C’est l’histoire d’un album demeuré trois décennies au fond des tiroirs avant de voir enfin le jour. Si cette œuvre signée Véronique Vincent & Aksak Maboul n’est jamais parue, ce n’est pas parce que ses auteurs ont perdu la tête. Au contraire, patron du label Crammed et moitié d’Aksak Maboul, Marc Hollander n’a jamais chômé. Simplement, aux oreilles des intéressés, l’époque n’était pas prête pour cette avant-pop irréductible. Les temps seraient désormais plus cléments pour ce bien nommé Ex-Futur Album. [Article Thibaut Allemand].

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Depuis 1980, la maison Crammed Discs fondée par Marc Hollander déroule son vaste catalogue. Un gigantesque bazar où cohabitent Tuxedomoon et Bebel Gilberto, Kevin Saunderson et Taraf De Haïdouks, Konono N°1 et Minimal Compact, Hector Zazou et Akron/Family, Bill Laswell et Snooze. Parcourir ces références donne le vertige et une bonne appréhension des mutations en cours ces dernières décennies. Nourri aux sons d’Afrique, d’Asie, du Moyen-Orient ou des Amériques, et ouvert aux dernières avancées technologiques, le label bruxellois constitue l’un des centres névralgiques de la pop plurielle. Or parmi cette flopée de références, l’une demeurait mystérieuse et inaudible, dans tous les sens du terme : Cram014, soit l’album enregistré par Véronique Vincent & Aksak Maboul, dont la parution fut remise aux calendes grecques, ses auteurs n’en étant pas pleinement satisfaits. À part un single paru discrètement en 1983, il fallut attendre 2003 pour découvrir une démo de Chez Les Aborigènes, sommet de douce absurdité sur fond de boîtes à rythmes, de claviers et de mélodica. Ce tube oblique faisait d’autant plus regretter de ne pas entendre l’intégralité de l’œuvre, qu’on présumait clairement pop et déviante.
Que s’est-il passé ? Pour tout saisir, il faut remonter au mitan des années 70.

Marc Hollander, qui a fait un détour chez les jazz rockeurs de Here & Now, met alors sur pied Aksak Maboul. Il se souvient : “J’écoutais Robert Wyatt, Steve Reich, Philip Glass, du free jazz, du classique, des musiques du monde (à l’époque, on disait musiques ethniques). Pour le premier disque, j’ai tenté de mélanger tout cela. Mais à ma façon, c’est-à-dire assez mal. (Sourire.) Être très bon musicien et s’exprimer dans un idiome déjà existant est moins intéressant que de foirer un peu pour interpréter à son insu les choses d’une façon personnelle.” Entamé en solitaire et achevé avec l’aide de nombreux musiciens dont le globe-trotter Vincent Kénis, Onze Danse Pour Combattre La Migraine paraît en 1977 sous le nom de Marc Hollander & Aksak Maboul, sur Kamikaze, un micro-label monté par le jazzman, homme de radio et futur Telex Marc Moulin. “Nous jouions du faux Bartók, du faux Steve Reich, nous imitions les musiques pygmées. Et un morceau comme Saure Gurke préfigurait la techno de Detroit sans qu’on le sache.”

Ce premier essai visionnaire est suivi trois ans plus tard d’Un Peu De L’Âme Des Bandits, comptant la participation de Fred Frith et Chris Cutler, membres de Henry Cow et figures de proue du mouvement Rock In Opposition. “Nos morceaux étaient déjà écrits, mais Fred et Chris ont apporté leur façon de jouer, de produire”, se rappelle le Maboul en chef. Nous avons également travaillé avec des samples, mais c’était la préhistoire, nous découpions les bandes à la lame de rasoir. (Sourire.)” Valant à Aksak Maboul d’être cité dans l’influente seconde liste d’inspirations établie par le groupe Nurse With Wound au croisement des décennies 70 et 80, ce deuxième album a peu à voir avec le précédent. “Ceux qui aiment le premier LP perçoivent le second comme difficile tandis que la secte Rock In Opposition trouve le premier gentillet.” On n’ose imaginer ce que les uns comme les autres auraient pensé si Ex-Futur Album était paru en 1983. On y vient. Mais avant, il reste un dernier fil à suivre, et non des moindres.

Tandis que Marc Hollander recréait un monde entier dans sa chambre, à quelques rues de là, s’agitait Les Tueurs De La Lune De Miel, une bande de marlous menée par Yvon Vromman. Le bien nommé Kamikaze Records (quatre références, quelques mois d’existence) publie son premier LP, Special Manubre!, qui “retranscrit bien l’ambiance des concerts de ce groupe anarcho-pré-punk, qui mélangeait rock, free jazz et fanfare”, s’enthousiasme Hollander. “Ils étaient mythiques dans un rayon de deux kilomètres autour de Bruxelles. (Sourire.)” Vu de loin, peu de points communs entre la formation cérébrale menée par Marc et celle violemment provoc’ dirigée par Yvon Vromman. Si ce n’est une envie de briser les carcans, une soif de liberté absolue et un goût certain pour l’éclectisme. À force de se croiser dans les mêmes cafés, ces voisins de label vont “s’engager mutuellement”, sourit le multi-instrumentiste. “J’avais fait le tour de la formule. Je souhaitais jouer avec trois musiciens des Tueurs pour revenir à quelque chose de plus brut. Eux cherchaient également de nouveaux partenaires.”

Pour l’anecdote, Yvon Vromman engage également Véronique Vincent, petite amie de Marc Hollander, à l’insu de ce dernier. À la fin de l’année 1980, le collectif hybride se produit sous les deux noms avec deux répertoires. L’idée : éditer deux LP, l’un des Tueurs (rebaptisés au passage The Honeymoon Killers), l’autre d’Aksak Maboul. Finalement, seul Les Tueurs De La Lune De Miel (1981) de The Honeymoon Killers verra le jour. Un chef-d’œuvre inclassable, épileptique et méthodiquement débraillé. En marge de la bande, Marc et Véronique composent comme prévu quelques morceaux en prévision du troisième LP d’Aksak Maboul. Beaucoup d’amis sont de passage pour assurer ici un violon (Blaine L. Reininger de Tuxedomoon, Jeannot Gillis), là quelques chœurs (Michel Moers de Telex, la chanteuse avant-gardiste Catherine Jauniaux, Jean-François Jones Jacob des Tueurs) ou mettre vraiment la main à la pâte tel Alig Fodder (Family Fodder) qui compose et joue tous les instruments de My Kind Of Doll. Bref, l’affaire est rondement menée, mais l’album, jamais achevé.

CONTRADICTIONS
Le souci réside sans doute dans le fonctionnement du couple Hollander-Vincent. L’un et l’autre souhaitent signer un disque extrêmement pop mais ne peuvent s’empêcher de pervertir le tout via des textes absurdes, des structures biscornues, des éléments bizarres. Mélomane averti, Hollander emprunte l’introduction de Je Pleure Tout Le Temps à l’ouverture du Sacre Du Printemps (1913) de Stravinsky. Pionnier du sampling, le Bruxellois recycle aussi des morceaux issus d’Un Peu De L’Âme Des Bandits. Ainsi, Réveillons-Nous utilise une partie mélodique de Modern Lesson et on distingue des bouts de I Viaggi Formano La Gioventù au sein de The Aboriginal Variations. Et si Veronika Winken a des airs de déjà entendu, c’est que son ossature est présente dans Odessa (extrait de la compilation Made To Measure Vol.1, 1984). “J’extrayais des bandes du multipiste pour les utiliser en concert. C’était excitant d’utiliser la table de mixage comme un instrument. Nous écoutions beaucoup de formations jouant avec le dub comme The Slits, This Heat ou African Head Charge.” Le format semble classique (des couplets, des refrains) mais cette electropop est composée de collages tous azimuts et d’emprunts aux partitions africaines, asiatiques ou arabes. Enfin, le chant éthéré de Véronique Vincent souffle des vers étrangement absurdes sur ces compositions tarabiscotées. Prenez Veronika Winken : en quatre minutes et demie s’alignent des guitares congolaises, un pont arabisant et un refrain mutin à la Lio, quand les couplets chantés de façon théâtrale renvoient au cabaret détraqué de Rita Mitsouko.

“J’avais été marquée par une rencontre avec Jo Dekmine, le fondateur du Théâtre 140 (ndlr. à Bruxelles)”, se remémore Véronique Vincent. “Il évoquait la lecture, le placement de la voix. Par exemple, Jane Birkin susurre plus qu’elle ne chante, mais elle a une très belle lecture de texte. C’est toujours resté dans un coin de ma tête.” Cette écriture adresse également des clins d’œil au patrimoine francophone, de Jacques Dutronc (“Vous trouverez en imprimé/Mon adresse complète sur la pochette” dans Afflux De Luxe) à Charles Aznavour. “Le vers « Je ne porterai pas trente ans le même costume bleu que mon aîné » est clairement un clin d’œil à « Ce complet bleu, y a trente ans que j´le porte » dans Je M’Voyais Déjà. C’était son premier tube. Je pensais que ça nous porterait chance… Raté !”, s’amuse-t-elle au téléphone. Plus belgo-belge, le refrain d’Afflux De Luxe (“L’important c’est la santé vieux !/Mais la santé de riche c’est bien mieux”) rappelle le cynisme rigolard de Plage Privée sur Algorhythmic EP (1979) de Polyphonic Size. L’intéressée s’en défend : “Non, mes sources d’inspiration sont très classiques : Rimbaud, Baudelaire, toute cette bande. J’apprécie également Georges Pérec et l’écriture sous contrainte. Je souhaitais glisser de l’humour et des intentions dissimulées, signer des textes que l’on peut lire dans tous les sens. De plus, je tenais au “je” pour ne pas me défiler. Mais Je Pleure Tout le Temps n’est pas autobiographique ! Ou trop peut-être. (Sourire.) Enfin, j’aimais jouer avec les contradictions. Dans Chez Les Aborigènes, entonner « Je deviendrai une chanteuse australienne », c’est quand même n’importe quoi. (Rires.)”

Un n’importe quoi qui fait sens et se gausse gentiment de l’engouement pour la world music, évoquant “des mélodies piquées aux aborigènes”. À moins qu’il ne s’agisse d’autodérision par rapport au catalogue de Crammed ? “Ce serait prescient car le label n’en était alors qu’à ses balbutiements”, modère Marc Hollander. Mais oui, c’est une manière ironique de rappeler que la musique européenne s’est inspirée de musiques lointaines. Ça remonte à longtemps, Debussy le faisait déjà.” Aksak Maboul a le sens de l’Histoire et la devance parfois. Le Troisième Personnage, enrichi des sinusoïdales aigrelettes caractéristiques de la TB-303, annonce ainsi les charmes de l’acid house. “À l’origine, les chœurs d’Afflux De Luxe sont issus d’une programmation de TR-808 calée sur un rythme berbère, sur laquelle j’ai fait des variations. C’est devenu une partie de la composition, que j’ai chantée ensuite. C’est simple et intuitif. En revanche, la TB-303, quel enfer ! Il faut appuyer sur quatre touches différentes pour déterminer la hauteur, puis la longueur. Et tout retenir par cœur car il n’y a pas d’écran ! (Sourire.)” À la différence de Dan Lacksman, proche de la bande et membre de Telex, Hollander ne se ruait pas sur le matériel dernier cri, préférant composer avec “ce bon vieil orgue Farfisa et un petit clavier Casio à deux balles”.

Dans tous ces titres, on décèle les silhouettes (à venir parfois) de Phuture, Lizzy Mercier Descloux, Elli & Jacno, Lio, Rita Mitsouko, et on devine un cousinage avec le label dub On-U Sound ou la structure sans œillères ZE Records… Autant de contemporains ou presque qui ont trouvé leur place dans l’époque. Ce troisième disque aujourd’hui exhumé aurait donc pu être publié à l’époque. Alain Chamfort l’avait écouté et aimé”, nous confie Marc. “Il nous avait accompagnés à Paris pour démarcher quelques maisons de disques. Mais la réaction fut partout la même : tout le monde nous regardait avec des grands yeux, se demandant ce que l’on avait voulu faire.” Cette frilosité n’explique pas complètement le décalage de trente ans : “Les chansons étaient achevées mais nous nous sommes fourvoyés dans la production. Ça sonnait de plus en plus gros et pêchu. Entre 1980 et 1983, le matériel a évolué, et certains sons, les plus récents, sont vraiment datés. C’est pourquoi je suis allé chercher la maquette de Je Pleure Tout Le Temps. Cette version, enregistrée sur un 8-pistes, est plus émouvante, plus vivante, et possède autrement plus de charme que la version de 1983, survitaminée mais terriblement datée.”

Enfin, et c’est plutôt optimiste, notre époque serait beaucoup plus encline à succomber à ces chansons. “Je ne dirais pas que nous étions en avance sur notre temps, mais nous n’étions pas lisibles. Ces compositions me paraissent désormais plus compréhensibles. Les projets hybrides sont peut-être plus acceptés que par le passé.” En témoigne la participation des Norvégiens Easy & C.O.U., qui ont recréé des boîtes à rythmes pour Chez Les Aborigènes, dont les bandes rythmiques avaient été perdues. Cette collaboration replace Ex-Futur Album dans notre temps. Pour conclure, l’œuvre pose de nouvelles questions : la pop doit-elle toujours être simple ? Bien sûr que non. Peut-elle s’accommoder d’étrangeté ? Heureusement, mais précisons que l’étrangeté d’aujourd’hui n’est pas celle de demain. Alors, on reste tout de même ébahi par cette collection singulière qui, si elle avait vu le jour en temps et en heure, aurait peut-être participé à changer la face des années 80 et influencé des musiciens. Il n’en fut rien, mais à la réécouter aujourd’hui, c’est comme si tout s’était mis exactement en place pour que Ex-Futur Album occupe le rang qui lui revient : celui d’une œuvre qui, bien que fruit de son époque, transcende tranquillement toute temporalité.

Un autre long format ?