Heather Woods Broderick (Labyrinth) bannière
© Sophie Kuller

La multi-instrumentiste Heather Woods Broderick explore sur son cinquième album "Labyrinth" de nouveaux territoires pop. L’Américaine nous a accordé un entretien depuis son domicile californien. Un nouveau cadre de vie qui a recentré l'artiste habituée à vivre sur la route et redynamisé sa musique.

Bonjour Heather, comment te sens-tu à quelques jours de la sortie de ton nouvel album ?

Je suis impatiente et en même temps super débordée par toutes les urgences de dernière minute !

En moins d’un an tu auras sorti deux albums : un album instrumental (Domes) l’année dernière et un album chanté (Labyrinth) ce 7 avril. Les as-tu écrits au même moment ?

Techniquement, j’ai commencé à travailler sur Domes un petit peu avant. Son écriture était une démarche personnelle, initiée seule chez moi avec mon violoncelle. C’était un processus de travail continu dont je ne pensais pas faire un album. J’en ai finalement eu l’opportunité et la conception du disque s’est enclenchée à peu près au moment où je commençais précisément à écrire les morceaux de Labyrinth au début de l’été 2020.

Ces deux approches musicales – l’instrumental et le chanté – stimulent-elles des parties différentes de ta créativité ?

Oui complètement. J’ai toujours été intéressée par la musique instrumentale. J’ai grandi en apprenant à jouer du piano classique et j’ai longtemps hésité entre l’écriture instrumentale et la chanson. Lorsque je travaille sur des pièces instrumentales, et ceci est particulièrement vrai avec le violoncelle, je suis dans une démarche d’improvisation très naturelle. J’y ressens moins de pression que lorsque je m’attèle à l’écriture de chansons qui doivent être nécessairement cohérentes et raisonnées dans leurs textes. Donc oui, je pense que ces deux approches stimulent des parties différentes de mon cerveau et je prends du plaisir à les pratiquer toutes les deux. J’aime la liberté de pouvoir passer de l’une à l’autre en permanence.

L’une de ces deux approches t’est-elle plus aisée que l’autre ?

Je dirais qu’il m’est plus difficile d’écrire des chansons avec des textes, ou tout du moins cela me prend davantage de temps. En effet, dans ce cas, je ne suis plus uniquement concentrée sur le seul son, je dois aussi réfléchir au sens des mots que j’utilise.

Concernant plus précisément Labyrinth, quel était ton état d’esprit lorsque tu l’as écrit ? C’était en pleine pandémie, le moment était très particulier…

Oui, c’était un moment très étrange et confus. Il régnait une ambiance lourde, presque claustrophobique. Au début je ne savais même pas si je serais capable d’écrire quoi que ce soit. J’espérais juste que, lorsque le disque sortirait, le monde aurait retrouvé un meilleur état. Je ne voulais surtout pas faire un disque avec un son oppressant qui nous replongerait dans tout cela. Il est bien sûr important pour sa propre santé mentale de reconnaître l’ensemble des sentiments qui nous animent, même les plus sombres, mais je ne voulais pas prendre ces émotions négatives comme point de départ de mon écriture. Je ne souhaitais pas partir sur une musique trop pesante dans laquelle j’aurais pu finalement me perdre. Je préférais concentrer mon attention sur des choses plus positives, comme le retour des beaux jours, le temps libre qui nous était offert et la possibilité de pouvoir reprioriser ce qui compte vraiment pour chacun d’entre nous. J’ai forcément été influencée par le contexte mais j’ai volontairement choisi de l’approcher d’une façon curative et non littéralement descriptive.

Le Covid n’a donc pas changé en profondeur ta façon d’écrire ?

Je pense qu’il l’a un peu modifiée dans la mesure où j’ai dû, par nécessité, réaliser beaucoup plus de choses par moi-même que d’ordinaire. Je dirais que je m’entends davantage dans ce disque que sur les précédents car j’y ai eu beaucoup moins d’apports collaboratifs extérieurs. Je souhaitais aussi profiter de l’opportunité d’être chez moi pour davantage enregistrer par moi-même, utiliser des outils nouveaux comme des logiciels d’enregistrement. Ce fut un vrai processus d’apprentissage. Mais cela étant posé, je ne pense pas que le Covid ait fondamentalement changé l’essence de ma musique.

J’avais envie de me tester, voir jusqu’à quel point je pourrais tout réaliser par moi-même

Heather Woods Broderick

À la différence de ton précédent album Invitation (2019) sur lequel tu avais convié 10 musiciens, pour Labyrinth tout a été réalisé en très petit comité (toi et ton coproducteur). Est-ce lié uniquement au contexte de la pandémie ?

En partie. Ce fut aussi une démarche délibérée de ma part car je trouvais l’approche intimiste davantage en phase avec l’atmosphère du moment. Et d’une certaine façon j’avais également envie de me tester, voir jusqu’à quel point je pourrais tout réaliser par moi-même. J’avais déjà travaillé avec Dan [D. James Goodwin – coproducteur de l’album avec Heather, ndlr] auparavant et il avait toute ma confiance. Il n’essaie jamais de défaire pour refaire différemment ce qui a déjà été fait. Il possède un grand sens de l’écoute musicale et complète parfaitement mon travail sans le dénaturer. Il était donc naturel pour moi de le retrouver à la fin du processus pour qu’il m’aide à bien terminer les choses.

Pour autant, le son de ce nouvel album est légèrement différent de celui de tes précédents disques. Il est moins atmosphérique et plus direct.

Oui tu as raison. Je pense que c’est en partie lié aux outils que j’ai utilisés pour l’enregistrer mais aussi à mon nouveau cadre de vie. J’avais écrit Invitation au piano alors que pour Labyrinth je ne disposais que de mon ordinateur et de quelques claviers. Et puis j’habite désormais à Los Angeles, mon environnement est donc plus aride et plus bétonné qu’en Oregon, et je pense que cela a aussi très naturellement influencé la tonalité de ma musique.

Tu pousses également ton son à un niveau de groove inédit chez toi. Certains morceaux sont même très dansants ! Peut-on d’une certaine façon parler d’une volonté de lâcher prise, de libération ?

Comme tu le sais, j’ai eu l’occasion d’accompagner nombre de groupes différents sur scène. La plupart de temps, je jouais de trois ou quatre instruments, mes deux mains et mes deux pieds occupés en même temps, jusqu’à avoir parfois l’impression d’être coincée et de ne plus ressentir la musique comme je l’aurais souhaité. Je voulais vraiment me libérer de ce sentiment finalement assez frustrant en renouant avec une approche plus simple, plus basique de la musique. J’aime notamment le son du hip-hop du début des années 1990, ses boucles répétitives, ses tonalités mid-tempo et groovy sur lesquelles il est facile de danser, sans être un professionnel. J’aime l’idée de chanter sur une musique qui donne aussi envie de bouger, cela fait vraiment du bien.

Je me demandais si cela n’avait pas aussi à voir avec ton installation à Los Angeles, la ville des fêtes géantes, très loin de la tranquille côte désertique de l’Oregon ?

(Rires). En réalité, je pense que les fêtes se passent surtout dans ma tête car je sors assez peu. Je suis plutôt une casanière (rires).

Si ta musique est désormais un peu plus légère, tes textes restent très personnels et émouvants. Est-ce pour toi cathartique de poser ainsi des mots sur des émotions intimes, une façon de te libérer ou de faire la paix avec toi-même ?

Oui, il est certain que cela m’aide. Écrire une chanson peut s’avérer un cheminement mental semblable à celui suivi lors d’une thérapie. Pour autant, lorsque je commence une chanson, je ne pense pas nécessairement à une expérience en particulier. Les mots peuvent ne prendre tout leur sens qu’une fois assemblés, ne faisant écho à ma propre histoire qu’après avoir été écrits. Mais oui, le processus est indéniablement cathartique et bénéfique.

Tu es plutôt une personne réservée donc j’imagine que l’exercice n’est pas forcément toujours facile.

J’essaie de ne pas trop y réfléchir car sinon je n’écrirais probablement aucune chanson. En général, lorsque j’écris, je ne pense pas à qui va m’écouter. Étant moi-même une grande amatrice de musique, je sais que celles et ceux qui écoutent créent toujours leur propre connexion avec les chansons, que leur propre expérience soit ou non liée à celle qui y est partagée. Je me dis donc que je peux écrire librement car au final chacun s’appropriera mes textes à sa façon.

C’est la meilleure façon de procéder, la plus sincère aussi. Puisque tu es toi-même une musicienne, j’imagine toutefois que c’est la musique qui d’abord saisit ton intérêt, avant les paroles ?

Oui. À partir du moment où une musique me touche vraiment, je peux écouter une chanson en boucle sans même prêter attention à la voix ou aux paroles qui l’accompagnent.

Mon esprit était habitué à être en permanence sursollicité avec les tournées à répétition, une vie complètement nomade et tout ce qui va avec

Heather Woods Broderick

Pour en revenir à tes textes, j’y ai également ressenti de la sérénité, comme un équilibre enfin trouvé. Confirmes-tu ce point ?

Je pense que tout a en fait commencé avant mon installation à Los Angeles, lorsque je suis retournée vivre en Oregon. Jusque-là mon esprit était habitué à être en permanence sursollicité avec les tournées à répétition, une vie complètement nomade et tout ce qui va avec. Au début, le calme et la stabilité furent un peu perturbants bien sûr, et puis j’ai progressivement réalisé que je pouvais enfin me concentrer sur la personne que je suis vraiment et ce qui me fait du bien. J’ai compris que je n’étais pas obligée d’être occupée tout le temps, que je n’en avais pas besoin. J’ai enfin eu l’opportunité de me poser pour réfléchir en pleine conscience à qui j’étais et ce que je voulais faire. Ce processus a nécessairement influencé mes textes. Je ne suis pas certaine que cela soit lié, mais il y a trois ans, j’ai également commencé à pratiquer une technique de respiration méditative. Au début du Covid, je m’y adonnais cinq jours par semaine de 6h30 à 7h30 le matin. Cet exercice régulier a changé ma façon d’appréhender les choses car il m’a aidée à regarder la vie selon une autre perspective.

Sur Labyrinth, tu joues de tous les instruments, tu es coproductrice de l’album, tu as été impliquée à toutes les étapes de la création et de la production du disque. Est-ce important pour toi de maîtriser la totalité du processus ?

Oui, j’aime vraiment pouvoir être présente à chaque étape. Je ne sais pas si cela cache une volonté de contrôle, il me semble que c’est plutôt simplement du plaisir. C’est aussi un bon exercice pour moi car cela me permet de sortir de ma zone de confort, de repousser mes propres limites sans connaître à l’avance le résultat final.

Tu as malgré tout un complice sur l’album, il s’agit de D. James Goodwin qui était déjà présent sur Invitation. Pourrais-tu nous en dire un peu plus sur votre rencontre, qui il est, ce que sa collaboration vous apporte à toi et à ta musique ?

Je l’ai connu grâce à l’un de mes amis musiciens, Jesse Marchant, qui précisément travaillait avec Dan. À l’écoute de l’un des disques de Jesse – je ne me souviens plus exactement de quel disque il s’agissait, ce devait être autour de 2014 –, je me rappelle avoir été particulièrement saisie par la prise de son incroyable sur les percussions. Jesse m’a alors expliqué qu’il avait collaboré avec un ingénieur du son du nom de D. James Goodwin et c’est comme cela que tout a commencé. Je n’imaginais pas à ce moment-là pouvoir un jour enregistrer dans un vrai studio professionnel avec lui – c’est très onéreux pour une artiste comme moi plutôt habituée à des bricolages solitaires en home studio – mais je l’ai malgré tout contacté, sans me faire d’illusions. J’avais dans le passé écrit à tant de personnes, en vain… Mais Dan m’a immédiatement répondu. Il a tout de suite compris ce que je souhaitais faire avec ma musique et a proposé de m’aider. On est ainsi devenus amis en enregistrant ensemble Invitation. Ce fut une si belle expérience que je savais que je retravaillerais avec lui. J’adore parler musique et jouer à ses côtés. Il sait tout jouer, guitare, basse, batterie, il est super créatif et saisit immédiatement la direction à donner à un projet.

Donc tu as enregistré tous les morceaux de l’album seule chez toi à L.A., puis vous vous êtes retrouvés en studio pour les finaliser ensemble ?

Oui, j’avais beaucoup avancé seule chez moi mais il y avait des choses que je savais devoir réenregistrer en studio, par exemple les parties au piano car je n’avais pas de vrai piano chez moi, juste quelques claviers. Je souhaitais également façonner un son plus pop et majestueux sur certains titres comme Crashing Against the Sun et Wherever I Go afin de les élever au niveau que j’attendais.

Quand avez-vous enregistré exactement ?

On s’est retrouvés en studio à l’automne 2021.

À côté de ta propre musique, as-tu de nouveaux projets de collaboration en cours ou en vue ?

Les collaborations me manquent, c’est certain, et j’aimerais pouvoir en mener de nouvelles, notamment avec Dan. Le plus difficile est juste de trouver le temps disponible pour pouvoir le faire. Je souhaite aussi bien sûr continuer à sortir mes propres disques même si tourner avec ma musique n’est vraiment pas une chose aisée. Le monde de la musique est un monde difficile, surtout depuis le Covid, et il est très compliqué pour des petits artistes indépendants comme moi de pouvoir partir en tournée sans perdre de l’argent. Mais oui, j’aimerais pouvoir jouer ma musique sur scène !

C’était précisément ma prochaine question. Tu as annoncé un concert avec Efterklang en Suède en juin prochain et du coup j’espérais que tu en profiterais pour jouer ailleurs en Europe…

J’adorerais mais je n’ai malheureusement pas d’agent pour m’aider alors c’est vraiment très compliqué. Je travaille à temps plein à côté et il est difficile pour moi de trouver le temps pour faire de la musique, sortir un disque, travailler et organiser une tournée. Je vais essayer de tourner mais juin me semble désormais très (trop) proche, peut-être cet automne…

Je croise les doigts ! Dernière question à la fan de musique que tu es : quels sont tes derniers coups de cœur ? 

En ce moment, j’écoute des choses assez différentes, certaines nouvelles, d’autres plus anciennes. J’ai rencontré il y a peu le producteur Nosaj Thing, il a sorti un morceau avec Julianna Barwick [Blue Hour, ndlr] qui me rappelle Massive Attack et que j’aime bien. Je te conseille aussi la musique d’une nouvelle chanteuse qui s’appelle Uhl. Elle vient du chant lyrique, sa voix est incroyable et sa musique s’inspire d’artistes de la fin des années 1980 et du début des années 1990 comme Kate Bush. Je trouve également les nouveaux morceaux de Feist excellents.

Merci beaucoup Heather ! À très vite !

Merci à toi !

La chronique de Labyrinth est à retrouver dans le cahier critique de l’hebdo #51, disponible ici pour nos abonnés.

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