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Léonie Pernet par Julien Bourgeois

Dans le numéro 221, Magic donne la parole aux artistes queer. Nous leur avons demandé de décortiquer les liens qu’ils tissent avec la pop. Léonie Pernet fait partie des artistes invités à s’exprimer sur le sujet. Elle met en garde ces musiciens seraient trop tentés de tutoyer le mainstream. Le risque est tel que le « queer » pourrait perdre son pouvoir subversif. Revue de détails avec la principale intéressée.

Pour commencer, es-tu d’accord avec cette affirmation : les artistes queer font preuve d’une créativité débordante qui est en passe d’être récupérée par la pop grand public ?

Je partage tout à fait cette analyse. Ça tient à quoi ? Quand tu es différent et que tu produis quelque chose, artistiquement parlant, à partir de qui tu es, ça donne forcément quelque chose de différent de ce qui se fait ailleurs. Je crois que c’est le cas de plein de mouvements qui ont émergé dans la pop music. C’est le cas du jazz, de la house et maintenant du queer, qui rappelons-le est une identité politique à l’origine. C’est lié au fait qu’il existe – attention aux termes que je vais employer – une avant-garde qui se met à produire, bouleverser les codes, puis à faire petit à petit son trou. Et ils sont de plus en plus acceptés. La pop, c’est ça : une extension d’un groupe de personnes à un moment donné.

Ton morceau Auaati interpelle sur l’identité « queer musulmane ». Est-ce que cela sous-entend que tu fais la différence entre identité queer et identité queer musulmane ?

Oui, car ça n’a vraiment rien à voir. Et ça déplace l’idée commune qu’on pourrait se faire du queer ou du LGBT. Dans ces milieux, on aura tendance à te dire : “Comment peux-tu aimer des gens qui ne t’aiment pas ?” En gros, le queer et la spiritualité ne pourraient pas aller ensemble. Les queers musulmans sont ceux qui refusent de voir les choses ainsi. Ils sont l’un et l’autre, et je trouve ça beau. Ça tord un peu le cou à un idéal alternatif qui voudrait qu’il n’y ait jamais de spiritualité dans le queer. Je parle des musulmans, mais ça marche aussi avec les autres religions monothéistes. C’est un recoin que je trouve intéressant, car à un moment donné, au sein de nos communautés, peut-être qu’une “re-spiritualisation” des esprits pourrait être bonne. Mais c’est valable pour tout le monde, queer ou pas.

Est-ce que cette différence se ressent dans les milieux LGBTQ ?

Je ne sais pas. Je connais assez peu de queer musulmans en réalité. C’est pour cette raison qu’on a tourné le clip à New York. afak (volontairement sans majuscules, ndlr), qui joue dans le clip, est américaine, musulmane et queer. En France, il est plus rare de croiser des queers qui affichent publiquement leur spiritualité, alors que chez afak, c’est ce qui ressort tout de suite au premier abord. Elle est plus discrète sur son homosexualité. C’est intéressant de voir qu’aujourd’hui, si tu veux être une pop-star, tu as plus intérêt à afficher ta queerness que ta foi. Ce sont des endroits que j’aime intellectualiser en termes individuels et collectifs.

Quand as-tu embrassé pour la première fois ton identité queer ?

Moi, quand j’étais ado à Reims et que je me suis révélée à moi-même, on ne parlait pas de “queer”. En France, en tout cas. Aux États-Unis, ça fait un bout de temps. Ma seule référence, c’était la série The L World. Et puis quand j’étais jeune, on parlait moins de fluidité. Mais tu sais, pour moi, ça s’est fait très naturellement. Tu peux vivre ton homosexualité pendant des années sans te poser de questions sur le patriarcat, l’hétéronormativité et reproduire tout ça sans que ça te gêne. Le queer, pour moi, c’est justement te poser ces questions-là et avoir une approche critique des normes, sexuelles et politiques. C’est une approche critique d’un système de valeurs et de domination, qui se doit de dépasser la simple question du genre ou de la fluidité du genre. C’est une approche qui a une visée non oppressive. C’est rester en questionnement et en critique d’un système qui paraît pour certains naturel. Je ne vais pas dire que c’est une éthique, mais presque. En revanche, ce ne sont pas des questionnements que j’avais à 14 ou 15 ans.

Et en musique ?

Je ne crois pas tant. Quand je parle d’amour dans ma musique, a priori, ce n’est pas à un homme que je m’adresse mais ce n’est pas explicite. On est vraiment dans cette ère des récits individuels qui sont extrêmement mis en valeur : t’es queer, t’es truc, t’es machin, et tu te retrouves à faire une vidéo dans Konbini pour expliquer ta particularité, ton combat pour vivre ton particularisme. Je pense que la visibilité des minorités peut être une bonne chose, mais ça limite en termes politiques, c’est-à-dire que la somme de récits individuels apporte quelque chose sans pour autant nécessairement former une communauté de lutte pérenne. On est dans cette ère de l’affirmation de soi, d’un soi différent, de l’exaltation de l’identité, et je regarde ça avec intérêt mais je fais aussi un pas de côté par rapport à ça, parce que je trouve qu’on n’est pas dans une pensée du collectif.

“Je suis un peu agacée de voir que le queer est devenu pour certains un élément marketing. Y a des modes et ça en fait partie. Être gay friendly, c’est être dans le camp du bien, ça fait partie du bon petit kit du progressiste… Ça me fait un peu sourire.”

Léonie Pernet

Les artistes queer sont de plus en plus médiatisés. C’est leur identité qui est surtout mise en avant. Crains-tu que l’avant-garde dont tu parlais tout à l’heure se fasse avaler par la culture mainstream ?

Bien sûr. Ce serait la vider de son contenu politique et subversif. Mais remplace le mot « queer » par le mot « punk » et on aura la même conversation. Je tiens un discours de côté, mais je reconnais en même temps que c’est positif qu’il y ait plus d’intérêt pour la question. Sauf qu’on s’y intéresse en ce moment, mais les queers n’ont pas poussé comme des champignons. Y en avait y a dix ans, vingt ans. Bien sûr que ça a évolué, dans le sens où aujourd’hui, un ou une artiste trans peut faire la couverture d’un magazine. C’est bien. Mais quand un mouvement se retrouve un peu partout, il risque d’être vidé de son côté subversif pour toucher le plus de monde. Comme un parti radical de gauche qui va édulcorer son programme pour avoir plus de voix. Ça vaut aussi pour un artiste. Les artistes queer les plus célèbres aujourd’hui, ceux qui se disent queer, est-ce qu’ils ont un propos très fort ? Je ne sais pas. Je me permets d’en douter.

Tu es à l’origine des soirées queer Corps vs Machine, au Moon, de 2010 à 2011. Tu passais quels genres de musique ?

C’était hyper techno, hyper minimal, assez dark, assez sauvage, assez intense. Aujourd’hui c’est quelque chose qu’on voit partout. Les soirées queer, y en a moult et tout le monde est à poil. Dès que quelqu’un organise un apéro, c’est limite une rave party. Corps vs Machine, c’était génial, et pour le coup, c’était vraiment un endroit d’expression hyper libre, mais ça ne me viendrait pas à l’esprit d’en refaire une aujourd’hui. Il y a deux ou trois ans, j’en avais organisées une ou deux, mais pfff… C’est plus mon sport ! Je m’intéresse à d’autres sujets que le queer et les LGBT. J’aime quand ça s’articule avec d’autres luttes et d’autres approches critiques, comme la race, la classe sociale. Je m’intéresse beaucoup au décolonialisme par exemple. Je te cache pas que je suis un peu agacée de voir que le queer est devenu pour certains un élément marketing. Y a des modes et ça en fait partie. Être gay friendly, c’est être dans le camp du bien, ça fait partie du bon petit kit du progressiste… Ça me fait un peu sourire.

Beaucoup d’artistes se revendiquent « queer pop »

Je ne sais pas ce que ça veut dire. Que tu proposes un statement en tant qu’artiste sur ton engagement, ta vision, dans tes textes, oui. Que tu parles d’inclusivité, ok. Mais si on s’arrête à la musique, sans parler des textes, des clips ou des photos de presse, je ne vois pas à quel moment la musique peut être queer. Le queer, ce n’est pas un genre musical. C’est un statement. C’est une tendance. C’est ce qu’il y a autour de la musique. C’est de la pop avec un propos différent du discours qu’on nous sert habituellement, qui raconte d’autres amours, d’autres manières d’être, d’être au monde. Comme ça, je t’avoue, je ne vois pas. Tu peux saupoudrer de queerness ta musique, autour ou par-dessus, mais à un moment donné quand tu es avec tes claviers, ta guitare, et que tu cherches des accords ou que tu cherches à produire un son, je ne pense pas que ce moment-là soit spécifiquement queer. Queer, à la base, ça veut dire plutôt “freaks” et donc les deux mots associés, à quel moment tu “queerises” la pop et tu “popises” le queer ? Si tu “popises” le queer, tu vas peut-être perdre un peu de queerness. Je ne sais pas. Je suis un tout petit peu en retrait et légèrement dubitative quant au fait de mettre de l’identitaire, de genre de surcroît, partout. Si tu as de la musique queer, est-ce que tu as de la “nourriture queer” ? Ça doit être végétarien ou vegan sans doute. Je ne sais pas. Peut-être que j’ai une vision un peu figée…

Parmi tes influences, il y a Philip Glass, Aphex Twin, Radiohead, Marilyn Manson, Klaus Nomi, Jeanne Moreau, Bach… La liste est longue et éclectique, est-ce que cet aspect a quelque chose à voir avec ta queerness ?

De manière très indirecte, oui, c’est possible, mais je pense que ça a surtout à voir avec le métissage et toutes ces choses qui font que je n’ai jamais, en ce qui me concerne, été dans une case. Donc j’ai écouté et j’ai été bercée par des choses hyper différentes. Le fait de ne pas être dans une case, ça peut ouvrir l’esprit sur moult sujets. Ça va de la manière dont tu salues ton voisin, à ce que tu écoutes, ce que tu bouffes, ce que t’aimes comme films, si t’aimes les animaux ou pas… Si ton chemin n’est pas totalement dans une norme, ça influence tes goûts. Donc ça participe de ça, mais y aussi le fait que je ne suis ni noire, ni blanche.

Quel artiste t’a particulièrement inspiré cette fluidité dans les genres musicaux ?

Il n’y pas un artiste. Ce sont des artistes aux identités hyper marquées qui m’ont inspirée, et de tout cela naît une création qui ne s’inscrit pas dans un genre précis. La pluralité des genres et des codes, c’est quelque chose que j’ai éprouvé, expérimenté, avant de connaître le mot “queer”. Aussi pour revenir à ce qu’on disait tout à l’heure, pluralité, diversité, inclusivité, ce sont des mots importants mais on a l’impression qu’en les prononçant, on fait partie du camp du bien. T’es du bon côté. Je n’aime pas trop quand les choses deviennent si binaires. Ça me pose question.

Un autre long format ?