Rattrapé en 2010 par la fracassante remise en route de Godspeed You! Black Emperor, Efrim Menuck s’était éloigné depuis de Thee Silver Mt. Zion, quintette punk symphonique dont il est le porte-voix depuis le début du siècle. Le groupe revient avec un septième album bruyant, vindicatif et profondément humain. Entretien avec le pape hirsute d’un certain rock canadien. [Interview Émilien Villeroy – Photographie Philippe Lévy].

Emmitouflé dans une épaisse parka qui doit pouvoir résister au pire hiver montréalais, Efrim Menuck est épuisé mais serein. Hier encore, il était sur la scène de l’ATP Festival en Angleterre pour l’une des toutes dernières dates de Godspeed You! Black Emperor avant que le mystérieux collectif ne disparaisse à nouveau des radars pendant une durée inconnue. Ce matin à Montreuil, dans les locaux du distributeur français du label Constellation, et devant un café serré, il est ravi de pouvoir enfin parler de Fuck Off Get Free We Pour Light On Everything, le nouvel album de Thee Silver Mt. Zion Memorial Orchestra enregistré l’été dernier au milieu de la campagne canadienne. Disque-brûlot qui n’a de post-rock que les étiquettes prêtes à l’emploi qu’on lui collera, ce septième LP voit le groupe passer en formation de combat avec des titres évidents et actuels où s’unissent plus que jamais saturation punk et violons à fleur de peau dans une même et glorieuse explosion faite de rage et d’espoir. Pas question de regarder en arrière pour Efrim Menuck, les plus belles choses sont toujours à venir.

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Thee Silver Mt. Zion t’a-t-il manqué ces quatre dernières années ?
Efrim Menuck : Oui, de nombreuses fois. Nous n’avons jamais vraiment arrêté de jouer et de composer ensemble mais nos quelques retrouvailles paraissaient toujours trop fugaces. Même si j’avais de quoi m’occuper l’esprit entre le retour de Godspeed You! Black Emperor et le fait de devenir père, il m’est souvent arrivé de regretter – voire d’être réellement frustré – de ne pas pouvoir consacrer plus de temps à Thee Silver Mt. Zion Memorial Orchestra.

Vous avez tout de même enregistré The West Will Rise Again, double 45 tours autoproduit et édité pendant la tournée américaine de 2012.
Pendant cette période d’activité très intense, nous avons eu envie de faire quelque chose de sale et rapide, sans avoir à se soucier d’un label ou d’une quelconque sortie officielle. Enregistrer des morceaux fraîchement composés sur lesquels notre opinion n’est pas encore fixée permet d’entretenir de longues plages de dialogue et de réflexion entre nous. On a été heureux de renouer avec cela, ce qui ne m’empêche pas de déceler de nombreux défauts dans ce maxi. (Sourire.) Je préfère la nouvelle version de What We Loved Was Not Enough à celle présente sur The West Will Rise Again, qui ressemble trop à ce que nous avons eu l’habitude de faire par le passé.

Tu as également publié ton premier disque solo en 2011, High Gospel.
Là encore, tout a été calé dans un emploi du temps chargé, quelques semaines avant que Godspeed You! Black Emperor ne reparte en tournée. Nous répétions la journée avec Godspeed et je me réfugiais dans le studio la nuit pour mettre au point High Gospel. Je savais qu’il s’agissait de mes derniers moments de liberté avant de longs mois sur la route et je voulais en profiter pour terminer des compositions personnelles. Une initiative un peu vaniteuse bien que sans prétention aucune.

Cette embardée solo t’a-t-elle permis d’assouvir des envies particulières qui traînaient dans ta tête depuis longtemps ?
Oui, principalement au niveau sonore. Quand j’étais adolescent, je passais mon temps à dupliquer sur cassette mes morceaux préférés en faisant bien attention à ce que tous les paramètres de l’enregistrement soient dans le rouge. Du punk à la musique classique, tout ce que j’écoutais était fait d’harmonies étranges et distordues qui m’écorchaient les oreilles. C’est ce type de son, à la fois grésillant et compressé, que j’essaie de reproduire dans ma musique. Le problème, c’est que les collègues musiciens avec qui je travaille n’apprécient pas forcément cela autant que moi. (Sourire.) High Gospel m’a donc permis d’expérimenter sans contrainte ces sonorités. Je viens d’ailleurs de me remettre à bosser dans cette optique. J’aimerais que mon prochain effort puisse être joué en solo sur scène pour pouvoir partir en tournée tout seul et découvrir ce que ça peut représenter.

Finalement, à chaque fois que tu te mets en retrait de Godspeed! You Black Emperor, tu en tires des bénéfices.
Disons que cela me permet de revenir à des choses plus personnelles. Godspeed n’est pas un projet qui laisse la place à l’individu, c’est une machine collective qui oblige au compromis et à la vie en communauté. Voilà pourquoi nous avons eu besoin faire de longues pauses pendant notre parcours, comme autant de respirations qui nous ont évité d’étouffer. La dernière en date a duré dix ans… Ce que je dis peut paraître péjoratif mais ce n’est pas du tout le cas. Participer à l’aventure Godspeed You! Black Emperor signifie se retrouver immergé dans un vivier d’opinions divergentes et d’idées musicales qui se heurtent les unes aux autres, comme un combat de boxe permanent que j’adore mais qui peut se révéler épuisant à la longue. Le processus est bien plus doux avec Thee Silver Mt. Zion Memorial Orchestra, nous sommes moins nombreux et les conversations sont plus calmes.

Fuck Off Get Free We Pour Light On Everything est le premier album qui n’a pas été enregistré dans votre studio Thee Mighty Hotel2Tango.
C’est parti d’un projet fou que nous avons imaginé après avoir donné des concerts à Terre-Neuve, à l’est du Canada. Nous avons envisagé de louer une grande maison là-bas, au beau milieu de nulle part. C’est parfois compliqué de faire un disque en pleine ville ; quand tout le monde fait des va-et-vient entre le studio et son chez-soi, il est difficile de conserver l’attention générale. Nous cherchions donc un peu d’isolement, mais les coûts faramineux d’une telle expédition nous ont forcés à revoir nos ambitions à la baisse et à chercher un endroit isolé… du côté de Montréal ! Nous avons finalement trouvé un grand manoir au milieu de la campagne, qui était en train d’être retapé et transformé en studio. Auparavant, nous avions l’habitude de nous investir dans chaque aspect technique de l’enregistrement. Pour ce nouveau disque, nous souhaitions simplement nous soucier de ce que l’on jouait, le reste du job incombant à l’ingénieur du son. Notre façon d’agir a donc été beaucoup plus simple et spontanée. Nous n’avions pas à réfléchir aux histoires de mixage immédiatement après avoir fini une prise. Tant que le son nous paraissait pertinent, nous passions à autre chose. C’était très agréable.

En 2010, vous êtes passés de sept à cinq membres, une réduction d’effectif que l’on ressentait sur Kollaps Tradixionales (2010).
Depuis, vous semblez avoir énormément gagné en assurance. Nous avons connu une grande période de doute au moment du passage en quintette. Soudain, nous faisions beaucoup moins de bruit… Avec le recul, Kollaps Tradixionales a des allures de disque de transition. Il nous a fallu du temps pour reprendre confiance et redevenir tout simplement un groupe de rock. Nous avons trouvé un nouvel équilibre au fil des courtes tournées que nous avons pu faire ces trois dernières années, en jouant dans des petites salles miteuses où les balances sont affreuses et en réfléchissant longuement à la manière dont nous devions réarranger nos chansons. L’épisode le plus déstabilisant restera la tournée européenne pour l’anniversaire de notre label Constellation. Notre violoniste Sophie Trudeau n’a pas pu nous rejoindre et nous n’étions plus que quatre sur scène. Un quatuor, comme Led Zeppelin ! C’était bien la première fois que nous avions autant de place sur scène. (Rires.) Nous avons alors réalisé que nous pouvions quand même occuper l’espace et faire autant de bruit qu’à sept – une vraie révélation. Fuck Off Get Free… représente donc un nouveau départ pour moi. Chacun a trouvé sa place dans le spectre sonore et s’y épanouit pleinement.

C’est ce nouveau son étrenné en live que vous avez souhaité capturer sur Fuck Off Get Free We Pour Light On Everything ?
Autant que faire se peut, oui. Nous avons toujours envisagé Thee Silver Mt. Zion Memorial Orchestra comme un groupe de scène et nous essayons de faire des disques qui sonnent comme nos meilleurs concerts, mais c’est difficile. The Ex est l’une de mes formations préférées et reste la meilleure en concert pour moi, néanmoins, certains de leurs albums sont ratés et d’autres sont brillants. Je crois que tous les groupes – Thee Silver Mt. Zion compris – ont ce problème. Capturer une énergie collective est bien plus ardu que de se contenter d’enregistrer des chansons. Quand tenons-nous la bonne prise ? Nous en avons tellement discuté en faisant cet album. Finalement, dans la vie d’une chanson, il n’y a que deux moments précis où l’on fait vraiment attention à elle : quand on la compose et quand on l’enregistre. Le reste du temps, elle n’est qu’un élément parmi d’autres. L’artiste peut s’y intéresser vaguement après un concert si jamais il y a eu des ratés pendant son exécution, mais jamais avec le même soin que lorsqu’il se concentre dessus en studio ou au moment de l’écrire.


CONFISERIE
Certains titres commencent de manière très directe. Cela traduit-il une volonté de couper court à cette manie du crescendo qui a fait votre réputation ?
Ce que tu dis est intéressant. Ce n’était pas conscient de notre part, mais maintenant que tu m’en parles… C’est vrai que nous avons peut- être abusé des longues introductions par le passé. Nous l’avons ressenti en concert ; un morceau se terminait et il fallait attendre des plombes avant que l’autre ne se lance. (Rires.) Un peu fatigant. Cette immédiateté nouvelle s’est invitée naturellement à mesure que se précisait ce que nous voulions faire et dire avec le disque. Les démos sur lesquelles nous travaillons aujourd’hui prennent le même chemin : un, deux, trois, et boum, tout le monde s’acharne en même temps !

Dans le même ordre d’idée, l’album est plus court que les précédents.
Uniquement parce que nous voulions le faire tenir sur les deux faces d’un seul et même vinyle. Nous avons enregistré une version interminable de Psalms 99 – avec la participation de Matana Roberts – que nous avons finalement laissée de côté pour une question de durée. Au fond, j’ai toujours voulu que nos chansons soient plus courtes. Mais dès qu’il s’agissait de couper certains passages ou de moins en répéter d’autres, j’étais le premier à vouloir faire durer le plaisir. Cette fois-ci, nous nous sommes contraints à être plus concis. Cela dit, certains morceaux restent quand même très longs (ndlr. jusqu’à quatorze minutes).

Le titre du LP est également offensif, il ressemble à une déclaration d’intention.
C’est l’une des premières choses sur lesquelles nous nous sommes mis d’accord. L’intitulé Fuck Off Get Free We Pour Light On Everything évoque Montréal et la lutte qu’il peut exister entre notre ville et le reste du Canada. D’une certaine manière, tout l’album fait écho à Montréal, dans une analogie du monde qui est le nôtre actuellement. Mais il y a aussi une part d’humour dans le choix de ce titre. Les artistes du label Constellation ont souvent été décrits comme se prenant au sérieux et n’ayant aucun sens de l’humour. Nous sommes pourtant des personnes super joyeuses dans la vie, faut pas croire ! L’injonction “fuck off” s’adresse donc aussi à ceux qui nous voient comme des anarchistes déprimés. Nos œuvres balancent d’évidence entre les ténèbres et l’espoir, mais la vie est ainsi. Quand on a touché le fond et qu’on parvient à remonter à la surface, il faut savoir mettre des mots sur ce qui est merdique pour pouvoir passer outre. Nos chansons racontent la même chose depuis le début : tout est baisé, mais nous sommes ensemble et nous restons groupés, alors tout n’est pas si baisé. Ça peut paraître stupide ou candide, mais nous le ressentons sincèrement.

Te vois-tu vieillir avec Thee Silver Mt. Zion ?
C’est difficile à dire. Est-ce que je m’évertuerai quand je serai âgé ? Je n’en sais rien. À cet instant, je souhaite continuer à jouer avec ces musiciens éternellement pour savoir jusqu’où cela peut nous mener. Il n’y a pas de chemin tout tracé pour les groupes qui vieillissent, c’est à la fois effrayant et excitant. Jusqu’à maintenant, nous avons connu un parcours balisé, à savoir sortir un album tous les deux ans environ. Chaque arbre est différent mais ils poussent tous de la même façon, n’est-ce pas ? D’abord, il y a le premier album que l’on pense être le meilleur mais qui ne l’est pas. Arrive ensuite le deuxième LP – souvent le meilleur – qui croise l’énergie des débuts avec un certain raffinement. Puis vient une période cruciale où se succèdent des disques inégaux qui sont moins exposés. Enfin, avec de la chance, arrive un retour en grâce qui provoque la stupeur : “Ouahou, d’où ça sort ?” Pour moi, nous en sommes au début de cette dernière étape. J’ai l’impression d’avoir appris à jouer de la guitare l’année dernière, que tout reste à faire… Nous sommes très excités par la suite, par l’avenir. Comme des gamins dans une confiserie.

Un autre long format ?