Mark Lanegan – Has God Seen My Shadow? An Anthology 1989-2011

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Aussi longue et riche puisse être cette anthologie (trente-deux titres), elle ne peut rendre compte que d’une partie de l’épopée de Mark Lanegan. En marge d’une carrière solo assez discrète, l’homme a usé de sa voix caverneuse pour le compte de Mad Season, Soulsavers, Queens Of The Stone Age, Nick Cave et surtout Isobel Campbell sur le remarquable Ballad Of The Broken Seas (2006). Si l’on ajoute un disque en duo avec son faux frère Greg Dulli (sous le patronyme de The Gutter Twins) et quinze ans à la tête des Screaming Trees, cette double compilation est forcément trop sélective. Au milieu des années 80, c’est par hasard que Mark Lanegan se met à chanter. Jusque-là, il montrait davantage d’intérêt pour les drogues et les larcins. Afin d’éviter une lourde peine de prison, il accepte un séjour de désintoxication d’un an. Il rencontre alors Van Conner avec qui il formera Screaming Trees en 1985. Vers la fin de la décennie, malgré un EP chez Sub Pop et une poignée d’albums pour SST, la notoriété du groupe demeure confidentielle. Se sentant à l’étroit dans ces stoogeries mâtinées de pop à la R.E.M., le chanteur s’offre une parenthèse blues folk. Initialement, il est question d’enregistrer uniquement des reprises de Leadbelly avec des amis, dont Kurt Cobain et Krist Novoselic. Le projet capote après quelques sessions, mais Jonathan Poneman, alors patron de Sub Pop, encourage Mark Lanegan à persévérer dans son escapade solitaire. Celui-ci se met au travail très sérieusement, quitte son job alimentaire et apprend à jouer de la guitare au fur et à mesure qu’il compose.

La relecture du titre de Leadbelly Where Did You Sleep Last Night est repêchée des sessions initiales et vient compléter The Winding Sheet (1990), le premier album solo de Mark Lanegan, une collection d’une douzaine de chansons folk simples, parfois laborieuses et maladroites, très souvent touchantes (Ugly Sunday, Mockingbirds). Il serait sans doute abusé de relire l’histoire du rock de Seattle à la seule lueur de The Winding Sheet et d’imaginer que son spleen vénéneux contamina Nirvana, Alice In Chains et Mad Season. Plus certainement, Lanegan est l’un des premiers à révéler les aspirations blues lyriques et les subtilités d’une scène musicale qu’on stigmatisait alors parfois pour sa vigueur mutine et sa vulgarité. Hasard ou coïncidence, les Screaming Trees enregistreront leurs meilleurs disques à partir de là. Et Mark Lanegan de mener deux carrières en parallèle. Dès 1991, il s’attelle à la composition de son deuxième LP. À l’instar de Van Morrison avec Astral Weeks (1968), il souhaite des sessions succinctes, quasi improvisées, avec un personnel réduit. Raté. Le processus dure trois longues années et rien qu’à la batterie se relaient pas moins de quatre musiciens : Tad Doyle, J Mascis de  Dinosaur Jr, Dan Peters de Mudhoney et Mark Pickerel des Screaming Trees. Cet enregistrement ressemble au tournage d’Apocalypse Now avec, en guise d’apogée, un mixage qui manque de tourner au drame le jour où le producteur Jack Endino empêche in extremis un Mark Lanegan camé jusqu’aux yeux de jeter toutes les bandes dans le fleuve. Pourtant, pas une seule seconde on retrouve le chaos et la discorde sur Whiskey For The Holy Ghost (1994). Ce voyage au cœur des ténèbres est d’une cohésion admirable et reste parmi les plus intenses disques délivrés par le Seattle des années 90. Scraps At Midnight (1998) est le dernier volet d’une trilogie où le chanteur s’applique à incarner une vision plus noire du folk américain à la manière d’autres grands cow-boys romantiques – Nick Cave, Tom Waits et Jeffrey Lee Pierce. Ce dernier tient d’ailleurs une place particulière dans le panthéon de Mark Lanegan, c’est donc tout naturellement un titre du Gun Club (Carry Home) qui ouvre son premier disque de reprises, I’ll Take Care Of You (1999). On y retrouve aussi le répertoire de Tim Hardin (l’excellent Shiloh Town), Fred Neil et Buck Owens pour une somme plus orientée country. Si I’ll Take Care Of You tranche alors aussi radicalement, c’est que Mark Lanegan tient à marquer une césure et à clore un chapitre de sa carrière tandis que l’histoire de Screaming Trees capote définitivement.

À partir des années 2000, difficile de trouver une logique ou un fil conducteur au parcours de l’Américain. Non seulement il multiplie les collaborations mais il étoffe aussi ses propres disques. Dès Field Songs (2001), Mark Lanegan laisse plus de place à ses invités qui cosignent certains titres. Mais le nouveau départ s’effectue avec Queens Of The Stone Age, et plus précisément avec The Desert Sessions, ce collectif et ces œuvres initiés par Josh Homme où se croisent des fidèles – Nick Oliveri, David Catching, Alain Johannes et Chris Goss – mais aussi des invités illustres comme PJ Harvey. Après une participation aux Desert Sessions 7 & 8 (2001) ainsi qu’à deux efforts de QOTSA, notre vocaliste de tous les diables rassemble tout ce petit monde sous la bannière Mark Lanegan Band pour enregistrer le EP Here Comes That Weird Chill (2003) et le long format Bubblegum (2004). L’ex-Screaming Trees prend à nouveau beaucoup de plaisir à jouer en groupe, mais aussi à explorer de nouvelles sonorités. Par souci de cohérence, cette compilation n’a retenu de cette période que les titres les plus doux, dont le savoureux Come To Me avec PJ Harvey. L’idée est bonne mais elle restreint le regard que l’on porte sur une carrière plus colorée. Le second disque, composé d’une douzaine d’inédits, fait plus que creuser le sillon. Il déterre des trésors raffinés (Dream Lullabye, Sympathy) qu’il faut être culotté pour remiser au placard une fois sortis de la guitare. Malgré des oublis volontaires et un parti pris esthétique assumé, Has God Seen My Shadow? témoigne d’une discographie rare. L’ouvrage d’un artiste qui a su garder le cap, faire face à ses démons et aux vicissitudes – abus de drogues, dissolution de son groupe initial, lente désintégration de la scène grunge. Et s’il y a bien un hommage qu’a mérité Mark Lanegan, c’est bien celui que lui font tous les artistes qui lui composent des chansons sur mesure comme on le faisait autrefois pour Elvis et Sinatra.


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