Jean-Louis Murat (Baby Love) bannière
© Denis Pourcher

Jean-Louis Murat nous a quittés ce jeudi 25 mai 2023, à 71 ans. Magic republie l'entretien que l'Auvergnat avait accordé en 2020 à Alexandra Dumont pour la sortie de "Baby Love".

Un vendredi après-midi de février, j’ai rendez-vous avec Jean-Louis Murat. L’artiste achève deux journées marathon pour la promo de son nouvel album, Baby Love. J’ai une solide appréhension. La discographie du bonhomme impressionne. Son caractère trempé aussi – il le doit à sa mère, «une femme explosive». L’Auvergnat est surtout connu pour dézinguer à tout va chaque fois que les médias lui en donnent l’occasion – parfois, le journaliste y passe aussi.

Or le traitement qu’il me réserve est inattendu. Murat est presque calme. En fait, il broie du noir. Il veut parler de lui, plus que de sa musique. Baby Love, son vingt-troisième album studio, sous couvert d’une pochette rose disco et d’arrangements qui font onduler du bassin, est un album qui suit l’histoire d’un couple, de la rencontre à la rupture. C’est le neuvième échec sentimental qu’il met en chansons depuis Dolorès (1996), souvent présenté comme son chef-d’œuvre. «Je ne sais pas comment je me suis démerdé, réagit-il, à l’ombre de ses soixante-huit ans. Moi qui n’aime que l’idée de famille. Moi qui peux rester des heures durant sur un banc à regarder les vieux couples. C’est une énigme. Maintenant, je vais devoir attaquer une vie de moine ou d’ermite.»

Au gré de la discussion, on se demande hâtivement où est passé Murat, le fier, l’arrogant. «Il me gâche la vie, avoue-t-il. Tout à coup, quand je bascule en Murat, je deviens orgueilleux, prétentieux, vaniteux, et ça gonfle tout le monde.» Si sa dernière histoire d’amour «vient d’exploser en plein vol», c’est à cause de Murat.

J’ai des milliers et des milliers de carnets, que j’entasse depuis mes quinze ans. Très spectaculaire, mais ça ne ressemble à rien, un peu comme ma vie

Jean-Louis Murat

Jean-Louis Bergheaud, son vrai nom, a souvent battu en retraite dans le conflit sempiternel qui l’oppose à Murat. «Les filles avec qui je sors me disent souvent : “C’est Bergheaud ou Murat qui parle ?”, notamment la dernière qui est même arrivée à me dire “tu n’existes quasiment pas, tu es entre deux, je ne te vois même pas, tu es la négation de toi-même”.» Jean-Louis est perdu entre ses identités multiples, réelles et fantasmées. Bergheaud, étymologiquement, n’est pas un nom propre mais un nom commun qui fait référence au berger de la collectivité. Alors, pour son nom d’artiste, il adopte Murat, du nom de Murat-le-Quaire, où il grandit, élevé par ses grands-parents au rythme du chant du coq. «Je suis victime d’une vision artistique de moi-même, une spécificité française, je pue les poubelles de la créativité à la française», lance-t-il.

Murat repart tout à l’heure aux abords de Clermont-Ferrand, à Pessade, un hameau situé à la campagne sur la commune de Saulzet-le-Froid. Il ne supporte pas l’idée d’être plus de trois jours dans une grande ville. Il y perd sa capacité à «saisir des bribes de poésie», disait-il il y a quelques années sur un plateau de télévision. L’air est saturé. Lui aussi. Et quand il sature, il écrit, consigne dans des carnets ce qui ne demande qu’à sortir. «C’est ma soupape, dit-il. Une espèce de graphomanie. Quand je vais rentrer, je vais écrire sinon je ne vais pas arriver à dormir. J’ai des milliers et des milliers de carnets, que j’entasse depuis mes quinze ans. C’est très spectaculaire, mais ça ne ressemble à rien, un peu comme ma vie. Si j’en fais un roman, je l’appellerai peut-être comme ça.»

S’il pense à la littérature, c’est peut-être que ses dernières chansons lui ont échappé, dans une vaine tentative d’automédication. «Il a fallu que je m’enferme, que j’aille me planquer en studio, pour les enregistrer, seulement trois-quatre heures avant l’aspect définitif de la relation, pour me raccrocher aux branches en quelque sorte, détaille-t-il. Mais malheureusement je ne vois aucune perspective de règlement. Il faudrait que Murat se taise ou prenne définitivement la parole.»

L’ennui, cette vacherie

On imagine mal Murat se taire, justement. Ça fait trop longtemps que ça dure. Le lundi qui suit notre rencontre, il sera en studio pour enregistrer le successeur de Baby Love, un disque qu’il qualifie de projet parallèle, en hommage à celui qu’on surnomme l’Urlatore (l’homme qui hurle) ou Il Molleggiato (l’homme monté sur ressorts), Adriano Celentano. «Je tiens à rester occupé sinon je tombe», confie-t-il.

Depuis 1981, et son premier coup d’éclat, Suicidez-vous le peuple est mort, censuré par la radio la plus puissante du moment, Europe 1, il a publié une trentaine d’albums, un chiffre exponentiel si on compte les collaborations, les bandes originales de films, les live. Un empressement confinant à l’obsession, si ce n’est à la superstition. «J’ai trop peur de mourir, donc je me dépêche, dit-il. Ça me fait vraiment chier de ne pas sortir un disque tous les ans.» Parce qu’il écrit des chansons «comme on purgerait des vipères», sans effort, sans même y penser, avec une incertitude mystérieuse. «Les idées ne viennent pas, elles sont là, il suffit juste de lever la bâche pour se rendre compte qu’elles sont là».

Rien ne peut l’empêcher de produire, pas même l’insuccès de Taormina en 2006, qui lui a pourtant «coupé la chique» comme il dit. Suivront pourtant une dizaine d’albums studio, dont le très jouissif Travaux sur la N89 (2017) qui maltraite le format chanson avec ses boucles synthétiques en chantier. «Cet album conclut toute une période de désarroi entamée avec Taormina. C’est le seul dont l’insuccès m’a attaqué. Parce que j’étais dans le vif de la vie, mon voisin était mort, c’était un disque archi-vrai, sans chipoter. Après ça, c’est le trou noir. Je n’y étais pas je crois. Je voudrais me perdre de vue [extrait de Grand Lièvre, 2011, ndlr] est le titre qui illustre le mieux cette période.»

En écrivant, Murat trompe l’ennui. «Le voltage traditionnel que les gens supportent et qui est normal pour eux est mortel pour moi, insiste-t-il. C’est pour ça que, souvent, je fais tout péter.» On le voit à sa façon de s’agiter depuis le début de notre conversation. Plus habitué aux grands espaces qu’à l’intimité du petit salon de l’hôtel Alba, il étouffe de voir les couvertures du magazine Lui en recouvrir les murs, et s’arrête un instant sur la photo de cette femme, face à lui. «Elle a des mains de bûcheron sur un corps de pucelle, c’est trafiqué», commente-t-il. Avant de reprendre le cours de sa pensée, et de convoquer Claude Chabrol : «Chaque fois qu’il sortait un film, il était déjà dans le tournage du suivant, sinon ça le faisait flipper. Pareil pour moi. Je mets tous mes espoirs sur l’album d’après. Ainsi les échecs, vu que je les enchaîne, sont plus digestes.» Je ressors de cet entretien sans trop savoir ce qui vient de se passer. Murat m’est-il apparu attachant ?

Un autre long format ?