Discrètement, 1988 fut une année capitale pour la pop et la matrice de trois révolutions - house, rap, indie-rock - nées de la même détestation du statu quo et de la même volonté d’inventer autre chose. 1988 est l’année la plus importante de l’histoire de la musique. Et personne ne le sait.


Cet article est initialement paru dans le numéro 211 de Magic


Dans les éphémérides subculturelles, elle ne brille pas des mêmes feux que 1956, l’année de l’explosion d’Elvis ; que 1967, l’année du Summer of Love et de l’album à la banane ; que 1977, l’année de l’éjaculation punk et du raz-de-marée disco. C’est que, vue de loin, 1988 ressemble à l’une de ces années interchangeables pleine d’albums moyens (U2, Rattle & Hum ; R.E.M., Green ; Morrissey, Viva Hate ; Prince, Lovesexy), une année dominée dans les charts par les poids lourds en pilotage automatique (Simple Minds, Michael Jackson, Madonna). Une année sans saveur ni passion, vite passée, vite oubliée.

Et pourtant, sous la surface lisse du conformisme, des jeans à pinces et des premières Air Jordan, 1988 fut une année capitale pour la pop. Non pas pour ce qu’elle fut. Mais pour ce qu’elle sera – la matrice des trois révolutions appelées à structurer le paysage musical jusqu’à nos jours. House, rap, indie-rock, trois scènes aujourd’hui séparées, et qui naquirent pourtant au même moment, dans les mêmes villes (Londres, Manchester, New York, Chicago), de la même détestation du statu quo, de la même volonté d’inventer autre chose, de la même énergie que donne le sentiment d’être à l’avant-garde de l’époque, trois manifestations d’un même esprit pionnier, insaisissable et frondeur – l’esprit de 1988.

ACID TRACKS

Ça commence par un sourire. Un arc de cercle ponctué de deux fossettes, sous une paire d’yeux aux pupilles ovales bien dilatées. Dans son disque jaune fluo, le Smiley était, à la fin des années 1980, un souvenir à demi-effacé du mercantilisme hippie de la décennie précédente, qu’Alan Moore et Dave Gibbons avaient récupéré pour en faire le symbole de leur fresque dessinée Watchmen. Et c’est ce Smiley taché de sang que Tim Simenon choisit pour orner le premier maxi de son projet Bomb The Bass, Beat Dis, publié en février 1988. Le morceau reprenait la formule de Pump Up The Volume, le 45 tours de M|A|R|R|S qui avait été le hit surprise des mois précédents : une avalanche de samples déversés sur ces rythmiques rapides tout droit sorties des clubs des quartiers noirs de Chicago. L’année précédente, elles s’étaient imposées de ce côté-ci de l’Atlantique quand le Jack Your Body de Steve «Silk» Hurley avait surgi pour conquérir le sommet du hit-parade anglais, sans jamais avoir été diffusé par la BBC. C’est pourtant un autre titre, lui aussi sorti de Chicago, qui fascinait les DJs européens au moment où Beat Dis prenait le même chemin que Pump Up The Volume dans le classement des meilleures ventes : Acid Tracks, la face 1 d’un maxi mal pressé, mal foutu, mal distribué, siglé TRAX et crédité à un groupe inconnu, Phuture.

11 minutes et 17 secondes d’une plongée en apnée dans une soupe bouillonnante de boucles hallucinogènes qui furent martelées à Londres pendant des mois par cette poignée de DJs revenus d’un voyage fondateur à Ibiza l’année précédente – Paul Oakenfold, Nicky Holloway, Danny Rampling. Associé au Smiley, que Rampling reprit à Bomb The Bass pour en faire l’emblème joyeux de sa soirée Shoom, et à cette nouvelle molécule omniprésente cette année-là dans les poches des dealers, la 3,4-méthylènedioxy-N-méthylamphétamine, plus connue sous le nom d’ecstasy, Acid Tracks devint, à l’été 1988, la bande-son d’un Second Summer of Love qui vit en Angleterre, chaque week-end, des foules d’étudiants et de supporters de foot en jeans et T-shirts, de caissières et de coiffeuses en shorts cycliste et bandana, se perdre dans les syncopes d’une musique qu’on n’appelait déjà plus que acid house. Abandon des corps, hystérie chimique, sons inouïs, le cocktail attira l’attention des tabloïds, qui pendant des mois rivalisèrent de «unes» outrancières et d’histoires dramatiques pour faire de l’acid house le mouvement subculturel le plus vilipendé et le plus incompris depuis le punk rock onze ans plus tôt. Et ce que la presse de caniveau n’avait pas déjà fait, les marchands du temple l’achevèrent en inondant le marché de T-Shirts aux Smiley hâtivement imprimés et de morceaux totalement idiots comme le We Called It Acieed de D-Mob. La panique morale et la surexploitation commerciale eurent raison de la mode acid house. Mais pas de cette révolution souterraine qui avait saisi la jeunesse anglaise. À l’été 1988, alors que le Second Summer of Love battait son plein, un gang de hooligans mancuniens, piliers de l’Haçienda, le club de Factory Records où ils avaient installé leur petit commerce narcotique, enregistrait un album avec Martin Hannett, l’architecte ravagé du son spectral de Joy Division. Avec son atmosphère lugubre, Bummed donnait des Happy Mondays une image menaçante qui n’avait déjà plus rien à voir avec ce qu’ils étaient devenus au moment où l’album sortit, trois mois plus tard : transfigurés par l’ecstasy, ils s’apprêtaient à devenir les prophètes hallucinés de «Madchester» et des beats robotiques de la dance music électronique, qui, trente ans plus tard, n’ont toujours pas fini d’agiter la foule.

“Don’t Believe The Hype”

Chez les gardiens du bon goût, d’autres pratiques choquaient, au-delà d’un penchant un peu trop prononcé de l’acid house pour la célébration des paradis artificiels. Il y avait aussi le sampling, cette kleptomanie sonique par laquelle certains producteurs se permettaient de faire des disques à partir d’autres disques. Ils pouvaient le faire avec une certaine élégance, comme quand le Theme from S-Express récupérait les cuivres du Is It Love You’re After de Rose Royce pour devenir numéro 1 en Angleterre en avril 1988. Ou ils pouvaient le faire grossièrement, comme le Doctorin’ The Tardis des Timelords (projet éphémère des KLF Jim Cauty et Bill Drummond), grotesque croisement entre le Rock and Roll (Part Two) de Gary Glitter et le bien-aimé générique de la série Doctor Who, qu’ils parvinrent à catapulter jusqu’à la première place du hit-parade en juin 1988. Mais Cauty et Drummond n’étaient pas là pour le bon goût. Ils étaient là pour célébrer la beauté vulgaire du hit single, cette magie sucrée de la mélodie facile que le sampler semblait mettre à la portée de tous. Une idée qu’ils théorisèrent a posteriori dans leur très culte livre The Manual (How to Have a Number One the Easy Way), dans lequel ils prétendent révéler leur méthode pour obtenir exactement cela : «Un numéro un, facilement».

Revenant sur la genèse de l’aventure KLF, ils l’expliquèrent par leur découverte de la toute jeune scène hip-hop. Dans le minimalisme du rap new-yorkais, ils trouvèrent une force et une ingéniosité que les productions clinquantes de la pop de l’époque avaient perdues. Et c’est d’abord comme un pseudo-groupe de rap – les Justified & Ancients of Mu-Mus – qu’ils se lancèrent en 1987, avant d’abandonner leurs samplers après Doctorin’ The Tardis, pour s’immerger totalement dans le Second Summer of Love et renaître en héros acid house sous le seul nom de KLF (avec la première version de What Time Is Love, sortie en juillet 1988).

De l’autre côté de l’Atlantique, le rap américain, lui, n’avait pas lâché le sampler. Au contraire, fouetté par les rivalités entre quartiers, entre labels, entre artistes, il progressait à grands pas, bâtissant disque après disque la légende d’une période qui serait bientôt connue comme l’âge d’or du genre.

Chaque semaine, la liste des nouveaux classiques s’allongeait : Follow The Leader d’Eric B & Rakim, où le jeune MC commandait la foule avec une impériale maestria ; Strictly Business d’EPMD, où l’on trouvait You Gots to Chill, monstrueuse réécriture du More Bounce to the Ounce de Zapp ; Lyte as a Rock de MC Lyte, l’un des premiers albums classiques du rap au féminin ; Straight Outta Compton des NWA, qui plaça la petite ville de Californie sur la carte de la musique mondiale, et donna au rap, avec Fuck Tha Police, l’un de ses plus scandaleux hymnes ; Critical Beatdown des Ultramagnetic MC’s, qui fit découvrir au monde le talent barré de Kool Keith, et inspira des générations de producteurs avec son usage ingénieux du sampling. Le Bomb Squad de Public Enemy fut de ceux-là, poussant les innovations de Ced-Gee, l’architecte de Critical Beatdown, jusqu’à des hauteurs insoupçonnées. Annoncé par les deux singles Bring The Noise et Don’t Believe The Hype, le deuxième album du groupe, It Takes A Nation of Millions to Hold Us Back, reste un jalon essentiel dans l’histoire de la musique populaire ; un manifeste d’agit-pop, funky et irrévérencieux, qui n’a jamais été égalé dans son ampleur, sa complexité et son ambition, sur le plan des paroles comme de la musique – sinon par son successeur Fear of A Black Planet (1990).

Freak Scene

En 1988, les rues de New York vibraient au son du hip-hop qui s’échappait des jeeps aux sonos surgonflées, des ghetto-blasters que les gamins trimballaient sur leur épaule, des appartements aux fenêtres ouvertes. En août, MTV lui avait enfin ouvert son antenne, avec sa nouvelle émission hebdomadaire, Yo ! MTV Raps. Tout le monde était contaminé, même la bohème à guitares qui hantait les studios et les salles de concert de Downtown Manhattan. Les Beastie Boys, qui avaient commencé aux côtés de Lydia Lunch et des Swans, avaient déjà fait le grand saut vers le rap depuis quelques années. En 1988, même les Sonic Youth se mirent à les imiter, en s’enfermant dans un studio avec des boîtes à rythmes et un sampler pour produire leur plus étrange disque, le Whitey Album, signé Ciccone Youth, 16 titres pleins de rythmes électroniques, de raps dilettantes et de bruit blanc dédiés à la figure de Madonna, qui évoquaient davantage My Life in the Bush of Ghosts de Eno et Byrne que le Velvet Underground ou les Ramones. Pour l’occasion, le quartet accueillit deux piliers de la scène hardcore américaine, Mike Watt des Minutemen et de fIREHOSE, et Jay Mascis de Dinosaur Jr. Mais l’expérience n’eut pas de suites : c’était un disque de 1988, possible seulement en 1988. Il montrait en réalité une scène indie-rock américaine en pleine mutation. Au début de l’année, les Hüsker Dü, qui avaient montré la voie en signant pour Warner dès 1985, s’étaient séparés dans l’acrimonie et le drame, après le suicide de leur manager. En novembre, R.E.M., le groupe d’Athens (Géorgie) sortit Green, son premier album pour Warner, après cinq disques chez IRS ; mais le résultat était un assemblage décevant, qui semblait confirmer l’impossibilité de faire s’épanouir les groupes alternatifs dans le système des majors.

Ce que démontrait a contrario l’extraordinaire vitalité des sorties indépendantes de l’année, où brillaient tout particulièrement les larrons de Ciccone Youth : à ma gauche, les quatre Sonic Youth, qui livraient avec le double album Daydream Nation un manifeste incroyablement tenu de distorsion, de mélodies barbelées, de pop culture désaxée et de slogans irrésistibles (Teen Age Riot : y a-t-il jamais eu un meilleur titre pour une chanson de rock’n’roll ?) ; à ma droite, Dinosaur Jr., le trio qui, avec Bug, réécrivait l’Evangile de Neil Young selon J Mascis, dont la voix traînante deviendrait celle de tous ces slackers à cheveux longs et chemises à carreaux trop fatigués pour faire autre chose que du punk rock léthargique.

Dans ce réseau secret de salles, de fanzines et de magasins de disques que l’explosion punk avait fait naître sur toute la surface du globe, on voyait un nouveau rock à guitares s’épanouir sans s’avilir. De part et d’autre de l’Atlantique, les groupes s’écoutaient, s’épaulaient, s’émulaient. Seattle vivait à l’heure de l’Europe quand les Nirvana reprenaient les Néerlandais Shocking Blue sur leur premier single, Love Buzz, qui inaugurait le Sub Pop Singles Club en novembre 1988, tandis que l’Europe accueillait avec enthousiasme le college-rock abrasif des Pixies, en faisant de Surfer Rosa, sorti sur 4AD au début de 1988, l’album de l’année du Melody Maker et de Sounds (le NME, lui, avait choisi de couronner Public Enemy, pour la seconde fois consécutive).

Loin des chevelus du hair metal et des outrances tonitruantes de Guns & Roses, l’indie-rock vivrait encore pour quelques années à l’abri du succès planétaire, hochant la tête au son du Superfuzz Bigmuff de Mudhoney, et rêvant à d’autres possibles distordus en se perdant dans le Isn’t Anything de My Bloody Valentine. Comme dans le clip de Freak Scene, le hit de Dinosaur Jr en 1988 (un hit indie, bien sûr, c’est-à-dire jamais classé dans aucun classement des meilleures ventes), c’était comme une réunion de potes sans ambition mais créatifs, doux et radicaux, débiles et futés, punks et hippies, mélodiques et bruyants. C’était aussi cela, l’esprit de 1988, l’année la plus importante de l’histoire de la musique.

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