Unknown Mortal Orchestra sort son quatrième album, baptisé Sex & Food. Un disque angoissé par l’état du monde, moins égotique mais surtout hors-format, à la merci des envies successives et foisonnantes de son leader Ruban Nielson. Cet article est à l’origine paru dans notre numéro 208. 

 

Ruban Nielson a 19 ans quand son père lui offre sa première guitare. Etudiant le jour, il passe des nuits entières à travailler sa technique, de peur de décevoir celui qui fut si souvent absent. « Mon père était alcoolique et junkie, dit-il. En me faisant ce cadeau, il s’excusait d’avoir été un vrai salaud. Il sortait de sa troisième cure de désintox et il était enfin sobre. Ça a changé ma vie ! »

Sur Sex & Food, son nouvel album, la guitare est le socle de tout. Nielson voulait, au départ, rendre hommage aux groupes post-punk qu’il écoutait ado (Public Image Limited et Bush Tetras) mais il a testé les limites de son entreprise. « Je trouvais intéressant d’y revenir mais ça ne résonnait pas avec ce que j’étais devenu », explique-t-il.

Les références psychés sont plus discrètes. Elles l’étaient déjà sur son troisième album Multi-Love (2015) qui versait sans rougir dans le disco. Virage assumé. « Depuis, Tame Impala fait de la dance et Kendrick Lamar, du funk », souligne-t-il fièrement. Ruban multiplie les références inattendues au rock à guitares, version heavy, et cherche à imiter Metallica sur son premier single, American Guilt. « Comme si Black Sabbath rencontrait Stevie Wonder », résume-t-il. Avant d’ajouter : « J’aime faire coexister des souvenirs de musique avec des choses plus actuelles vers lesquelles je n’irais pas d’instinct. » Il avoue un penchant pour le R’n’B contemporain, Frank Ocean et Migos. De quoi nourrir son funk futuriste, personnifié en combi latex sur la pochette de l’album, excentrique comme son inspiration, entre manga hentai, Sci-Fi soviétique et films d’horreur italiens.

Pour l’enregistrement, son esprit malin s’est laissé guider aux quatre coins du monde par ses figures tutélaires. Il échappe ainsi à l’obscurité de son home studio : « Je m’y sentais seul, déprimé et je commençais sérieusement à m’ennuyer. » Il pense d’abord à Hawaii, d’où est originaire sa mère, mais qu’on puisse le comparer à Kanye West, adepte notoire du lieu, lui est insupportable. Alors il rejoint son frère en Nouvelle-Zélande pour retrouver l’innocence de ses 20 ans au sein de leur duo punk The Mint Chicks. Puis direction l’Islande, « son équivalent sous acides », où le soleil ne se couche jamais. Il y soigne ses insomnies et rêve d’un séjour allemand à la Bowie, qui le mènera finalement à Séoul, dans un studio K-pop au cœur de la DMZ, à la frontière de la Corée-du-Nord.

Ruban s’interroge. Pourquoi 50% de ses impôts sont investis dans les dépenses militaires américaines ? Pourquoi scolarise-t-il son fils et sa fille dans un pays où les tueries en milieu scolaire sont une fatalité politique ? Il décrit le grand désarroi psychologique de nos sociétés modernes, conforté dans sa détresse par l’actualité : les attentats de Paris pendant le voyage de noces de son bassiste, l’attaque de l’aéroport d’Istanbul pour leur concert en première partie de Chic et l’élection de Donald Trump. Il espère qu’on se souviendra de ces chansons comme d’une Peinture noire de Goya : une chronique froide de son époque. « J’ai regardé mon père se détruire avec impuissance. J’ai le même sentiment quand je vois le monde courir à sa perte. »

Politique et musique cohabitent malgré lui. D’abord à Hanoi, où il tente de se rapprocher de Jimi Hendrix, qu’il a découvert au détour d’un film sur la guerre du Vietnam, puis à Mexico où l’enregistrement est interrompu par un tremblement de terre. Il se retrouve en quarantaine dans un parc pendant douze heures quand soudain un homme s’écrit : « Viva la Mexico » en voyant arriver le camion de ravitaillement. On entend le slogan sur American Guilt, comme un pied de nez au mur que veut ériger Trump entre les deux pays. Nielson est un fou de musique qui se passionne autant pour le jazz fusion que le rap East Coast ou le funk de Minneapolis. Sa musique n’aura jamais autant brassé d’influences, géographiques et mentales.

Texte : Alexandra Dumont
Photo : Julien Bourgeois

Un autre long format ?