Quelques semaines avant la sortie d’un vrai-faux premier album, au titre en guise de déclaration d’intention, Quiet Is The New Loud (2001), nous avions filé le train des deux copains norvégiens de Kings Of Convenience à Amsterdam. Ou comment tout savoir de l’art de faire du feu sans fumette : en composant de chouettes chansons sur des guitares toutenbois. Des chansons d’ailleurs si chouettes qu’Eirik et Erlend se sont fissa retrouvés en une du numéro 47 de magic, revue pop  moderne.

ARTICLE Christophe Basterra
PARUTION magic n°47
Amsterdam. Novembre 2000. Alors que, dehors, les frimas de l’hiver n’engagent pas à la flânerie, une trentaine de badauds et curieux se sont entassés sur une minuscule péniche. Tout au fond, assis sur de rudimentaires chaises en bois, Eirik Glambek Boe et Erlend Oye – qui ont décidé un beau jour d’unir leurs destinées sous le nom de Kings Of Convenience – interprètent leurs morceaux à la simplicité désarmante (deux guitares, deux voix, l’équation est facile…) devant ce public silencieux, qui, visiblement, n’a pas la moindre idée de qui sont ces jeunes gens, mais tombe peu à peu sous le charme de ces compositions aussi rudimentaires que contagieuses, se laissent séduire par ces mélodies surgies d’un autre temps, et conquérir par l’humour dont fait preuve le duo pour présenter leur répertoire ou la reprise du Manhattan Skyline de A-Ha. “Vous avez sans doute reconnu cette chanson ?”, demandait ainsi poliment Eirik à la fin de leur version. “Elle est l’œuvre de compatriotes à nous, mais qui sont pour le moment bien plus connus…” Le tonnerre d’applaudissements qui retentit à la fin d’une prestation trop courte, les sourires béats qu’arborent les petits et les grands ne laissent planer aucun doute quant à l’étrange pouvoir de séduction dont font preuve les chansons de Kings Of Convenience

GRAND DUDUCHE

Il suffit d’à peine quelques heures pour se rendre compte des différences flagrantes qui auraient dû opposer Eirik et Erlend. Le premier est aussi réservé et timide que le second peut se montrer expansif et caustique. Eirik, emmitouflé dans son duffle coat, incarne à la perfection l’idée que l’on peut se faire de l’incurable romantique. Erlend – avec ses énormes lunettes d’éternel étudiant qui lui mangent la moitié du visage et ses faux airs de Grand Duduche – est une véritable pile électrique. Parler, plaisanter, danser semblent être pour lui autant de secondes natures. Lorsque l’un pense à regagner sa chambre d’hôtel douillette, l’autre s’enquiert d’une soirée où l’on pourrait s’amuser jusqu’à l’aube.

Ces deux garçons, âgés de vingt-quatre ans, se sont rencontrés il y a plus de huit années maintenant. “Nous avons appris à jouer de la guitare ensemble”, explique Erlend, devant une tasse de thé bouillant. “Forcément, ça crée des liens !”, poursuit-il sur un ton goguenard. “Nous étions tous les deux passionnés de musique. En résumant, on pourrait dire que, pour nous, il y a eu d’abord Pink Floyd, puis The Cure et ensuite, la scène shoegazing, avec Slowdive et Ride. Presque fatalement, en 1995, les deux compères finissent bien sûr par se retrouver dans un groupe. Au sein de Skog – prononcez Skoug –, Erlend est le chanteur, Eirik, le guitariste, alors que deux autres personnes (déjà oubliées par l’histoire) s’occupent de la rythmique. “C’était marrant. Nous étions, comment dire… Nous étions jeunes ! (Rires.) Et comme tous les jeunes, nous avions envie de faire du bruit, nous voulions maîtriser la puissance de l’électricité. Je chantais alors en norvégien. J’ai réécouté le disque il n’y a pas longtemps… Ma voix est vraiment terrifiante. Nous avions enregistré ce maxi au bout d’un an et lorsqu’il est sorti, on pensait bien sûr qu’il était extraordinaire. À cause de nos diverses influences, il y avait tout de même un morceau de plus de… huit minutes”.Mais, comme souvent, une fois envolées les premières illusions, la formation se déchire : problèmes d’ego, divergences musicales, différence de motivation. Un beau jour, alors que le batteur et le bassiste ne peuvent se libérer, Eirik et Erlend se retrouvent en studio pour un disque hommage rendu par des formations locales à Joy Division. “On avait entendu une annonce à la radio. Comme on ne voulait pas rater la moindre occasion, on a décidé d’y participer”. Les deux compères choisissent The Eternal – extrait du mythique album Closer – et optent pour une version acoustique. “Eirik mourrait d’envie de chanter, alors je l’ai laissé faire. Et puis, comme je ne voulais pas me faire damer le pion, j’ai ensuite rajouté ma voix. C’est là que l’on a découvert que nos deux timbres se mariaient parfaitement”. Ils ne le savent pas encore, mais ils viennent de réaliser le tout premier enregistrement de ce qui deviendra, quelque temps plus tard, Kings Of Convenience. “Oui, en quelque sorte”, reprend Eirik. “D’autant plus que les gens du label nous ont dit que notre reprise était un peu la rencontre entre Joy Division et… Simon & Garfunkel. Comme quoi, cette comparaison ne date pas d’aujourd’hui”.

“C’est vrai que le public doit avoir l’impression que tout est allé très vite pour nous, mais Kings Of Convenience est le résultat de huit années d’amitié.”

Cette reprise servira donc d’épitaphe à Skog . Mais malgré les liens qui unissent les deux jeunes hommes, ils ne se lancent pas bille en tête dans un nouveau projet. “C’est vrai que le public doit avoir l’impression que tout est allé très vite pour nous, mais Kings Of Convenience est le résultat de huit années d’amitié. Ça nous a permis de développer une connivence sans laquelle ce groupe ne pourrait pas fonctionner. On a découvert des tas de choses ensemble, et c’est très important pour notre équilibre aujourd’hui. Que ce soit Eirik ou moi, nous n’avons jamais appris la science des harmonies, nous l’avons découverte en autodidactes. L’une des idées de départ, c’était d’essayer d’utiliser au mieux nos talents respectifs, de tirer profit de nos limites : je ne suis pas un chanteur très technique, alors, j’essaye de rendre ma voix intéressante, en chantant doucement par exemple. C’est aussi pour cela que l’on utilise les chœurs. On n’a jamais eu de modèles particuliers, nous n’avons pas écouté les disques de Simon & Garfunkel en nous disant : ‘Voilà ce que nous devrions faire’. Maintenant, c’est vrai qu’un groupe comme Belle & Sebastian m’a fait prendre conscience que l’on n’était pas obligé de faire du bruit pour se faire entendre, qu’il était possible de composer de manière subtile”.

Un an après le split, en 1997, les deux amis partent pour quelques jours en Tunisie, et prisonniers d’un orage dantesque, ébauchent leurs premiers morceaux à l’aide de leurs guitares acoustiques. “L’autre challenge que nous avons voulu nous imposer, c’était d’arriver à composer des choses intéressantes, séduisantes, avec une instrumentation réduite à sa plus simple expression et sans suite d’accords gratuits. De toute façon, si tu écris une bonne chanson, tu peux vraiment te permettre de la traiter comme bon te semble : cela restera toujours une bonne chanson… On voulait aussi raconter des histoires ordinaires. En gros, Eirik essaye dans ses textes d’être un peu plus universel, tandis que moi, je m’en tiens à des observations de tous les jours. Sur Quiet Is The New Loud, le morceau qui décrirait le mieux Eirik serait Singing Softly To Me, tandis que pour moi, ce serait Failure.

ÉBAUCHE

Bergen. Noël 1997. Dans cette ville norvégienne que l’on imagine un peu triste et surtout d’un calme effrayant, que l’on voit bien disparaître chaque hiver sous un épais manteau de neige invitant à rester chez soi, Eirik et Erlend enregistrent sur un quatre-pistes emprunté les deux premières chansons de Kings Of Convenience, I Don’t Know What Can I Save You From et Brave New World. Mais ce ne sont que les premiers balbutiements. Car les deux garçons quittent leur ville natale pour gagner l’Angleterre. Non pas pour assouvir des rêves de pop star en devenir, mais pour poursuivre des études. Eirik vit à quelques kilomètres de Londres, dans une sorte de réserve naturelle, Erlend, au sein même de la capitale britannique. Pourtant, Kings Of Convenience poursuit son apprentissage, continue d’écrire ces miniatures entièrement dévouées à l’acoustique, au charme suranné.

“La composition est vraiment un travail en commun chez nous”, explique Erlend. “Même si l’un d’entre nous apporte toujours l’idée de départ, on discute beaucoup. Notre musique n’est pas primaire, mais plutôt réfléchie, bien qu’elle semble très simple. Un bon exemple serait Winning A Battle, Losing The War. Eirik avait enregistré une ébauche et tenait à me la faire écouter. Comme la qualité du son n’était pas très bonne, j’ai compris ‘sunsets on the war’ au lieu de ‘sunsets on the wall’. Et l’on a décidé de garder mon erreur !” Peu à peu, le duo se forge un joli répertoire. Parfois, il orne ses titres d’une trompette lointaine ou leur offre une rythmique bricolée. Leurs compositions séduisent l’un de leur ami à Bergen qui, coquin de sort, est justement à la tête d’un label, Téllé Records, certes dédié à l’électronique, mais a envie d’ouvrir une division plus pop baptisée Éllet.

“Notre musique est tellement fragile que le moindre faux pas peut déstabiliser l’ensemble… Parfois, nous passons des heures pour parvenir à ne pas rompre l’harmonie qui existe entre nos deux guitares.”

De l’autre côté de l’Atlantique, la structure Kindercore tombe sous le charme boisé de ces chansons pastorales. Pendant ce temps, Erlend a emménagé à Manchester, où il rencontre des paires musiciens : Alfie, Andy Votel ou Badly Drawn Boy deviennent parmi les premiers fans du groupe. “C’est vrai que Damon Gough nous a proposé de venir sur Twisted Nerve… C’était presque tentant”. Ce sont pourtant les Américains qui vont recueillir les premiers joyaux tombés de cette drôle de couronne. Un album éponyme voit le jour au printemps 2000. Enregistré avec les moyens du bord, on y retrouve déjà cinq morceaux, dans des versions différentes, qui font aujourd’hui la splendeur de Quiet Is The New Loud. “En fait, avant que ne sorte le disque sur Kindercore, Source nous a contactés. On leur avait envoyé une démo, sur les conseils d’un ami qui nous avait dit qu’ils recherchaient de nouvelles signatures. Comme on aimait bien Air, on s’est dit qu’on pouvait toujours tenter le coup. Ils nous ont appelés pour en savoir plus et ont décidé de nous signer. Mais on a quand même tenu à sortir l’album aux USA, même en tirage limité”.

AMBASSADEURS

Kings Of Convenience a passé le mois de mai dernier en studio à Liverpool, sous la houlette de Ken Nelson, responsable de deux des albums révélations de l’an passé, le Parachutes de Coldplay et le Hour Of The Bewilderbeast de… Badly Drawn Boy. “Hey, c’est plutôt bon signe”, plaisante Erlend. Mais les deux compères ne semblent pas forcément avoir besoin d’aide extérieure tant ils ont des idées bien précises quant à leurs chansons. Ils ont certes accepté, à la demande de leur label, de confier trois de leurs titres à l’historique arrangeur David Whittaker – qui a accroché à son palmarès les Stones, Serge Gainsbourg ou Saint Etienne –, mais pour refuser au final leur présence sur l’album. “C’était une expérience étrange. Notre musique est tellement fragile que le moindre faux-pas peut déstabiliser l’ensemble… Parfois, nous passons des heures pour parvenir à ne pas rompre l’harmonie qui existe entre nos deux guitares. À chaque fois que l’on a essayé de rajouter trop d’éléments, ça n’a pas marché…” Comment douter de ces propos à l’écoute de ces onze compositions baignées d’une atmosphère sereine et apaisante, où chaque détail – le plus minime soit-il – semble être effectivement d’une importance vitale ?

Comment ne pas tomber amoureux d’un album forcément atemporel, à la mélancolie délicieusement contagieuse, qui rappelle la magie de Nick Drake, la noirceur d’un Red House Painters ? Entre bossa minimale – Singing Softly To Me – et folk crépusculaire – Winning A Battle… –, ce disque est aussi une œuvre de fans. “Nous avons des goûts très différents”, poursuit Erlend. “Mais nous avons décidé de ne garder que les références que nous partageons. Je n’arrête pas d’écouter de la musique, je me moque des styles. Je chante par exemple un morceau sur l’album de Röyskopp, une autre formation de Bergen qui fait de l’électronique et est signée sur Wall Of Sound. Notre nouveau single a été remixé par Andy Votel… On sait Eirik et moi qu’il n’y aura pas d’autres membres dans Kings Of Convenience, mais cela ne veut pas dire pour autant que l’on ne fera pas appel à des invités. Pourquoi ne pas sortir un disque où l’on chante sur des musiques composées par d’autres musiciens ? J’adore la scène de Chicago, j’aime beaucoup Phoenix. En concert, il nous arrive de faire des reprises de Love And Money. Récemment, j’ai été émerveillé par Utopia de Goldfrapp : quelle chanson fantastique…”Pour peu, on sentirait presque le garçon jaloux. Mais il se ressaisit bien vite. “À Bergen, il existe beaucoup de groupes intéressants. Mais ils sont trop paresseux… En général, ils se satisfont de deux concerts dans l’année, sont tout heureux d’être reconnus dans la rue principale et passent ensuite leur temps dans un bar à boire des bières et à discuter de ce qu’ils pourraient faire. Le problème, c’est qu’ils ne dépassent jamais le stade de la discussion. Pour nous, c’est impensable, vu que… nous ne buvons pas d’alcool ! (Rires.) Moi, j’ai des rêves et je veux tout faire pour les réaliser. Déjà, ce qui nous arrive est incroyable : savoir que notre album va sortir dans l’Europe entière et que l’on va voyager un peu partout…”

Même si Eirik reste plus posé, on le sent tout aussi excité que son compagnon. On le serait à moins. À l’heure du tout technologique, ces deux garçons ont commis un album anachronique, qui pourrait toucher le plus large des publics. Du fan transi de Belle And Sebastian aux cinquantenaires qui ne pensaient pas goûter à nouveau à des plaisirs aussi simples. “C’est marrant que tu dises cela, car, aujourd’hui, nos plus grands fans sont souvent les amis de nos parents, qui n’en reviennent pas que deux jeunots de notre espèce osent faire ce genre de musique…”

En Norvège, le single Toxic Girl s’est d’ailleurs hissé jusqu’à la sixième place des charts, ce qui a valu au groupe une apparition dans une prestigieuse émission de télé. “On est passé juste après un sujet sur le… couple royal. (Rires.) On a joué live et il y a eu un petit reportage sur notre reconnaissance à l’étranger. Alors, si jamais votre magazine arrive dans notre pays avec nous en couv’, ils vont sûrement nous nommer ambassadeurs !” Ce qui, pour des Rois, serait la moindre des choses.

Un autre long format ?