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De sa naissance éblouissante dans les sixties au revival des années 2010, le psychédélisme a été une innovation musicale majeure devenue, au fil du temps, un gloubi-boulga sémantique indigeste qui pénalise ses vrais héritiers.


Un article initialement paru dans notre numéro 212


Coupé en deux, le terme «psyché-délique» signifie «révélateur de l’âme». Révéler les mystères de l’âme humaine : cette aspiration visionnaire se répand dans les années 1960 parmi la génération du baby-boom, d’abord dans la littératie avec le poète beat Allen Ginsberg et l’écrivain Ken Kesey, qui organise à partir de 1965 des «acid tests» où il convie de jeunes adeptes à s’essayer à cette nouvelle expérience transcendantale. Le terme a surgi sous la plume du psychiatre américain Humphry Osmond en 1953, dans une correspondance avec Aldous Huxley, le premier grand psychédéliste de l’histoire. Dans son essai de philosophie spirituelle Les Portes de la Perception (1954), il vante les mérites d’une nouvelle vision de la réalité induite par la prise de substances psychotropes telles que le LSD.

La musique voudra à son tour créer un monde nouveau, vivre une nouvelle réalité, à l’aide de cette substance hallucinogène. Si les moyens techniques ont considérablement évolué entre l’époque de Pink Floyd et celle de Tame Impala, il y a chez Syd Barrett et Kevin Parker une volonté commune, à cinquante ans d’écart, de s’épanouir en toute liberté au gré d’expérimentations instrumentales susceptibles d’atteindre les profondeurs de l’âme humaine dans toute leur pureté. Leur musique suscite la même sensation étrange, celle de décoller dans la stratosphère sans prendre de drogue. Pour atteindre cet état de rêve éveillé, les musiciens de pop psyché ont recours à de longues plages instrumentales, à la lenteur, aux arrangements riches souvent baroques, à des mélodies enfantines et à l’utilisation fréquente d’effets. Loin des clichés de musiciens drogués, les groupes de rock psychédélique seront bientôt les premiers à chercher à fusionner harmonieusement les instruments, les voix et les bruits expérimentaux pour rendre possibles de beaux voyages intérieurs. Dès la fin des années soixante, les textes évoquent des thèmes jusqu’ici peu abordés dans la pop music, comme l’enfance, la mort, la science-fiction, les passions, la libération des sens, les paradis artificiels, la drogue, la magie. Cette quête d’absolu est doublée d’une vision poétique et romantique du monde, où la volonté de s’oublier prédomine face aux questionnements existentiels et à l’absurdité de la vie.

1967, l’explosion

Tout commence en 1965 avec les naissances respectives de Pink Floyd, The Doors et Jefferson Airplane à Londres, Los Angeles et San Francisco. Le premier disque du genre, le 45-tours Can’t Seem to Make You Mine des Seeds, est publié en mars. Le premier LP de rock psychédélique naît dans une Californie en pleine ébullition contre-culturelle. Jefferson Airplane Takes Off paraît le 15 août 1966, un mois après le Revolver des Beatles, teinté des premières prises d’acide des Fab Four. Arrive très vite le premier disque utilisant le terme psychédélique dans son nom ou ses paroles, avec The Psychedelic Sounds of The 13th Floor Elevators de 13th Floor Elevators, au son pourtant presque plus garage que psychédélique. Cette année 1966 est aussi celle des premiers concerts de Pink Floyd qui, avant même de graver un morceau, excite les nuits londoniennes avec de longues performances cosmiques dominées par les premiers light shows. C’est l’époque du club UFO et des improvisations spectrales d’Interstellar Overdrive, un superbe cadeau de Noël 1966. Mené par Syd Barrett, leader bientôt cramé au LSD, le Floyd sort en juin 1967 un premier 45-Tours avant-gardiste, See Emily Play, doublé d’un premier long, The Piper At The Gates of Dawn, en août 1967, quintessence d’un rock psychédélique sombre et étrange avec la voix nonchalamment folle de Syd, des arrangements baroques et une science du bruitisme visionnaire. L’année 1967 est celle de l’explosion. Jefferson Airplane sort Surrealistic Pillow, pierre angulaire du mouvement avec le tube pop White Rabbit.

Le rock psychédélique se révèle pleinement au cours de concerts en forme de transe collective. Si les prestations de Grateful Dead en Californie sont de vraies messes psychédéliques, avec distribution de LSD au public et improvisations interminables, les Doors s’illustrent par des shows cathartiques où la foule vient autant pour écouter de la musique que pour participer à une forme nouvelle de rite religieux dans lequel Jim Morrison joue le rôle du gourou. Le courant teinte tous les grands artistes pop de l’époque : Smile coule avec Brian Wilson, mais Good Vibrations est sauvé des eaux. Même les Stones craquent — pas pour longtemps — avec Their Satanic Majesties Request, un album qui inspirera des années plus tard un certain Anton Newcombe. Fragilisé par les décès de Janis, James et Jimi en 1970, le genre a droit à un sursis de quelques années avec deux albums de Syd Barrett, The Madcap Laughs et Barrett, parfaits requiem d’une génération consumée par la drogue. Mais désormais les morceaux s’étirent au-delà des vingt minutes. Place au rock planant, puis progressif, et enfin au krautrock, en Allemagne, servi par l’apparition des synthétiseurs et une répétitivité poussée à l’extrême.

Le rock “psyché” remplace la pop psychédélique

L’explosion du mouvement punk en 1977 finit d’enterrer le psychédélisme. Les punks jouent vite et fort. Le t-shirt du leader des Sex Pistols Johnny Rotten est bien clair : «HATE PINK FLOYD». Les années 1980 sont punk, dansantes, synthétiques, mais sûrement pas psychédéliques. Mis à part l’anomalie Spacemen 3 et quelques marginaux de l’underground, le genre est mort. Un jeune homme à l’esprit punk redonne ses lettres de noblesse au psychédélisme dans les années 1990, alors qu’à Manchester l’épiphénomène «Madchester» a déjà fait revivre le genre au tournant des années 1989 et 1990 sous forme de vision électro-fluo. Le Californien Anton Newcombe, leader du bien nommé The Brian Jonestown Massacre, retourne aux sources du genre, bientôt suivi par les Warlocks et une armée de jeunes gens fascinés par le mur du son théorisé par Phil Spector dans les années 1960 : c’est la naissance du shoegaze, excroissance nineties du psychédélisme, avec Slowdive et My Bloody Valentine.

Le retour du rock psychédélique est consolidé dans les années 2000, dans le sillage du biopic Dig!, qui fait de Newcombe un héraut de l’underground face aux mainstream The Dandy Warhols. Ce carton pop crée des milliers de vocations sur tous les continents. Le jeune Australien Kevin Parker explose les charts en 2011 avec Tame Impala et son tube pop psyché Feels Like We Only Go Backwards. On ne parle alors plus de rock ou de pop psychédélique mais de «psyché». En tête de gondole, la communauté chevelue australienne King Gizzard & The Lizard Wizard et ses idées farfelues sur l’avenir de la planète.

Le terme fourre-tout «psyché» illustre à la fois l’énorme revival du genre et sa grande imprécision contemporaine. On trouve à boire et à manger entre de solides interprétations (Jacco Gardner, Foxygen, The Black Angels) et les pâles copies (The Holydrug Couple, Psychic Ills, Temples), voire les quasi parodiques Australiens de Babe Rainbow, assez innocents pour se croire capables de jouer une musique décente en étant défoncés sur scène. Maltraité jusqu’à la moelle, le terme sert parfois à qualifier des groupes aussi éloignés du psychédélisme que Mac DeMarco, Air ou Fai Baba. Les groupes ostensiblement psychédéliques comme Thee Oh Sees, Cosmonauts et Holy Wave refusent l’appellation «psyché» au profit de «cosmique» ou tout simplement «rock». Le festival précurseur, Austin Psych Fest, a lui aussi préféré changer son nom en Levitation en 2014 après qu’une ribambelle de festivals eurent repris l’appellation de Psych Fest. Ou quand, au lieu de révéler l’âme, le psychédélisme révèle les intentions marketing de quelques saboteurs.

Un autre long format ?