Chef-d’œuvre absolu d’une beauté et d’une noirceur indicibles, L’Imprudence place son auteur au sommet infranchissable de la chanson française, exactement à une altitude que lui seul peut atteindre. D’ailleurs, parallèlement à la sortie de son onzième album studio, paraît une anthologie définitive, subtilement baptisée Les Hauts De Bashung, qui en dit long sur les chemins de traverse empruntés depuis 1966 par ce grand enfant du rock, proche de fêter son cinquante-cinquième anniversaire. Physiquement de plus en plus proche du mythe Gainsbourg, cosignataire de la pierre angulaire Play Blessures il y a vingt ans, Alain Bashung n’en finit pas de forcer le respect de ses pairs et l’admiration de ses auditeurs. Rencontre avec un audacieux imprudent, affable, éloquent et pince-sans-rire, qui doute à voix haute et préfère les questions aux réponses.

INTERVIEW Franck Vergeade et Christophe Basterra
PARUTION magic n°66En signant un album aussi crépusculaire, une question s’impose d’emblée : comment allez-vous ?
Ça va. (Sourire.) Je ne sais pas comment rendre intéressant un disque en expliquant que tout va bien. Peut-être que Carlos y arrive. (Sourire.) Moi, non. Il est sûrement plus philosophe que moi, mais il a de qui tenir avec sa maman (ndlr. Françoise Dolto).

De quelle manière est né L’Imprudence ?
Très progressivement. Ce furent des envies entrecoupées d’événements. Parfois, il m’arrivait de partir sur une idée, avant d’y renoncer au bout de quelques semaines parce qu’il s’était passé quelque chose qui me décourageait. J’ai donc vécu la démotivation. Pendant ces périodes, j’ai fait des films pour oublier et aller vers des gens qui me proposaient leurs propres fantasmes. Puis, je retournais voir où ça en était. (Sourire.)

Vous parlez de se confronter aux fantasmes des autres : cet album en est-il un pour vous ?
(Silence.) Disons qu’il vient d’anciens fantasmes : de films d’Orson Welles, d’éclairages contrastés au théâtre, de décors, comme ceux du Docteur Caligari de Murnau… Ce qui ne veut pas dire que j’essaie consciemment de les traduire. Mais ça me plaît sûrement, sinon je les aurais oubliés.

Ce disque a-t-il été plus difficile à réaliser que les autres ?
Je ne peux pas dire qu’il ait été facile. J’aurais voulu que ce soit beaucoup plus rapide, mais le résultat aurait été différent. J’ai l’impression que le temps fait partie intégrante de l’album. Le résultat ne sonne pas comme un disque fulgurant, fait rapidement. Ce sont des petites pierres ajoutées les unes aux autres.

Un morceau particulier a-t-il servi de détonateur ?
J’ai essayé de m’en souvenir l’autre jour, et je me demande si ce n’est pas une chanson que m’avait demandée Jane Birkin. J’ai travaillé à ce qui est depuis devenu Tel, mais je n’arrivais pas à en terminer le texte. D’ailleurs, je suis assez lent dans ce domaine. En fait, je peux trouver 80% des paroles très vite, puis il me faut six mois pour achever les 20 % restants. Jane a fini par sortir son album, il était trop tard, et j’ai donc gardé le morceau pour moi, en essayant de le continuer dans mon sens. À l’arrivée, il est devenu complètement autre chose.

Au départ, était-il déjà question de “mariner dans ses yeux” ?Non, ce n’était pas encore ça. (Silence.) J’ai vraiment du mal à envisager les choses pour quelqu’un d’autre. Quand je le fais, c’est par ping-pong par rapport à mes propres ressentiments. Je n’ai pas la technique pour le faire sans y penser. Peut-être que je me pose les mauvaises questions. Sûrement, d’ailleurs. (Sourire.)

Est-ce important de se poser les mauvaises questions pour enregistrer un bon disque ?
Oui, ça en fait partie… Pour mieux les éliminer par la suite. Un disque est loin de n’être que des choses positives tout le temps.

“Comme je ne suis pas technicien, je procède par attouchements, par instinct. À partir de brouillons, je réexplique autrement.”

L’Imprudence a été à nouveau le prétexte à des rencontres musicales.
Il y a certains musiciens qui s’imposaient presque à moi. Par exemple, Steve Nieve, je le connais de réputation depuis vingt-cinq ans au moins. J’étais évidemment impressionné par ce qu’il faisait au sein des Attractions avec Elvis Costello. Il est capable de s’intégrer dans plein d’univers différents jusqu’à jouer une note suivie d’un silence. J’ai beaucoup pensé aux silences pour ce disque. De temps en temps, on entend très peu de choses, même si ce n’était pas prémédité. Ça intervient forcément après quelque chose de plus bruyant, pour qu’on puisse justement l’entendre. J’ai découvert un jour que Steve possédait un appartement à Paris. Ce sont des petits signes… Avec Marc Ribot, ce n’est pas la première fois qu’on se côtoie. Et il pouvait aussi entrer dans l’histoire. Autrement, j’ai rencontré également les deux Suisses, Fred et Christophe, de Mobile In Motion. Quand j’ai écouté leur travail, je me suis dit qu’on allait pouvoir faire quelque chose ensemble parce qu’ils conçoivent une musique à base d’électronique qui n’a pas la froideur habituelle. Elle est au contraire très sensuelle. J’ai donc essayé d’avoir un échange avec eux, et ils m’ont envoyé des morceaux qui pouvaient coller rapidement et ont parfois été des bases pour certaines chansons.

Et Arto Lindsay, comment est-il arrivé ?
Il n’est jamais arrivé personnellement. C’est ça, le progrès… (Sourire.) En fait, je ne pensais pas à lui réellement, mais je me souvenais de sa réputation et de son parcours depuis les Lounge Lizards. Il fait partie de ces musiciens pour lesquels le terme “guitariste” est trop étriqué. J’en ai fréquenté d’autres dans ce genre-là, comme Colin Newman ou Blixa Bargeld. Sans comprendre ce que je dis, ils ont leur place dans ma façon de raconter les choses. Comme Ribot. Bref, je suis tombé sur l’avant-dernier album de Lindsay, Prize, un disque magnifique et pas seulement en termes de savoir-faire, mais également pour cet équilibre entre passages révolutionnaires et sensuels. On peut mélanger les deux et se ramasser complètement, alors que là, c’est abouti, incroyablement beau. On a l’impression que la musique avance. D’ailleurs, dans ce cas, on peut encore parler de musique. Ce n’est pas un gros mot. Il y a des harmonies, des suggestions de notes. Sa présence s’est donc imposée d’elle-même. Avec Arto, on a travaillé par télépathie. On lui a envoyé des bases sur lesquelles il a bossé depuis New York. J’espère qu’un jour, on se verra pour de bon.

Vous aviez déjà travaillé de la sorte ?
Comme je ne suis pas technicien, je procède par attouchements, par instinct. À partir de brouillons, je réexplique autrement. Parfois, je demande à des musiciens de me donner une base de structures, quitte à ce qu’ils trahissent mes accords. Selon les instruments, vous savez bien que les accords ne sonnent pas de la même manière. Dès lors, c’est la seule chose que je propose. D’un côté, j’ai donc des musiciens qui m’aident à construire la base, et de l’autre, des perturbateurs, qui viennent soit au début, soit au milieu d’une chanson. Dans le cas qui nous intéresse, Arto Lindsay appartiendrait plutôt à la seconde catégorie.Arrive-t-il que des musiciens vous perturbent de trop ?
Les vrais perturbateurs, non. Ce sont les mauvais perturbateurs qui, parfois, ont pu me déranger… Mais pas longtemps. (Sourire.) Ce sont ceux qui ne sont pas sûrs d’eux ou qui font un peu n’importe quoi. C’est vrai que le perturbateur peut souvent se retrouver à la frontière du n’importe quoi, mais là, on parle de personnes qui font du n’importe quoi gambergé, réfléchi, assumé et maîtrisé.

Et les retrouvailles avec Arnaud Rebotini, deux ans après votre participation sur l’album Organique de son projet Zend Avesta ?
On avait fait qu’une seule expérience ensemble, j’avais donc envie de la prolonger. Arnaud m’a proposé plusieurs choses, puis l’album s’est construit et il n’y a qu’une partie de son travail qui a pu être conservée, sur la chanson Dans La Foulée. Sinon, le disque aurait été tout autre.

Faites-vous traduire vos textes à vos collaborateurs anglo-saxons ?
Systématiquement. Mais ce n’est qu’une traduction du sens parce que les paroles sont intraduisibles depuis un bout de temps. Et j’en suis content. (Sourire.) Au moins, la façon de parler en français n’a rien à voir avec les autres langues. Peut-être le contraire est-il plus facile. À une époque, je lisais Edgar Poe traduit par Baudelaire. Sans connaître la version originale, ça me paraissait magnifique et me satisfaisait pleinement. C’était beau, mystérieux. On peut enrichir en français. En anglais, c’est très curieux, les mots sont à la fois précis et généraux. En français, ce n’est pas le cas. On choisit un mot, qui peut avoir un aspect pervers dans un autre contexte. Alors, ces ambiguïtés donnent parfois des idées de chansons. C’est le cas du verbe “irradier”, par exemple, qui a deux sens opposés. Irradier peut vouloir dire donner quelque chose de positif à quelqu’un ou bien se retrouver dans une zone dangereuse de radioactivité. (Sourire.) Le type qui a inventé ce verbe ne s’est pas rendu compte des extrêmes qu’il fomentait. Si le français était la langue diplomatique, on serait sans doute toujours en guerre. (Rires.)

Ce qui frappe sur ce nouvel album, c’est que l’écriture à quatre mains avec Jean Fauque se bonifie avec le temps.
Je ne sais pas. On est tous les deux surpris à chaque fois. De toute manière, lui doit se demander où je vais, même au bout de pas mal d’années. Parfois, il a l’air de me dire : “Mais tu vas être raisonnable un jour !” (Rires.) Je déconne, mais ce doit être un peu vrai quand même. On a essayé de trouver la meilleure façon de fonctionner. Il m’apporte ses textes et je fais mes montages. J’y ajoute des trucs qui ne me concernent pas. Ou alors, qui finissent par me concerner quatre ans après, à cause de ce que j’ai vécu entre-temps. Rien n’est jamais figé. Car j’ai vu à quel point je me méfiais de certains mots à tel moment et qui me paraissaient nécessaires à d’autres. Soit j’étais libéré, soit j’accédais à quelque chose.

En général, est-ce Jean Fauque qui fournit d’abord la matière première, que vous retravaillez ensuite ?
C’est une forme de matière première, oui. Parfois, il observe ou je lui dis quelque chose qui l’entraîne quelque part. Alors, il me propose son miroir, et je le lui renvoie. On est parfois parti de deux, trois mots. Mais il faut lui demander son point de vue. (Sourire.)

Docteurs

L’Imprudence n’exploite-t-il finalement pas la face obscure et torturée de Fantaisie Militaire ?
Je ne sais pas. À l’époque de Fantaisie Militaire, on me disait déjà que le disque était noir. En comparaison, on dirait du… Carlos. (Sourire.) C’est terrible, à chaque fois que je sors un disque, ce n’est pas des journalistes que je vois, mais des docteurs. Ils me prennent le pouls, me disent que ça ne s’arrange pas. (Sourire.) Je ne sais pas ce qui se dégage de l’album. Je sais en revanche que j’ai vécu des péripéties pendant ces quatre, cinq dernières années. Mais je me sens apaisé, comme quelqu’un qui a pu mettre des mots sur des douleurs et des événements qui lui sont arrivés. Ça peut arranger d’écrire son journal intime. Avec L’Imprudence, on en est à ce stade-là.

C’est l’effet cathartique des chansons ?
Oui. D’ailleurs, je crois que c’est le cas de tous mes disques. Sinon, autant aspirer à l’impossible en faisant un album qui ne me concerne pas du tout. Je rêve d’en faire un. Même quand je raconte quelque chose qui n’a pas l’air d’être spécialement l’expression de mes ressentiments ou de mes désirs, je trouve des raisons pour m’y rattacher. L’autre jour, j’ai fait une petite expérience qui n’a rien à voir avec mes chansons. J’ai ânonné un menu gastronomique sur un morceau d’Aston Villa, qui dégageait une ambiance à la pseudo-Cure. D’un seul coup, ça prenait des allures poétiques. Et je ne peux pas dire que ça ne me concerne pas : j’adore la bonne cuisine ! (Sourire.) Je suis piégé… Peu à peu tout me happe, je l’ai dit un jour.

Mettre des mots sur des douleurs et être aussi franc ne vous fait-il pas peur parfois ?
Je ne sais plus trop ce que c’est aujourd’hui. Il y a peut-être des choses qui ont changé dans ma manière de voir la vie. C’est obligé, plus on avance en âge… Dans Tel, je chante “laisse venir”. Je ne l’aurais sûrement pas dit à quelqu’un il y a vingt ans. Au contraire, j’avais plutôt envie de lui conseiller de saisir le moment présent à bras le corps. Parce qu’il y avait le besoin de vivre vite les choses. Peut-être que le quota d’imprudences était plus large et qu’il s’est restreint aujourd’hui. Mais, même dans certaines situations, il peut y avoir encore des espoirs fous. Mais je suis du genre à donner des conseils que je ne m’applique pas, pas assez en tout cas. (Sourire.) Je peux très bien rassurer quelqu’un, et puis, une fois la porte refermée, penser qu’il a raison d’aller mal. (Sourire.)

Pourquoi avoir choisi L’Imprudence comme titre de votre onzième album ?
C’est un mot qu’on avait déjà noté dans les brouillons de Fantaisie Militaire. Je crois me souvenir qu’on avait failli l’appeler Lenteurs Et Imprudence d’ailleurs. On se disait qu’un peu de lenteur est toujours bon à prendre par rapport à tout ce qui nous entoure, l’agitation nerveuse, l’hystérie. L’Imprudence est donc arrivé comme ça, peut-être à force d’entendre constamment le hit-parade de l’insécurité. Merde, que nous reste-t-il comme quota d’imprudence à chacun ? Parce qu’elle peut autant déboucher sur une catastrophe que sur quelque chose de magnifique. Donc, si on arrive à ne plus pouvoir être plus ou moins imprudent, il ne peut plus rien nous arriver. Et c’est la mort. Ensuite, dans mon esprit, il est devenu un mot plus romantique. Je pensais à une femme du dix-huitième siècle qui perd son mouchoir, avec un monsieur qui ne serait pas loin d’elle. Et c’est bizarre parce que le photographe (ndlr. Richard Dumas) a fait la photo de la pochette sans y penser, et je trouve que j’ai la tête d’un mec de cette époque-là, qui attendrait sa calèche dans un sous-bois à l’écart d’une fête. Je suis content quand il se produit des coïncidences heureuses. Voilà, je n’y ai pas pensé plus que ça. Je m’inquiétais juste de cette part d’imprudence, qui peut s’appeler liberté. C’est un luxe.Depuis quand n’avez pas réécouté le disque ?
Depuis la gravure. J’étais à Abbey Road, messieurs. (Sourire.) Je n’y étais jamais allé, et je m’y suis rendu comme en pèlerinage. J’avais lu dans la presse que les studios étaient en faillite, je m’attendais donc à trouver un petit local. Mais c’est encore une grosse machine. J’ai notamment vu deux énormes studios, six fois plus grands que le salon où l’on se trouve ici. On dirait des hangars… Ils sont notamment spécialisés dans les musiques de films, avec des orchestres symphoniques pléthoriques. Quand je suis arrivé à la cantine, il n’y avait pas moins de cent personnes. Je me suis dit : “Ah, c’est ça qu’ils appellent la faillite !” (Sourire.) Il y a encore le petit studio où enregistraient les Beatles. D’ailleurs, le monsieur qui gravait, Chris Blair, nous a raconté à la fin qu’il les avait enregistrés en 1968, 1969. Il nous l’a dit au dernier moment parce qu’il sait très bien que sinon, on l’aurait assailli de questions ! Et il doit en avoir plus que marre. Puis, il y a tous ces clichés affichés au mur : Hank Marvin avec les Shadows, Lou Reed… Comme une famille qui aurait conservé les photos de ses ancêtres.

Dans votre actualité, il y a aussi la sortie du coffret rétrospectif, Les Hauts De Bashung. C’est une manière de se réécouter ?
Oui, d’autant qu’on y a rajouté des inédits. Par exemple, j’ai retrouvé une chanson qu’on avait faite avant Gaby, avec quelques lignes similaires. Elle s’appelle Max Amphibie, et il y était déjà question d’un mec qui marche sous l’eau. Il y a aussi des séances intermédiaires, avec des prémixes de travail. Parfois, ce sont des chansons qui ont donné naissance à d’autres. Si ça se trouve, en l’écoutant, quelqu’un va me demander pourquoi tel ou tel morceau n’était pas sur un album alors qu’ils étaient bien mieux que les autres. Faut être con. (Sourire.)

Ou imprudent…
Ça m’a perturbé à un moment donné. Faut que je fasse gaffe avec toutes ces images parce qu’elles peuvent être interchangeables. Si telle ligne colle complètement à une autre, se pose la question du déterminisme du choix final. Avant ou après, ça peut être complètement autre chose selon l’humeur. Dans ce coffret, on trouve aussi le Cantique Des Cantiques qu’on avait fait pour mon mariage et qui sort parallèlement sur le label de Rodolphe Burger (ndlr. Dernière Bande). En fait, c’est né d’un concours de circonstances. Avec Chloé, ma femme, on souhaitait une petite cérémonie à l’église. Mais on savait qu’on ne pouvait pas vraiment parce que j’ai divorcé deux fois et que Chloé n’est pas baptisée. On a donc vu le curé du village, en lui expliquant nos péchés. Comme on est sensible au sacré, on lui a demandé ce qu’on pouvait faire pour bénéficier d’un office réglementaire. Au départ, ce devait être des poèmes mis en musique. Et puis, parallèlement, Olivier Cadiot venait d’achever le Cantique Des Cantiques dans le cadre de la nouvelle traduction de la Bible. On a essayé, et Rodolphe a imaginé cette ambiance musicale lancinante. On a donc apporté une maquette au curé, comme on en apporterait une à un directeur artistique. (Sourire.) C’était plutôt cocasse, mais sans avoir l’impression d’être dans le blasphème. Sinon, j’ai aussi retrouvé tous les petits bouts instrumentaux que j’avais l’habitude de mettre en faces B, que j’ai rassemblés avec des nouveaux pour en faire tout un Cd. Je vais finir par passer pour un musicien si ça continue. (Sourire.) Faut pas que je déconne, là.

Justement, n’a-t-il pas été délicat de titrer une telle œuvre rétrospective ?
Si, bien sûr… Mais c’est toujours compliqué. Les Hauts De Bashung, je l’avais noté un jour pour autre chose, ça faisait comme Les Hauts De Hurlevent. Encore des histoires romantiques… Ça m’a beaucoup hanté ces derniers temps. Je suppose que pas mal d’artistes n’arrivent pas à se réécouter. Ce n’est pas de la coquetterie, mais ils se sentent mal placés pour le faire comme tout le monde. Même vingt ans après, on n’entend pas la chanson, mais on se souvient de ce qui s’est passé à ce moment-là, avec qui l’on s’est engueulé, etc. Parfois, à la radio, je parviens à percevoir un peu l’ensemble. Parce que j’ai l’impression que je ne suis pas le seul à l’écouter, j’arrive à imaginer les autres auditeurs. Ça ne fait pas le même effet.

Avec le recul, diriez-vous que vos tubes vous ont servi ou desservi ?
Ah, ils m’ont servi quand même. Pour exister. Mais je suis content qu’ils aient existé sans une fabrication trop calculée. Pendant les six premiers mois, il ne se passait rien autour de Gaby. Ça a décollé seulement après, avant de devenir incontournable comme on dit. (Sourire.) Sur le moment, ça foutait la trouille à tout le monde.

En découvrant L’Imprudence, les gens de votre maison de disques n’ont-ils pas cherché le tube ?
Peut-être qu’ils cherchent toujours. (Rires.) Aujourd’hui, j’ai la chance que certains aient une approche plus nuancée. Ils savent que ça ne fonctionne pas seulement dans un entonnoir. Il y a aussi d’autres routes. Et puis, les gens honnêtes savent qu’ils peuvent se tromper. Même s’ils ont leurs responsabilités et des comptes à rendre. Dans mon cas, je suis encore étonné d’être plus ou moins guilleret aujourd’hui. Mathématiquement, je devrais être dégoûté de tout.

Être un artiste Universal, ça vous dérange ?
Je suis un artiste Barclay. (Sourire.) Je ne dis pas ça par rapport à moi, mais aux employés qui y travaillent. Quand ils lisent qu’Universal se casse la gueule, ils ne sont pas contents parce que ça va bien pour eux. Mais on les englobe dans un ensemble de choses dont ils ne sont pas du tout responsables. J’ai l’impression que ce sont des erreurs faites par des gens intelligents qui foutent tout le monde dans la merde. C’est l’idée que j’avais déjà développée dans Un Âne Plane.

Comment vous situez-vous dans le paysage musical actuel ?
Je me dis que je ne suis pas obligé de répondre, qu’il existe plein de gens qui peuvent le faire à ma place, et j’espère qu’ils sont bien payés pour cela. (Sourire.) C’est tout ce que je peux dire, et ça m’arrange. On a déjà du mal à se situer soi-même. J’ai une adresse postale, c’est déjà assez compliqué comme ça.

Parmi les nombreuses collaborations qui jalonnent votre discographie, avez-vous quelque regret ?
Sûrement. Peut-être que j’aurais pu faire trois albums avec Serge Gainsbourg au lieu d’en faire qu’un (ndlr. Play Blessure). Je ne pense pas me tromper en disant cela. En théorie, bien sûr. Faut voir ceux qui sont morts ou vivants. Je ne sais pas, j’ai du mal à répondre à cette question. Parfois, je me dis que si ça n’a pas pu se faire sur l’instant, je vais me rattraper plus tard. Je pense un peu comme ça.

Estimez-vous vous être trompé au cours de votre carrière ?
Aujourd’hui, je pourrais dire qu’il y a des ratages qui m’ont aidé à faire autre chose. Mais ce qui est plus intéressant, c’est que certains ratages qui apparaissent comme tels sont en fait le début d’une originalité. Pas dans l’immédiat, mais quelques années après. En revanche, il serait dommage de faire un film magnifique, mais que la photo soit floue. On peut même en arriver à se dire que tout ce qui est réussi est raté. Est-ce que ce n’est pas ça, le ratage ? Peut-être que si je n’avais jamais eu de tubes, j’aurais pu avoir un autre espace. On ne sait pas. Il y a des artistes auxquels on ne demande plus d’écrire des tubes depuis longtemps. À moi non plus maintenant, mais pas depuis très longtemps. (Sourire.)

Enfin, s’il fallait vous résumer par une chanson, laquelle choisiriez-vous ?
Une question vache, ça. Elle n’est pas finie la chanson. (Sourire.) Je passe mon temps à essayer de m’expliquer. Chaque disque est une petite brique. J’ai toujours peur que ce soit la dernière. Faudrait que je les passe toute en revue… Non, pas la peine : une chanson n’est pas faite pour résumer un être. (Sourire.)

Un autre long format ?