©Cédric Rouquette

Lawrence, leader, âme et dictateur de Felt, nous a reçus chez lui à Londres pour accompagner la réédition de la première moitié de l’œuvre du groupe culte des années 80 et le quatrième album de son projet actuel, Go-Kart-Mozart. Presque quarante ans de musique et de succès confidentiel n’ont pas altéré sa quête d’absolu pop.


Cet article est initialement paru dans le numéro 208 de Magic. Nous le republions à la faveur de la deuxième vague de réédition CD de l’intégral de Felt le 29 avril 2022 (lire la chronique ici). Lawrence vient égaler d’annoncer la réédition en blue-ray du docu Lawrence of Belgravia, qui lui est consacré, en juin 2022.


Entre Lawrence et Magic, c’est une vieille histoire. Elle s’est prolongée une journée d’hiver quand le leader de Felt, Denim et Go-Kart Mozart prit en main le numéro 207 de la revue et le dévora des yeux à l’idée de se voir dans le 208. L’homme se définit comme effacé mais l’artiste adore parler. Il est un des exemples les plus purs que nous connaissions de grand écart entre ambition artistique et manque de reconnaissance du grand public, entre majesté de l’œuvre et résonance injustement modeste. Après un café chaud, prétexte à repasser le film de sa vie jusqu’à un appartement HLM du centre de Londres – on apprend qu’il a cru s’installer à New-York en 1990, avant de rentrer trois mois plus tard en raison du piètre niveau des musiciens – Magic aura passé deux heures avec lui. Trop courtes. Mais suffisantes pour l’entretien touchant que voici.

Lawrence, la parution des cinq premiers albums de Felt dans le coffret A Decade in Music semble te rendre fier.
Oui, très fier. Un travail soutenu sur plusieurs années a été nécessaire pour en arriver là. On a eu un tout petit budget pour rendre ce coffret aussi parfait que possible : le son, le design, la texture du papier, la typographie. J’y tenais. Même l’espace entre les lettres en est au stade de la perfection.

As-tu pris du plaisir à réécouter ces disques pour les remasteriser ?
Ce fut un grand bonheur. J’ai notamment pu remixer six morceaux du quatrième album, dont je n’avais jamais été satisfait. Je suis enfin fier d’Ignite The Seven Cannons. Je connaissais tout ça par cœur, car j’ai toujours écouté mes disques. J’aime ce que je fais. Je suis un égotiste. Même si ces réécoutes perpétuelles ne sont pas une célébration, plutôt un questionnement : «Qu’aurais-je pu faire de mieux ?»

Ton perfectionnisme est celui d’un control freak ?
Je suis sans aucun doute un control freak. Je l’ai compris dès que j’ai commencé. Dans le groupe, on me surnommait Hitler.

Hitler ? Qu’as-tu pu bien faire pour mériter ça ?!
J’ai tout contrôlé de la vie du groupe. Tout. Le guitariste devait avoir les réglages que je souhaitais. Même la couleur de sa guitare. Je la voulais blanche alors que la première de Maurice Deebank était marron ; je déteste le marron. Je prenais toutes les décisions, personne n’avait rien à y redire. Autant que je puisse le savoir, ça convenait aux autres musiciens. Felt était ma vie. Je voulais nous amener au top alors qu’eux ne s’intéressaient pas au groupe en dehors des tournées sur le continent car ça leur permettait de voir du pays. Mais quand il s’agissait de travailler dur, il n’y avait plus personne. Les répétitions me rendaient fou. Je voulais y passer des heures, mais ils se barraient à la sonnerie. La plupart du temps, ils quittaient le groupe avant que je les vire. Le temps pour eux de réaliser qu’il n’y avait pas d’argent à faire avec Felt. Le seul à être resté jusqu’au bout, c’est Gary Ainge, le batteur, pourtant l’un des pires en répétition.

La démocratie est un sujet anodin quand on fait un disque.

Lawrence

Parmi les huit musiciens que tu as recrutés pour Felt, lequel a le plus bonifié le son du groupe ?
Martin Duffy. J’ai tout de suite compris qu’il était un génie dans son genre, le premier jour où il est venu chez moi avec ses claviers. J’exigeais un très haut niveau de musicalité chez mes partenaires. Je pouvais changer tout le reste chez eux, jusqu’à leurs cheveux et leurs habits. Mais pas leur niveau. Je ne voulais pas qu’ils soient moins bons musiciens que moi. La vérité est que j’aurais adoré avoir des gens plus impliqués dans le groupe. J’aurais accepté, même si je serais resté le dictateur car il est impossible d’être démocrate en musique. La démocratie est un sujet anodin quand on fait un disque.

Pourquoi Felt n’a-t-il jamais quitté l’underground et les circuits indé pour atteindre le succès après lequel tu courais de façon explicite ?
Les labels indépendants ne nous ont jamais permis d’aller plus loin. Même les Smiths n’ont pas pu se hisser si haut que ça. Les gens l’oublient. Tous les groupes de cette époque, nous étions les pionniers, des défricheurs. Il aurait suffi d’avoir plus de moyens. Quand Everything But The Girl est passé de Cherry Red à Warner, le groupe est entré dans le Top 10 du jour au lendemain. Il était tellement plus facile d’être underground et de percer dans les années 1990. Les radios et les télés n’avaient plus peur. On a ouvert la voie à ceux qui sont devenus riches et célèbres.

Si on devait refaire l’histoire, que changerais-tu pour accéder à ce succès ?
On pensait que nos labels deviendraient de grosses structures plus vite. Mais il est dans leur nature de ne pas dépenser beaucoup d’argent. Comment voulez-vous que les gens soient au courant que nous existions sans la moindre affiche dans le métro ? Nous étions étranglés, d’une certaine façon. Le meilleur exemple, c’est Creation Records. Je savais que le label deviendrait important vu la personnalité d’Alan McGee. Mais ça a pris six ou sept ans. Trop pour que Felt en profite.

Mais avais-tu absolument besoin d’arrêter Felt en 1989 ?
J’avais décidé en avril 1980 que nous n’irions pas au-delà de 1989. Et début 1989, j’ai dit au groupe : «OK, on prépare l’ultime album». Quelle belle idée de n’exister que pour une décennie, et de sortir dix albums et dix singles ! Felt n’était pas juste un groupe. C’était un projet artistique. Mais je pensais alors qu’on serait connus à la fin de la décennie, et que notre popularité et nos revenus seraient suffisants pour financer un autre projet. Hélas je n’étais pas riche, tout le monde se foutait de mon sort, et personne ne s’est approché de moi pour débuter un nouveau projet. Silence total.

Le mythe selon lequel le New Musical Express a déprogrammé une «une» consacrée à Felt est-il exact ?
Absolument. À la place, ils ont recouvert la couverture de noir pour parler des suicides des jeunes (ndlr., numéro du 8 novembre 1986). La pire vente de leur histoire. On avait fait toutes les photos. Cette couv’ aurait pu tout changer pour Felt. Le NME était très influent à l’époque. Avoir la front cover du NME, cela voulait dire, pour résumer, que vous étiez admis dans la cour des grands. C’est incroyable (il répète). Je revois Alain McGee m’appeler pour me dire : «Ils ont changé la couv’ à la dernière minute, vous n’êtes pas dessus». Je suis né pour être un loser, j’ai commencé à penser que c’était peut-être mon destin. Mais j’ai la chance d’être patient. C’est la grande différence avec de nombreux autres musiciens.

As-tu l’impression d’être le même artiste, (plus de) trente ans après la fin de Felt ?
Je suis la même personne intérieurement, c’est certain. Mais je suis plus expérimenté et plus cynique car je comprends mieux les choses du métier. Au fond, je suis toujours ce petit garçon qui veut rencontrer le succès, se demande comment l’atteindre et qui a la patience de l’attendre. Cela peut arriver à n’importe quel âge (ndlr., il avait 56 ans en 2018) et je pense que ça arrivera. Et puis, je ne veux pas la «célébrité» comme un but en soi. Je veux être reconnu et respecté pour mes paroles et ma musique. Les gens que j’aime, comme Lou Reed, Tom Waits ou Bob Dylan, sont ce type de personnalités. The National ou Cigarette After Sex, c’est chiant. Phoenix, ce sont des pères de famille, ça se voit et… ils sont devenus normaux, quoi.

Pourquoi n’a-t-on jamais vu Lawrence en solo ?
Mes groupes sont des projets solo ! Mais je ne veux pas mon nom au sommet de l’affiche. J’ai beaucoup d’ego mais je ne suis pas assez mégalo pour chercher à voir mon nom imprimé. J’aime me planquer derrière un nom de groupe, une marque que j’aurais construite moi-même. J’aime me projeter sur des noms de groupes. «Television», c’est le meilleur nom de groupe de l’histoire. Ça crée un contexte, d’entrée. J’aurais adoré que quelqu’un quitte un de mes groupes en disant «mon nouveau projet sera (claquement de doigt)». J’aurais trouvé ça excitant. Écoute : «Noel Gallagher». C’est ennuyeux ! Ça intéresse qui ? De fait, pas mal de gens vu ses chiffres de vente… Mais il a bien eu besoin d’ajouter : «Et les High Flying Birds». L’essence de mes groupes, ce sont des projets solo.

Le meilleur parallèle qu’on puisse faire avec moi, c’est T-Rex. Les gens lui disaient : «Tu es Marc Bolan.» Mais il a dit : «Non, je suis T-Rex.» Je suis Felt, Denim et Go-Kart Mozart.

Lawrence

Mais je dois répéter la question : tu citais Lou Reed, Tom Waits, Bob Dylan. Ce ne sont pas des groupes. Ils se sont assumés sous un «nom, prénom» ? Pourquoi pas Lawrence ?
Si tu as un chouette patronyme, alors OK. «Lou Reed». «Bob Dylan». Ça sonne, mais tu noteras qu’ils les ont inventés ces noms. Le meilleur parallèle qu’on puisse faire avec moi, c’est T-Rex. Les gens lui disaient : «Tu es Marc Bolan.» Mais il a dit : «Non, je suis T-Rex.» Je suis Felt, Denim et Go-Kart Mozart.

L’autre tournant de ton itinéraire, c’est, dit la légende, le single Smashed («Ecrasé(e)») de Denim, ton deuxième projet. La sortie aurait été annulée par EMI l’été de l’accident mortel de Diana en 1997. Est-ce exact?
Aussi exact que l’histoire du NME, à 100%. Ce morceau allait être un tube. Radio 1 (ndlr., la première antenne de la BBC) l’avait testé une semaine et un des programmes l’avait désigné single de la semaine. Lady Di est morte un dimanche (ndlr., au début de la nuit du 31 août 1997). Le lundi, ils incinéraient tous les disques. Si tu lisais un livre avec toutes mes histoires, tu te dirais : «Oh, c’est téléphoné, ce rebondissement, ça ne peut pas se passer comme ça». C’est pourtant la réalité. Ça m’a dévasté. Mon monde s’effondrait. Mais j’ai rebondi plutôt rapidement, et je ne sais pas comment, car un album à succès pour EMI aurait dû être le gros coup de ma vie. En deux ans, on a fait Go-Kart Mozart. Je ne suis pas resté misérable très longtemps.

As-tu pris plaisir à enregistrer Mozart Mini- Mart, l’album de Go-Kart Mozart qui vient de sortir, de loin le disque le plus pop que tu as jamais enregistré ?
Non, on ne prend pas de plaisir à faire des disques. Jamais. Le plaisir n’est pas le sujet. C’est très très sérieux de commencer un album et de tenter de l’achever. Cela n’a rien à voir avec le plaisir. Maintenant, il est exact que l’enregistrement a été plus relax, plus facile. Et je travaillais avec un excellent ingénieur du son qui a donné un son très clair aux chansons. Il n’y a que des faces A sur l’album (sourire). Il a été réalisé à la maison pour l’essentiel, je ne pouvais pas faire beaucoup d’allers-retours car les musiciens n’étaient pas payés. Je ne pourrai pas recommencer.

Si ce n’est pas un plaisir, faire des disques est-il douloureux ?
Ce n’est pas douloureux comme avoir le job du laveur de vitres d’une barre d’immeuble un jour de blizzard. C’est douloureux mentalement. C’est un effort psychologique.

Parce qu’on ne sait jamais quand une chanson est terminée ?
Si, je le sais, parce que je suis le chef. Je l’ai commencée avec la vision de ce qu’elle devrait être. Il faut, à l’intérieur de soi, un baromètre qui vous dit que c’est vous l’artiste. C’est vous qui vous savez. Les musiciens ne savent pas.

Es-tu le Man of Two Sides de l’album ?
Oui, je suis «like a record, dark and pliable», «comme un disque, sombre et souple». Oui j’aime bien cette analogie. (Il récite son propre texte et sourit.)

Dans le vrai monde, personne ne veut écouter vos histoires, tout le monde veut raconter les siennes.

Lawrence

Tes textes parlent de toi ?
Tous, d’une façon ou d’une autre. Certains ne sont qu’une série d’images, cela dit. Mais un disque est un vecteur incroyable pour dire aux gens qui vous êtes. Dans la vraie vie, personne n’aurait envie d’écouter ce que je mets dans les paroles. Personne n’a envie de s’asseoir avec quelqu’un qui raconte sa vie. Quand ça arrive, l’autre n’a qu’une chose en tête : «Mais qu’il la ferme !». Sans les disques, je ne sortirais pas tout ça.

Défendras-tu Mozart Mini-Mart sur scène ?
Oui, on a commencé les répétitions. (ndlr., Go-Kart Mozart devrait annoncer des dates pour l’été et l’automne)

Profiteras-tu de ta double actualité pour interpréter du Felt ?
Jamais de la vie. C’est Go-Kart Mozart, sur le billet. Pas Felt. J’ai toujours refusé de reformer Felt, ce n’est pas pour m’y mettre maintenant. On piochera des chansons des quatre albums de Go-Kart Mozart. Quand on joue en live, personne n’attend Felt.

Tu ne considères pas ta carrière comme un tout. Tu n’aimes pas le mot.
Oui, ce n’est pas une carrière. C’est un appel, une vocation, rien à voir avec un job quotidien. J’en ai marre de lire des musiciens dire : «Ma famille passe avant ma carrière, je pourrais mourir pour elle». Ça me navre, franchement. Je ne comprends pas pourquoi on ne pourrait pas mourir pour sa musique si on peut mourir pour sa famille. Être un artiste, ce n’est pas moins fort qu’avoir une famille. L’art vaut bien le même engagement. J’ai écrit un jour : «Be brave, dont breed». «Sois courageux, ne fonde pas de famille». La pression de la société dit à chacun qu’avoir un enfant est l’accomplissement le plus important du monde. Je vois des gens qui se sentent affreusement coupables de ne pas en avoir. Pas moi. Je ne dis pas que ce n’est pas merveilleux. Mais je ne dis pas non plus qu’on est un citoyen de seconde classe si on n’a pas d’enfant.

Tu viens de nous livrer beaucoup de choses sur toi, mais je doute qu’il existe une personne qui possède toutes les clefs pour te comprendre.
Une ancienne compagne, peut-être. Mais je ne pense pas que qui que ce soit me connaisse à 100%. Je ne m’ouvre totalement à personne. Je ne suis pas reclus mais je reste à distance des gens. Dans le vrai monde, personne ne veut écouter vos histoires, tout le monde veut raconter les siennes. La vie est une compétition pour parler de soi sans écouter les autres. Les gens ne s’intéressent pas à vous. Il est assez facile de se cacher.

Un autre long format ?