Décidée à ne pas sortir la tête des embruns douillets de sa Californie natale, Jessica Pratt pousse un peu plus loin sa mystique aventure folk sur son second LP On Your Own Love Again. Des chansons intimes et rêveuses, portées par une voix nuancée, et dont on peut mieux comprendre les méandres grâce à cette sélection où elle fait se côtoyer psychédélismes fantasques et country poétique.

INTERVIEW Boris Cuisinier
PHOTOGRAPHIE Colby Droscher
PARUTION magic n°189Jessica Pratt : J’ai choisi cette chanson parce qu’elle a été écrite par Dennis Wilson dont j’adore la voix. J’ai toujours été envoûtée par le contraste sur lequel sont construites ses compositions. D’un côté, il y a cette voix fragile, un peu pleurnicharde sur les bords, et de l’autre, une énergie très enfantine, très naïve. Ce sont les nuances qui rendent la musique des Beach Boys si attachante. Certes, Friends n’est pas l’album le plus connu, mais je l’aime énormément parce qu’il est perturbant dans sa façon de mêler innocence exacerbée et profonde mélancolie.Jessica Pratt : Sorti en 1980, une période qui n’est pas la plus intéressante de sa carrière, I Am What I Am est pourtant l’un des chefs-d’œuvre de George Jones. Et cette chanson ne figurait même pas dans l’édition d’origine, on ne la trouve que dans les bonus d’une réédition tardive. En soi, ce titre n’est pas très original, mais j’y retrouve tout le George Jones que j’apprécie. C’est parce qu’il est toujours dans l’honnêteté que les gens l’aiment tant. Ici, il imagine des scènes de vie quotidienne où il serait encore entouré par sa femme et ses enfants, avant de lâcher ce refrain terrible : “I’m alone now, it’s been all in my mind.” C’est déprimant mais aussi très touchant dans sa bouche, surtout quand on connaît sa vie cabossée, celle d’un alcoolique notoire qui s’est repenti.Jessica Pratt : Un magnifique album qui mélange la musique traditionnelle – notamment une country très douce – avec des ambiances propres à la Californie et aux hippies. Tout est particulièrement limpide. Les morceaux sont magnifiques, les musiciens géniaux et Dan Hicks transcende le tout en apposant sa voix chaleureuse. Il a toujours été assez ironique et blagueur dans ses textes, mais sa franchise transparaît clairement dans Woe, The Luck.Jessica Pratt : Selon moi, ils ont toujours été un peu à part dans cette scène rock psychédélique qui a fait la grandeur de San Francisco. On les résume souvent à un groupe politiquement engagé, mais de mon point de vue, ils étaient bien plus que ça. Par ailleurs, ils travaillaient beaucoup l’aspect mélodique. Leur son était assez pudique également, voire mystérieux, à l’image du chant de Country Joe McDonald. Ce morceau sur Janis Joplin cristallise tout cela : une mélodie sublime enveloppée dans une ambiance un peu brumeuse (pour ne pas dire lugubre).Jessica Pratt : Tout est réuni ! Du groove à l’état pur, un groupe que rien ne semble pouvoir arrêter et Sly au sommet de son art. Je suis captivée par la tension qui s’échappe de cette musique, même si la production est assez économe en arrangements. J’imagine que la drogue doit y être pour beaucoup. Sly était camé jusqu’à la moelle. Rien que dans sa manière de chanter, d’inspirer, on sent la cocaïne en train de descendre dans ses poumons. Ses intonations ne sont pas conventionnelles, c’est ce qui me touche – j’adore les voix bizarres.Jessica Pratt : Encore une figure atypique. Un gars à l’existence assez sombre qui n’a jamais pensé être légitime et qui a préféré se saboter lui-même plutôt que d’avoir du succès. J’ai découvert ce disque par hasard chez un disquaire peu de temps avant la sortie du documentaire Be Here To Love Me (2004). Depuis, il est devenu l’un des musiciens que j’admire le plus. Je me sens connectée à sa musique, notamment sur cet extrait qui baigne dans une lumière très pure avec une rythmique envoûtante qui lui donne une énergie grisante. Townes Van Zandt était capable d’exposer des sentiments puissants tout en restant dans une approche intime et poétique.Jessica Pratt : L’opposé de Townes Van Zandt en quelque sorte. On est presque dans l’easy listening ici. J’ai une affection toute particulière pour cette pop des années 70. En tant que musicienne, je ne peux qu’être envieuse de ce son intemporel. Malgré tout, dans cet univers policé, Paul Williams reste une anomalie. Comme je l’ai déjà dit, je suis attachée aux voix et la sienne est particulièrement étrange. Enfant, il a eu des problèmes de croissance qui ont probablement affecté ses cordes vocales. Je ne vois que ça pour expliquer ce timbre décalé. On dirait presque Elton John parfois.Jessica Pratt : Peut-on clôturer un album d’une plus belle façon ? La dramatique de ce morceau ne tient qu’à un fil, c’est ce qui le rend magique. Alex Chilton a ce don pour rester mesuré et touchant alors qu’il va loin dans l’expression de la tristesse. N’importe qui d’autre sonnerait faux à sa place. Il sait rester pop en fait, et l’on peut être sûr qu’il ne fera jamais de concessions sur les mélodies. C’est pour ça qu’il est au-dessus du lot. Je le considère comme une figure structurelle de ma culture musicale.Jessica Pratt : Le seul choix récent de ma sélection ! J’ai redécouvert ce disque il y a peu. Il est totalement hypnotisant, notamment grâce à cette chanson, une sorte de rêve tortueux dans lequel j’adore me perdre. D’une manière moins débridée que la sienne, j’ai essayé de faire en sorte que mon nouveau disque soit moins ancré dans le réel, qu’il soit plus fantasmagorique et qu’il puisse provoquer ce genre de sensations que j’aime éprouver en tant qu’auditrice (celles qui t’expédient dans une autre dimension). Noah Lennox est un grand artiste de notre époque car il est justement capable de nous faire perdre tous nos repères tout en jouant sur des codes pop assez classiques. Par exemple, son utilisation des voix peut rappeler les Beach Boys, mais une fois retranscrites dans son langage, elles sont méconnaissables.Jessica Pratt : C’est un disque avec lequel j’ai grandi car c’était l’un des préférés de ma mère. Elle pouvait l’écouter à longueur de journée. La manière dont Stevie Wonder parle des femmes dans ses chansons, et précisément dans celle-ci, est la chose que je préfère chez lui. Il a à la fois une posture ingénue mais aussi très séductrice. Et plus généralement, en termes de conception, de production, il a créé une œuvre totale avec Music Of My Mind, faisant tout lui-même avec des moyens conséquents. J’avoue être effrayée par l’idée d’entrer en studio, c’est un endroit où l’on peut facilement perdre l’essence de ses compositions, notamment parce que cela implique l’intervention de beaucoup de personnes extérieures. Mais dans des conditions pareilles, en étant seule à bord avec tout à disposition, ça serait une expérience géniale.

Un autre long format ?