Voici bientôt trente ans que les chansons du duo new yorkais Elysian Fields accompagnent nos crépuscules. Transience Of Life, qui a paru à la fin de l’été, est l’occasion d’un entretien avec la poétesse et chanteuse Jennifer Charles. La voix d’Elysian Fields songe tout haut et pose un éclairage (un clair obscur, inévitablement) sur son art. Jamais la désillusion n’a semblé si douce, ni les toiles arachnéennes si fascinantes.


Au début des années 90 voyait le jour, à New York et de la rencontre entre le musicien Oren Bloedow et la poétesse et chanteuse Jennifer Charles, le groupe Elysian Fields. Le critique Nick Kent, ces années-là, put écrire : « Peut-être devons-nous les remercier de produire un son unique et en dehors du courant principal, aussi sensuel et torride qu’un rêve d’insomniaque ». L’insomnie, comme la volupté éternelle qu’apporte aux héros morts, dans la mythologie grecque, les Champs Elysées qui inspirent au groupe leur nom : il semblerait que pour décrire la musique d’Elysian Fields, il faille s’extraire de la vie consciente. C’est ailleurs, en d’autres dimensions, d’autres vies que la nôtre, d’autres plans de l’existence, que poussent les fleurs noires de Charles et Bloedow. 

En septembre 2020 paraît, après quinze années d’activité, le onzième album du groupe, Transience Of Life. Il est publié, comme très souvent, par un label français – cette fois-ci, c’est chez l’excellent Microcultures. « New-York est notre ville, mais l’Europe est notre continent », aiment à dire Elysian Fields… Les chansons de Transience Of Life sont toutes inspirées du Rêve dans le pavillon rouge, roman écrit par Coa Xueqin au XVIIIème siècle, un des plus grand romans de la littérature chinoise, qui narre l’histoire d’amour impossible entre deux jeunes aristocrates, une manière de Roméo et Juliette mystique et orientale. La musique vénéneuse distillée lors de ce très bel album se nourrit à merveille des drames de ce roman sombre. A l’occasion de sa parution, Jennifer Charles répond à quelques questions…

Elysian Fields a été fondé il y a 25 ans. À la fin d’un autre siècle… La magie est toujours là. Où trouves-tu ton inspiration? 

Oui, il y a plus de 25 ans… Mais le temps qui nous est imparti est si infime, au regard de l’immensité de l’univers qui nous a vu naître. Si je vivais il y a 40 000 ans, je travaillerais à des peintures rupestres. Nous vivons dans une époque qui ne célèbre pas vraiment l’art ni les artistes. C’est une époque qui célèbre le commerce, le pouvoir, voire la destruction. Pas la création. Et quand on célèbre un artiste, alors on attend de lui qu’il meure et non qu’il dure ; le reflet qu’il renvoie est trop laid, il rappelle de manière bien trop flagrante la mortalité de l’homme. Tant qu’ils sont vivants, on ne remercie jamais les artistes pour leurs créations : elles sont parfois perçues comme des affronts. Mais le monde serait meilleur si il y avait plus de gens qui créent. Maintenant, plus que jamais, nous devons nous connecter les uns aux autres – et pas seulement à travers d’objets nouveaux et clinquants qui nous éloignent de nous-mêmes. L’esprit dans lequel je suis née, c’était l’esprit de création. Être vivant est pour moi une aventure créative ; je suis toujours en quête et étends mes tentacules vers l’inconnu, vers ce qui me trouble, vers ce qui m’émeut, m’apaise ou me stimule. 

Comment gardes-tu intact le désir et le plaisir de créer des chansons ?

J’ai toujours été sous le charme des histoires ; je pense que nous avons tous grandi dans le bain des histoires de nos ancêtres, des histoires que nous nous sommes nous-mêmes racontées. J’adore qu’on me raconte des histoires et j’aime raconter des histoires moi-même. C’est pour moi une joie immense que d’imaginer, inventer quelque chose qui me nourrira de manière inédite et que je pourrai ensuite partager avec d’autres. On n’invente jamais réellement, les choses ne viennent pas de nulle part ; tout est déjà là. Et en tant qu’artistes, nous sommes les décodeurs des mystères les plus profonds de la vie. Et quand nous partageons notre travail, et qu’il émeut les gens, c’est parce qu’ils y retrouvent leurs propres sentiments – que ce soit par le biais du son, de la forme ou des mots. 

« Je tisse des chansons comme les araignées tissent des toiles. »

Je pense à ces instants où la lumière tombe selon un certain angle et qu’elle vient illuminer une magnifique toile d’araignée. En faisant attention, nous saurons respecter sa nature et la garder intacte. Parfois, d’un geste maladroit, nous nous prendrons dedans et nous y emmêlerons. Je tisse des chansons comme les araignées tissent des toiles. Et parfois j’en mange la soie, afin de faire le plein de protéines. Il y a tant de choses à voir en ce monde, tant d’histoires à raconter, de manières différentes. L’expérience humaine est mystérieuse et impénétrable, son spectre est infini. On peut évoluer dans tant de dimensions différentes… Cela pourrait paraître absurde, n’est-ce-pas ? Au final,  l’instinct de créer puise son origine dans notre désir de communiquer, nous connecter. 

S’il ne m’était plus possible de me connecter avec un public, dis-toi que je serai quelque part en ce monde, occupée à planter des fleurs, écrire à des amis (invisibles ou non), peindre, composer des chansons, danser des danses jamais dansées, me connecter avec la nature, avec cet univers fol qui m’aimante ou devenir, finalement, une tâche de couleur sur la palette d’un peintre…

C’est à travers la musique que tu as finalement choisi de raconter des histoires. Comment s’est opéré ce choix ? Tu es poète également, n’est-ce-pas ?

La création peut revêtir bien des formes.Une œuvre naît sous la forme de musique, et tu suis ce chemin. Certains mots exigent parfois une musique pour advenir. J’expérimente souvent une sorte de synesthésie, où les mots, leur forme et leur signification, dictent leurs propres mélodies, et vice versa. La forme et le timbre d’une phrase musicale peuvent induire une poésie propre qui, si tu suis leur chemin, te conduira vers les histoires enfouies qui ne demandent qu’à se révéler.

Oui, j’écris aussi des poèmes, qui proviennent d’un endroit nu, un endroit dépouillé. Ces poèmes peuvent très bien se suffire à eux même, écrits sur une page, mais toujours il y a une musique invisible. Tu me demandes comment je choisis si quelque chose devient une chanson, un poème, une nouvelle, une peinture ; eh bien, je ne choisis pas vraiment. C’est l’oeuvre qui choisit son propre foyer. Et parfois, elle choisira juste de marcher dans les bois, de dormir dans ta tête, de se reposer dans tes os, jusqu’à ce qu’elle entende un appel à aller rejoindre le monde.

Elysian Fields par Michael Lavine

Transience of life puise son inspiration à l’Est. Il y a le livre Le Rêve dans le pavillon rouge qui a été le déclencheur et le fil conducteur de cet album. Il y a également le piri de Gamin Kang. Mais l’Orient semble imprégner le disque plus profondément : la sinuosité des compositions, qui opèrent des virages inattendus, ainsi que ta voix. C’est subtil mais ton chant semble emprunter de nouvelles voies. Comment as-tu abordé les parties de chant pour ce disque ?

Je me suis d’abord lancé dans ce projet quand le metteur en scène Jim Findlay m’a demandé de jouer dans une pièce à laquelle il travaillait, inspirée du Rêve dans le pavillon rouge. Il a demandé à Oren et moi de composer des chansons pour cette pièce de théâtre et il désirait aussi que je tienne un rôle dedans. Jim m’a auditionnée pour le rôle de la déesse de la désillusion, qui tente de prédire à Baoyu l’histoire de son destin fatal, ainsi que celle de l’histoire d’amour surnaturelle qui unit une pierre sensible et une fleur dans les montagnes du ciel. Baoyu et Daiyu sont bien sûr les incarnations humaines de la pierre et de la fleur. Findlay avait imaginé une pièce immersive dans le territoire du sommeil et du rêve, dans laquelle le public était invité à vivre l’expérience de la pièce en navigant entre éveil et sommeil. C’était formidable et apportait beaucoup à la nature surréelle de la pièce. 

« Mon approche a été de chanter ces chansons comme la déesse de la désillusion. »

J’ai abordé mon chant, ainsi qu’au préalable le travail de composition, comme j’aurais abordé un personnage. Quand je joue un personnage de théâtre, je tente de me glisser dans la peau et dans l’âme du personnage. Eh bien, quand je compose des chansons pour une pièce de théâtre, je fais la même chose – je tente d’habiter son monde, toutes les voix de la pièce, le décor complet.

Quand Oren et moi avons décidé d’emmener ce que nous avions réalisé avec Jim plus loin encore, à savoir faire plus de chansons et réaliser un album, nous nous sommes rapprochés de notre complice musical de longue date, Thomas Bartlett. Et nous avons travaillé de cette façon, en créant des paysages musicaux dont nous avons imaginé qu’ils pourraient « habiter » l’histoire. Nous ne voulions surtout pas tomber dans le kitsch ou la caricature; nous nous sommes tous les trois immergés dans l’univers du livre et nous le sommes approprié. Il faut bien avouer qu’il y a en fait très peu de piri sur le disque. Oren et Thomas sont très doués pour offrir à leurs instruments des voix très variées. Et vocalement, mon approche a réellement été de chanter ces chansons comme la déesse de la désillusion. Du moins, de la manière dont j’imaginais qu’elle les chanterait…

Un autre long format ?