard To Find A Friend (1998) de Pedro The Lion font figure de marqueurs dont ils se rappellent encore aujourd’hui. Autant de références célébrant le rock joué à la moelle qui le fait toujours éructer vingt ans plus tard, son nouvel album While Laughing, The Joker Tells The Truth ne dérogeant pas à la règle, la magnifiant même. Le disque a été dévoilé en mai dernier à ceux qui avaient participé à une récolte de fonds sur le site Kickstarter, et paraîtra en bonne et due forme sur A Recordings, le label d’Anton Newcombe (The Brian Jonestown Massacre), un autre renégat américain aujourd’hui exilé en Allemagne, comme Dave. Oui, car après l’acmé artistique à Dayton et les années plus ou moins florissantes qui suivirent avec plusieurs efforts de Swearing At Motorists édités chez Secretly Canadian entre 2000 et 2006 (dont les albums This Flag Signals Goodbye en 2002 et Last Night Becomes This Morning en 2006, ainsi que la décapante compilation digitale de singles initiaux Postcards From A Drinking Town), Dave Doughman quitte les États-Unis pour rejoindre l’Europe. “Pendant les dernières années menant à 2005, je vivais le rêve de quelqu’un d’autre et ça me tuait à petit feu. J’avais un boulot extrêmement bien payé en tant qu’ingénieur du son pour des tournées, mais cela me détournait de ma propre musique et me tenait éloigné de ma petite amie. Je n’ai pas su faire face à la situation, et fin 2004, je décidais d’aller voir ailleurs pour digérer les événements et comprendre comment tout avait pu partir à ce point en sucette. Cet « ailleurs » se trouva être Berlin.”

De la même manière qu’il s’installa à Dayton pour dévorer l’instant présent dans ses jeunes années, Dave Doughman choisit de s’exiler pour tenter un nouveau départ de trentenaire alors plongé en pleine remise en question (ainsi que dans les œuvres du maître philosophe Arthur Schopenhauer dont il s’entiche et qui viennent côtoyer dans sa bibliothèque les couvertures plus anciennes des livres de Jack Kerouac, Charles Bukowski, Hunter S. Thompson, Camden Joy ou Charles Willeford). “La décision de mettre les voiles a été facile à prendre car au départ je pensais simplement finir Last Night Becomes This Morning à Berlin et faire le point là-bas. Je m’imaginais vivre la fameuse période berlinoise puis revenir au bercail. Neuf ans plus tard, je suis toujours en Allemagne, j’ai déménagé à Hambourg et je ne pense pas repartir avant un bon bout de temps.” Et pour cause, entre-temps, Dave est devenu papa d’un petit garçon. Cette paternité, à laquelle l’Américain a souhaité se dévouer corps et âme, explique en partie le fossé de huit années qui sépare les deux derniers albums en date de Swearing At Motorists. Maintenant que le petiot est assez grand pour comprendre ce que son papa boutique, Doughman consent à reprendre la route pour interpréter son œuvre. Il s’en est même retourné en mars dernier chez lui, dans l’Ohio, pour une poignée de concerts. L’occasion de lever le coude avec quelques vieux amis et de s’empiffrer au resto Skyline Chili tel un crève-la-dalle en manque de burritos géants (“Franchement, c’est un miracle si je rentre encore dans mes jeans quand je reviens chez moi à Hambourg”).

Ces retours à l’envoyeur sont aussi l’occasion de se remémorer quelque aventure vécue par le vaillant bourlingueur pendant une énième tournée ou un énième spectacle dans on ne sait quel patelin aléatoire. Comme cette soirée à Dayton en 2001 ou 2002, où il manque d’emplâtrer un importun qui vient de lui désaccorder sa guitare en tentant initialement de lui lancer une pinte à la gueule. Ou cette tournée interrompue à Philadelphie en juillet 2001 pour pouvoir témoigner à un procès après avoir assisté à une scène impromptue à laquelle il n’aurait jamais dû assister et dont il ne veut toujours pas parler aujourd’hui (“Les gangsters ont Internet, non ?”). Sans parler de ce défi qu’il lance en vain à Jack White à l’automne 2002 par voie de presse, arguant que Swearing At Motorists atomiserait scéniquement The White Stripes en cas de duel live. Ou de cette guitare acoustique italienne offerte par une amie milanaise après un concert, un instrument avec lequel il a joué toute la nuit sur le balcon de la dulcinée et qu’il continue de chérir en l’utilisant pour gratouiller ses nouvelles démos dans sa cuisine.

“Je me souviens aussi d’un épisode pendant une tournée en 2004 avec Scout Niblett (ndlr. la musicienne est l’auteure de la photo de pochette floue et dénudée de Last Night Becomes This Morning) et un comédien appelé Jason Traeger. On joue ce soir-là au Gypsy Tea Room de Dallas. Peu de spectateurs, à peine dix en comptant large, dont quatre avaient été rameutés par le patron de la salle. Pour une raison qui m’échappe encore, je décide d’avaler un paquet de champignons hallucinogènes qu’un type nous a refilé trois soirs auparavant et que l’on n’a toujours pas essayés. Je suis OK pendant le spectacle de Jason et le set de Scout, mais à peine cinq minutes après le début de mon concert, les champignons m’attaquent. Je me mets à déblatérer entre chaque morceau, à me lancer dans des sketchs improvisés qui virent au n’importe quoi total. Pendant les dix-sept dernières minutes de la performance, j’imite Dieu et je décris comment les murs sont en train de se gondoler sous mes yeux. Il y a un enregistrement de cette soirée qui traîne quelque part, on y entend Scout qui rigole comme une détraquée à chacune de mes punchlines. Peut-être que je le ressortirai pour un prochain poisson d’avril.” Autant d’anecdotes parmi d’autres instants de vie intenses qui parsèment la musique de la véracité telle qu’avoinée par Swearing At Motorists.

Un autre long format ?