Le pianiste Joep Beving a quitté son boulot dans la pub à quarante ans pour devenir un des musiciens néo-classiques les plus en vue depuis seulement quatre ans. Ses albums Solipsism (2015), Prehension (2016) et Conatus (2018) reflètent la pudeur et la sensibilité du Néerlandais. Henosis (5.04.2019) est son album. Fini le tête-à-tête avec le clavier, il tend vers un voyage plus ambitieux et plus éprouvant à la recherche de soi.

[Il sera en concert au Café De La Danse ce lundi 13 mai, et nous avons deux places à vous faire gagner sur nos réseaux sociaux.]

 

Quel est le projet autour de ce nouvel album Henosis ? Il semble très différent des précédents, moins intime, et propose une expérience plus vaste pour le public.
Joep Beving : Je sais qu’il est moins intime. L’idée était de prendre du recul, de voir la musique de façon plus large comme un effet de dézoom. J’ai commencé en faisant de la musique la plus intime possible. Prehension (2016) s’en éloignait déjà un peu, et avec Henosis je voulais aller encore plus loin. Mais j’espère conserver l’impression de solitude qui m’est chère. Lentement, j’essaie de sortir les gens de leur ego. L’album est comme un voyage cosmique. Il commence avec des lieux familiers, représentés par les parties de piano, puis emmène doucement vers le voyage introspectif. Il comporte différents chapitres, des rencontres, avec des pics d’intensité où l’on trouve quasiment un combat entre le bien et le mal. L’album se termine par l’henosis, qui est paradoxalement son premier titre. C’est le moment où l’on parvient à oublier son propre ego.

C’est ce qui vous guide naturellement vers l’évocation de thèmes comme la mythologie et la philosophie grecque ?
Oui ! Et ça remonte déjà au premier album Solipsism (2015). Je me rappelais du concept et c’est devenu le nom de l’album quand j’ai découvert que ma recherche musicale répondait à une expérience de solipsismes. Les trois albums (Solipsism, Prehension, Henosis) forment une trilogie qui parle de notre relation à la réalité. Je m’y intéresse depuis mes années étudiantes même si je n’ai pas fait d’études poussées en philo… J’ai une certaine fascination pour la discipline. Cette fois je me suis intéressé à la notion d’ego par le biais de la philosophie néoplatonicienne.

Est-ce faux de dire qu’au fil de l’album, on entend de plus en plus de pistes d’instruments comme si plusieurs pensées se superposaient ? On part du piano seul, puis viennent des ensembles instrumentaux qui donnent un effet d’oppression… Avec des titres presque menaçants, comme Klangfall.
Ah bon ? Menaçant ? (rires) Ce voyage vers l’henosis peut être effrayant parfois. Ce serait bizarre qu’il ne le soit pas. Ce n’est pas agréable, mais chacun doit passer par là afin d’aller vers la lumière. Il y a une grande beauté dans l’obscurité. C’est un espace de création et de contemplation. Si on ne considère que la lumière, elle finit par se ternir et transmet un sentiment dénué de substance.

Pensez-vous que votre musique soit en phase avec notre époque ? Vous avez dit auparavant que vous trouviez notre monde très violent.
Ma musique est le reflet de cette époque dans laquelle je vis. Il y a toujours eu de la violence. La plupart des gens saisissent que ce qui se passe n’est pas normal, mais ça se passe quand même, et de façon invariable. La musique est un langage qui permet de transcender les peurs, de réunir et connecter les gens avec quelque chose de plus profond. Quelque chose en quoi ils puissent enfin croire. Et cela permet d’éviter cette inertie causée par toute cette violence.

Les journalistes vous qualifient de musicien néo-classique. Est-ce que cela a du sens pour vous ?
Ce serait mentir de dire que ça n’a aucun sens pour moi. C’est très encourageant d’atteindre un public. Le terme « musique classique » s’applique à une époque révolue depuis longtemps. Le terme « néo-classique » interpelle un public plus jeune et plus large. Il rassemble la pop, l’électro et bien sûr le classique. Ce qui me séduit plutôt ! Mais je me sens davantage dépendant de la pop ou des courants alternatifs, en utilisant les codes de la musique classique. J’emploie des structures musicales issues de la pop, et le minimalisme électro. C’est cool d’appartenir à un coin déterminé de la musique où les gens peuvent se retrouver facilement.

Malgré tout, il y a bien des personnes qui doivent penser que votre musique est techniquement plus facile que la musique classique.
Oh oui, il y en a ! Je trouve ma musique très simple, mais pas simpliste ! Je souhaite qu’elle reste très épurée, en touchant le plus de personnes possible grâce à une aura qui se rapproche de l’idée de vérité. Sans artifices, sans tours de musicien virtuose. Puis bon, je ne suis pas un excellent joueur de piano et je ne prétends pas à quelque chose de très complexe (rires).

Le côté très expressif de votre musique évoque les musiques de films. Vous vous êtes déjà essayé à la composition de thèmes pour des courts-métrages. Bientôt pour des films ?
Oui effectivement ! Je m’y vois tout à fait et je suis d’ailleurs en train de travailler sur un projet avec un réalisateur japonais.

Le cinéma est-il une source d’inspiration pour votre musique ?
Comme j’ai travaillé dans la pub pendant dix ans, j’ai été inconsciemment entraîné à lier musique et images. L’idée du voyage dans l’espace, ça vient aussi du cinéma, en effet.

C’est un travail qui ne vous exposait pas encore sur scène. Depuis que vous donnez des concerts, vous sentez-vous à l’aise avec la scène justement ?
Pas vraiment (rires) ! J’entretiens une vraie relation amour-haine avec la scène. C’est vraiment flippant pour moi. Je préfère nettement la phase de création.

Pensez-vous que la musique que vous jouez en concert crée une atmosphère particulière pour le public ?
Oui, enfin, je l’espère. Avec ce nouvel album, certains risquent d’être un peu déconcertés. Je crains qu’ils soient surpris, et pas dans le bon sens… J’espère que le tournant que j’ai entrepris ne sera pas celui de trop, et que ceux qui me suivent sont prêts pour ce changement. C’est peut-être une avancée logique pour eux, celle qu’ils attendaient. J’espère juste qu’ils trouveront ça beau. En concert, je jouerai des morceaux des albums précédents en guise d’introduction. Mais c’est assez agréable d’être plongé dans le doute. Je suis très curieux de voir l’accueil qui sera réservé à l’album… Et très nerveux.

Comment se sont passés les échanges avec votre producteur (ndlr : Christian Badzura) lorsque vous travailliez sur Henosis ?
C’était un travail énorme. Je me suis retrouvé avec 24, 25 pistes, de vagues idées que j’ai présentées à Christian (ndlr : Badzura). Je n’étais pas certain d’en faire un album. Alors Christian a pris une bonne heure, il a mélangé toutes les pistes dans un ordre, puis un autre… Il a fini par dire « Voilà, là il y a un album. Il y a quelque chose qui fonctionne. » Puis nous avons enregistré et produit les parties d’orchestre. C’était un peu bizarre, mais j’ai finalement accepté que c’était en train de se passer… Toute la matière était déjà là.

Et le terme de musique pop, il évoque quelque chose pour vous ?
C’est de l’apport de culture par et pour tous. Avec une facette très « mainstream », et une qui l’est un peu moins.

Est-ce que les gens qui écoutent votre musique vous disent ce qu’elle leur donne envie de faire, ou ce qu’elle leur inspire ?
Oui ! Vous voulez que je vous lise quelques témoignages ? (rires) Je reçois pas mal de messages à ce sujet. Pour beaucoup, ma musique donne de l’espoir. Elle les aide dans des périodes difficiles, elle donne confiance et réconfort. Pour d’autres, ma musique donne l’impression d’appartenir à quelque chose de plus grand, quelque chose de plus vaste qui comprend le tout.

Entretien réalisé par Marie Moussié à Amsterdam
Henosis est sorti chez Deutsch Grammophon le 5 avril 2019

 

Un autre long format ?