Être absolument de son temps et avoir assez de majesté pour durer éternellement: la pop moderne oscille depuis les années soixante entre ces deux désirs obsessionnels et contradictoires. Au moment où Magic se penche sur son futur, inventaire de ce que nous savons de la puissance intrinsèque et des ressorts de la musique pop.


Un article initialement paru dans notre numéro 212


Le 31 mai 2018, après une invraisemblable listening party organisée dans un ranch perdu au fin fond du Wyoming, mais diffusée en streaming sur Internet pour la planète entière, Kanye West livre Ye, son huitième album. Vingt-trois minutes, sept titres bourrés de références aux semaines agitées que le rappeur cyclothymique vient de traverser (interviews délétères, sornettes sur l’esclavage, polémiques avec Drake, trumpisme pathologique…). Dans la communication autour de l’événement, tout a été fait pour en souligner l’immédiateté : la photo de pochette aurait été prise le matin même de sa mise en ligne, West aurait modifié le texte d’une de ses chansons à la demande de sa femme alors qu’ils étaient dans la voiture qui les emmenait au ranch où avait lieu la listening party, et, comme avec The Life of Pablo en 2016, on a pu voir le contenu de l’album encore évoluer après sa sortie. Autant de manières pour West et son équipe de démontrer que, si cette œuvre est absolument pop – c’est-à-dire triplement POPulaire: par le format, par le contenu et par l’impact –, c’est parce qu’elle est aussi totalement dans son époque. Et le public a suivi: la semaine de sa sortie, Ye s’est retrouvé numéro un du top album US, et ses sept titres ont accaparé les sept premières places du top iTunes. Du rap. Du buzz. Du streaming. Du commerce. Kim Kardashian. Y a-t-il univers plus éloigné de celui que l’on chronique habituellement dans ces colonnes ? Que peut bien pouvoir dire Ye à tous ceux pour qui la pop ne se décline pas en chiffres de vente mais en mélodies intemporelles, détachées du brouhaha de l’instant, et qui habitent autant leurs vies, leurs rêves et leurs obsessions que les facéties de Kanye West pour ses millions de followers ? Au-delà de cette opposition apparemment inconciliable, une question est au cœur de la pop depuis que Brian Wilson et les Beatles en ont fait un art majeur : doit-elle exprimer l’esprit de son époque, ou faut-il, au contraire, qu’elle s’en évade totalement? À cette question, il y a une réponse qui n’a jamais changé depuis plus de cinquante ans : la pop moderne ne l’est vraiment que lorsqu’elle est capable de jouer sur les deux tableaux.

Deux idées de la pop

Il faut d’abord revenir sur ce qu’on appelle la pop aujourd’hui. D’un côté, il y a la pop telle que l’entend le grand public, qui n’est rien d’autre que la musique qui se vend, qui s’entend chez le coiffeur, qui domine les playlists de streaming, faite principalement de sons rap, R’n’B ou dérivés (on mettra dans ces dérivés toutes les hybridations qui tentent de mettre la chanson française à l’heure du hip-hop – et vice-versa – comme Higelin avait tenté de mettre la chanson française à l’heure du rock il y a quarante ans, de Damso déguisé en Alain Chamfort sur Julien aux bluettes à punchlines d’une Angèle). Et de l’autre côté, il y a la pop telle qu’on l’entend dans ces pages, cet artisanat précieux héritier de l’âge d’or de l’indie pop des années 1990 – à propos, Low, Spiritualized et Yo La Tengo ont tous sorti de bons albums cette année –, elle-même héritière des grandes heures du punk, lui-même héritier de la matrice mythique des sixties. Car c’est bien là que les choses se sont jouées, quelque part entre 1965 et 1967, quand tout à coup les musiciens, leurs fans et bientôt le monde ont pris conscience que, d’une part, cette musique bruyante à guitares électriques et batterie était bien là pour durer et que, d’autre part, elle pouvait être «autre chose» qu’un simple délassement bruyant pour adolescent en mal de cheap thrills. Jusqu’alors, dans les bacs des disquaires comme dans les colonnes des journaux de l’industrie du disque, la pop n’était que les titres du hit-parade, fournis par les stakhanovistes des paroles et musiques de Tin Pan Alley (aux États-Unis), de Soho (en Angleterre) ou des cabarets de la Rive Gauche (en France). Depuis le milieu des années 1950, de nouveaux acteurs avaient surgi, derrière la déferlante de Rock Around the Clock puis d’Elvis, Little Richard et tous les autres, producteurs indépendants fascinés par la jeunesse, et qui fournissaient les classes montantes des pays occidentaux en ballades anodines et en hymnes jetables prêt-à-danser. Ils s’appelaient Phil Spector, Shadow Morton, Joe Meek, Berry Gordy, ils produisaient chaque semaine leur lot de hits, mais leur nom n’était encore connu que des initiés, et personne ne les regardait autrement que comme des tâcherons du 45-tours, certes talentueux, mais dans cette sous-catégorie méprisée où l’on range tous ceux qui exploitent les engouements adolescents. La pop, à cette époque, était à la fois toujours la même (une musique dont on disait qu’elle était débitée à la chaîne, pour nourrir l’appétit vorace des tourne-disques des enfants du baby-boom) et toujours différente (car de mois en mois une nouvelle mode et une nouvelle danse chassaient l’autre, le Mashed Potato après le Twist, et le Monkey après le Mashed Potato). Et puis, un jour de 1965 ou 1966, on a entendu des chansons pop «vraiment» différentes. Des chansons pop qui convoquaient tout à coup des instruments improbables et des sonorités incongrues, une sitar sur Paint It Black des Rolling Stones, un clavecin sur Walk Away Renee de The Left Banke, des bandes magnétiques manipulées sur l’album Rubber Soul des Beatles, un glockenspiel sur Sloop John B. Des chansons pop qui ne cherchaient plus à surfer sur l’air du temps et la folle sarabande des modes, mais qui aspiraient à une forme d’éternité, de paradis enchanté peuplé de refrains aussi simples que délicats et de personnages désuets, Eleanor Rigby et le Père McKenzie, comme si le passé et le présent se mélangeaient pour ne plus former qu’un seul temps uniformément suspendu, cet «été sans fin» doucement agité de «bonnes vibrations» qui fascinait Brian Wilson lorsqu’il aspirait à composer, non plus des singles de trois minutes destinés aux autoradios et aux jukeboxes, mais de véritables «symphonies adolescentes à Dieu». C’est ainsi qu’il parlait de SMiLE, son grand œuvre pop, ce Graal inaccessible qui aurait dû subjuguer le monde au printemps 1967, avec sa pochette naïve en forme de devanture de magasin et ses paroles écrites par Van Dyke Parks, qui ne parlaient plus de surf ou de grosses cylindrées mais de l’Amérique, des Indiens, du rêve californien, d’idées aussi belles qu’immenses qui jamais n’auraient dû entrer dans les 30 fois 30 centimètres en carton d’une pochette de 33-tours. Et qui n’y entrèrent pas, du reste, puisque Capitol Records dut jeter les centaines de milliers de pochettes que le label avait imprudemment fait imprimer alors que Brian Wilson n’avait pas encore achevé son magnum opus. Mais en enterrant SMiLE sous le sable de la plage infinie de sa dépression, Brian Wilson n’a pas seulement mis un terme à cette rivalité à un-contre-quatre qui l’opposait aux Beatles. Il a fait naître un mythe: celui d’un rêve de pop absolue, si parfaite qu’elle n’existerait que dans l’imagination de génies déchus, Icares modernes aux ailes brûlées par l’astre du commerce. Car c’est aussi cela que la chute de Brian Wilson a inculqué à tous ceux qui ont toujours placé la musique au-dessus des récompenses éphémères de l’époque: que le sens de la pop n’est pas d’être de son temps, mais au-delà. Pendant près de 45 ans, SMiLE s’est dérobé à la dictature de l’instant, de la mode, de l’argent – jusqu’à ce jour où le commerce a eu enfin la peau de ce mythe qui lui échappait depuis si longtemps, lorsqu’en 2011 on vit arriver dans les bacs un coffret reprenant la pochette initiale du disque et se présentant comme l’œuvre enfin achevée. Quelque chose est mort dans la pop ce jour-là, quand SMiLE est passé de la colonne des débits à la colonne des crédits dans les livres de comptes de Capitol Records. Entre-temps, le rêve de Brian Wilson n’a cessé d’inspirer tous les déviants amoureux de la pop. Dans les années 1990, alors qu’il jouait en solo à Paris, on a ainsi pu entendre David Thomas, l’ogre de Pere Ubu, interrompre son concert pour dire au maigre public qui était là ce soir-là son excita tion d’avoir appris la sortie de nouveaux bootlegs de SMiLE. D’Andy Partridge de XTC hier à Sufjan Stevens aujourd’hui, de Paddy McAloon à Ariel Pink, de Bertrand Burgalat à Cornelius, ils sont nombreux à s’être épanouis sous les rayons de ce soleil noir, tous dédaigneux des contingences commerciales, et opiniâtres à composer une musique qui «juste ne serait pas faite pour ces temps». On aurait tort pourtant de ne voir dans le rêve de Brian Wilson qu’une échappatoire à la dictature de la mode. Car en 1966, les Beach Boys étaient la mode, raflant avec Pet Sounds et Good Vibrations toutes les premières places des classements de fin d’année, devant les Beatles. Et si Brian Wilson s’est perdu l’année suivante dans son labyrinthe personnel, la pop, elle, a continué. À la place de SMiLE, c’est Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band qui a subjugué le monde en 1967. Un disque aussi luxuriant que les symphonies de poche auxquelles rêvait Brian Wilson. Il ne cherchait pas à fuir son époque, mais au contraire à l’embrasser complètement, joyeusement, avec un plaisir communicatif – au point de faire reprendre en chœur à plus de 500 millions de personnes All You Need Is Love, l’air naïf que les Quatre de Liverpool venaient de composer et qu’ils présentèrent à la planète entière, le 25 juin 1967, dans l’émission Our World, le premier programme de télévision par satellite, en direct et en mondovision – le streaming live des années 1960. Brian Wilson rêvait sa pop intemporelle, les Beatles l’ancraient dans le moment présent, accompagnant chacun des soubresauts de l’époque par une nouvelle transformation, qui à chaque fois repoussait un peu plus loin les limites du genre: c’est en changeant sans cesse qu’ils sont restés eux-mêmes, et c’est là le vrai talent des géants de la pop, Brian Wilson compris : n’était-il pas, quatre ans avant Pet Sounds, ce post-adolescent potelé qui copiait Chuck Berry tout en faisant semblant de savoir faire du surf ? Car quand les enfants et petits-enfants de SMiLE cultivent leur art dans une obscurité aussi revendiquée que subie – l’absence de hit devenant une sorte de badge d’honneur paradoxal pour des musiciens dont les modèles n’écrivaient que cela –, il est faux de croire que la pop qui sait être évidente et exigeante a déserté les classements des meilleures ventes. Elle s’est simplement adaptée à son époque, comme toujours, parce que c’est le propre de toutes les chansons populaires : elles ne le deviennent que parce qu’elles savent à un moment restituer un peu du Zeitgeist, de cet esprit du temps qui fait vibrer à l’unisson la société.

La pop, maîtresse capricieuse

Toutes les grandes figures de la musique populaire des cinquante dernières années, les Stevie Wonder et les Madonna, les David Bowie et les Aretha Franklin, les Neil Young et les Beyoncé, les Dr. Dre et les Kanye West, toutes ont duré parce que toutes ont su se réinventer au fil des modes et des années. Jusqu’au moment inéluctable où l’époque les a laissés (ou les laissera) sur le bord de la route, pour adorer de nouvelles idoles et de nouveaux sons. C’est inévitable, et c’est normal, car c’est le jeu naturel de la pop, cette maîtresse capricieuse et versatile : les jeunes deviennent vieux, de nouvelles générations arrivent, les goûts et les musiques changent. Encore aujourd’hui, même s’il est toujours émouvant d’entendre un disque qui convoque le fantôme de SMiLE et de ses chansons à jamais perdues, il n’y a rien de plus excitant que de voir surgir un nouveau talent et de le voir piétiner joyeusement l’ordre établi, manquer de respect aux anciens, leur prendre leur public, leur succès, et jusqu’à leur nom comme les Rae Sremmurd l’ont fait il y a deux ans en osant se présenter comme les Black Beatles – une blague, bien sûr, mais que la capacité surréelle de Swae Lee à tordre une mélodie pour l’entortiller dans un beat hip-hop rendrait presque crédible. C’est ce qu’on a toujours aimé dans la pop: les plus anciens se souviennent avec émotion de la première fois où ils ont entendu Smells Like Teen Spirit de Nirvana (1991), ou Debut, le premier album de Björk (1993), ou Doogystyle celui de Snoop Doggy Dogg (1993). Pour d’autres, cela sera le Hey Ya d’Outkast (2003), Elephant des White Stripes (2001) ou OK Computer de Radiohead (1997). Et plus près de nous, c’est cette impression intense de sentir passer la vibration de l’époque en écoutant Allright de Kendrick Lamar (2015) ou Le Monde ou rien de PNL (2015), cette ballade narcotique et nihiliste qui reste la bande-son ultime de la fin du quinquennat de François Hollande. Une seule chose est (presque) aussi excitante que l’irruption de la nouveauté dans la pop : c’est la transformation réussie de l’ancien. La nouvelle mue d’une immense star, et comment, en une chanson, en un album, elle reprend son royaume, sa couronne, son trône. C’est Hey Hey My My de Neil Young (1972), c’est Let’s Dance de David Bowie (1983), c’est Formation de Beyoncé (2016), c’est, aujourd’hui, Ye, après The Life of Pablo (2016), après Yeezus (2013), après My Beautiful Dark Twisted Fantasy (2010). Ou comment, malgré le fric, malgré les tabloïds, malgré les tombereaux de bullshit qu’il déverse à longueur d’interviews, Kanye West est encore capable d’oser et de surprendre, en créant de nouvelles façons de faire de la musique, de la faire connaître et de la faire écouter. La pop intemporelle sera toujours dans la tête de ceux que SMiLE fait rêver. Et c’est probablement ce qui manque à Ye, trop brouillon, pas assez travaillé pour être convainquant, comme Yeezus l’avait été, par exemple. Mais quand les impulsions de West sont canalisées par un comparse (en l’occurrence, Kid Cudi), et quand elles sont mises au service de vraies chansons comme sur Kids See Ghosts, leur projet commun intégré dans la salve de cinq albums de vingt-trois minutes sortis par Kanye West au mois de juin dernier, alors ne cherchez plus : la pop moderne, elle est chez David Byrne, elle est chez Courtney Barnett, mais elle est là aussi.

Un autre long format ?