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© Arno Muller

Nous avons retrouvé En Attendant Ana sur une des tables upcyclées de la buvette de l’Académie du climat (Paris IVe). Le groupe était presque au complet, seul Maxence Tomasso, guitariste, manquait à l’appel. Voici notre dialogue avec certains des plus talentueux représentants de la "pop à guitares" de notre Hexagone, auteurs d’un "Principia" décidément royal, qui l’a propulsé en Une de notre n°226 consacré aux 40 groupes français à écouter pour débuter 2023.

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Pour commencer cette interview, on doit parler de quelque chose de douloureux. Juillet est sorti en janvier 2020… On connaît tous désormais cette same old story d’album coupé dans son élan par la pandémie. Comment s’est passée votre convalescence artistique, si j’ose dire ?

Margaux (Bouchaudon, chant & guitare) : On a commencé à travailler sur Principia juste après la sortie de Juillet, en fin de compte. Mais on s’y est vraiment mis sérieusement en juillet 2020.

Adrien (Pollin, batterie) : Lors d’une résidence à La Boule Noire, oui. On a bouclé deux morceaux à ce moment-là.

Margaux : Trois, même.

Adrien : The Fears, The Urge

Margaux : Non ! Principia, Anita et The Cut Off.

Adrien : Ah bon ?

(Ils débriefent pendant quelques instants la création de The Fears, The Urge)

Margaux : Tout ça, tu ne le mets pas dans l’interview, hein (rires).

Adrien : On avait donné beaucoup de surnoms aux chansons durant le processus de création !

Margaux : Si je ne dis pas de bêtise, le premier morceau que j’ai écrit, c’était The Cut Off. Paradoxalement, c’était aussi l’un des derniers qu’on a bouclés, on l’avait presque laissé tomber.

Qu’est-ce qui explique cet abandon ?

Margaux : On a passé deux ans sur Principia. Il y a eu des moments où on a commencé des trucs et on les a laissés un peu de côté, on a pris beaucoup de temps sur certains morceaux et beaucoup moins sur d’autres.

Vincent (Hivert, basse & production) : C’était vachement étalé.

Margaux : Pour moi, la création de cet album change énormément par rapport à tout ce que j’ai pu faire auparavant. Avant, c’était vachement plus direct, la première version était souvent celle validée. Là, on est revenus en arrière, parfois très loin, pour tout reprendre, supprimer le superflu… Et puis il y a eu les confinements. On essayait de se caler sur des rétroplannings complètement hypothétiques, qui se décalaient de trois mois à chaque discours de Castex…

D’ailleurs, Ellie James du trio La Battue, interviewée dans le Magic du jour [nous sommes le 27 janvier, ndlr] racontait que leur meilleur allié pendant les confinements, c’était WeTransfer.

Margaux : On a essayé plein de trucs, parfois complètement foireux. Genre BandLab.

Vincent : C’est une espèce de séquenceur en ligne, collaboratif, où tout le monde travaille sur la même session, et tu peux y enregistrer des morceaux.

Margaux : Sauf qu’il y avait une latence pas possible. Tu enregistrais un truc chez toi, les autres le recevaient en décalé, donc pas sur le même temps.

Vincent : En fait, on passait presque plus de temps à jouer aux jeux vidéo ensemble !

Camille (Fréchou, cuivres & guitare) : On jouait à Call of Duty !

Vous avez eu beaucoup de chutes de morceaux ?

Margaux : Le seul qu’on n’a pas gardé, c’est parce qu’on n’a pas vraiment pu le travailler ensemble.

Camille : Celui où tu nous avais demandé nos souvenirs d’enfance ?

Vincent : On le garde pour un album de Noël ?

Margaux : Grave !

Fin 2021, vous étiez interrogés par La Face B sur la complicité qui vous relie sur scène. Vous racontiez que le retour était un peu difficile. C’est toujours le cas un an plus tard ou est-ce que vos quelques concerts, comme la tournée avec METZ, vous ont remis en selle ?

Margaux : Je ne ressens plus ce truc dont on parlait dans cette interview. Pour le coup, ils nous avaient cueillis au Pitchfork Festival. On n’avait pas joué pendant plus d’un an, on avait donc perdu nos repères. Sur scène, je me souviens que j’étais très concentrée sur mes trucs, mais aussi en attente de ce que les autres faisaient derrière moi, ça ne coulait pas de source.

Vincent : On s’est rendu compte en plein milieu de la tournée avec METZ que les gens n’étaient finalement pas forcément venus nous voir nous, mais un groupe beaucoup plus énervé. Même si on s’en doutait un peu.

Adrien : Moi, cette tournée avec METZ, je trouve qu’elle a justement été salvatrice. Je me souviens être parti avec un peu de crainte vis-à-vis de ça, pourtant ça m’a aidé à me remettre dans le rythme.

J’imagine aussi que partir sans la pression d’être headliner permet un retour en douceur ?

Adrien : Hmm, je n’en suis pas si sûr. Quand tu es headliner, tu pars un peu gagnant. Tu sais que les gens sont là pour toi.

Camille : Je préfère ne pas être headliner, en vérité. C’est presque plus intéressant parce que tu as tout à prouver. Les gens ne te connaissent pas forcément, ils ne t’attendent donc pas, et c’est moins de stress à gérer. Au pire, ils t’oublient à la fin du concert. Au mieux, ils sont agréablement surpris et vont t’écouter chez eux.

Vincent : Peut-être que si on avait été nous aussi un groupe de hardcore, on aurait pu avoir le sentiment d’être comparés à METZ, et donc d’être potentiellement dévalorisés par les fans, qui auraient pu juger qu’on fait du moins bon hardcore que ceux qu’on accompagne. Là, on est sur des styles tellement différents que tu sais que tu ne peux que le proposer de cette manière-là ; tu n’as pas besoin de te trahir ou de surenchérir. Ce qu’on ne veut pas faire, qu’on déteste faire mais qu’on fait quand même, c’est se demander si on est légitimes de tourner avec un gros groupe comme ça.

Margaux : Cette tournée, c’était un peu plus difficile pour moi. Surtout les premières dates. Je n’arrivais pas à me dire le même truc que Camille. Je me disais même que ça pouvait presque les faire chier d’avoir un groupe comme nous avant un concert de hardcore. Je n’ai finalement été pleinement en confiance que sur la dernière date, au Petit Bain [le 31 août 2022, ndlr].

La maturité c’est un plafond de verre

Adrien

Pour en revenir au disque, je me souviens que, pour Juillet, vous vous étiez un peu marrés quand je l’avais qualifié d’«album de la maturité». Et même si on touche au summum du cliché du journalisme musical, je suis forcé de vous demander si ça n’est pas le cas avec Principia, où je ressens une pleine maîtrise de la formule En Attendant Ana. Vous m’aviez par exemple dit que les gens vous cataloguaient «garage rock» parce que vous jouiez vite. Là, vous ralentissez parfois la cadence.

Adrien : On a essayé de travailler ça, oui. C’était la ligne directrice, de faire autrement, d’apprendre autrement, de se déconstruire. Et ça passait notamment par des rythmes plus lents, comme sur To the Crush. Ce qui me gêne un peu quand tu parles d’«album de la maturité», c’est que ça voudrait dire que ce petit effort de s’être fait violence pour «arriver à maturité» nous priverait d’une marge de progression future, et donc de la place pour se réinventer en tant qu’artiste, en tant que groupe. La maturité, c’est un plafond de verre.

Vincent : Qu’est-ce qui vient après la maturité ?

Margaux : Tous les albums d’En Attendant Ana sont reliés par une constante : un nouveau membre arrive pour en remplacer un autre. Adrien est arrivé à la batterie après Songs from the Cave, Maxence à la guitare après Lost and Found, Vincent à la basse après Juillet. Pour le prochain, on sera à priori tous les cinq, pour la première fois depuis le début du groupe. Je suis curieuse de voir ce que ça va donner.

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De haut en bas, de gauche à droite : Margaux Bouchaudon, Adrien Pollin, Maxence Tomasso, Camille Fréchou et Vincent Hivert | Photo © Greg Ponthus

Vous n’êtes plus un groupe de garage donc ?

Margaux : J’espère !

Vincent : Les morceaux se basent moins sur des riffs. Je pense à certaines structures de morceaux dans Juillet qui sont très «guitare-orientées», dans l’approche.

Margaux : C’était plus dans notre manière de les arranger que de les composer. Les compositions partent toujours d’une base guitare-voix.

Vincent : Oui, mais à l’époque il y avait comme des blocs de guitare sur lesquels on venait greffer des trucs. Là elles sont vraiment construites comme des arrangements. Elles jouent par exemple de façon plus ponctuelle, ça donne un résultat plus aéré et moins urgent qu’auparavant, où on cavalait derrière les grattes.

C’est aussi ça qui permet les morceaux plus lents ?

Margaux : C’est aussi les compositions de base qui changent ça. La façon dont j’ai travaillé toute seule est différente des albums précédents, parce que j’ai eu un ordinateur entre-temps. J’ai pu enregistrer des trucs ailleurs que sur mon téléphone, rajouter quelques effets, voire d’autres instruments. Et ça change tout.

Avant j’avais un guitare-voix et une idée précise du rendu […] Là, certains morceaux sont restés fidèles aux démos, d’autres pas du tout

Margaux

Malgré les confinements, vous avez pu collaborer tous ensemble sur tout le processus créatif ?

Margaux : Oui et non. J’ai poussé les morceaux beaucoup plus loin toute seule qu’auparavant, en amont, et on a réussi à les déconstruire tous ensemble après, justement. Il y a eu plus de boulot dans les deux sens. Avant j’avais un guitare-voix et une idée précise du rendu. On ne se posait jamais la question des structures rythmiques. On ajoutait des couches et des couches de trucs, c’était brut mais spontané. Là, certains morceaux sont restés fidèles aux démos, d’autres pas du tout. Mais pas parce qu’on aurait eu la flemme. C’est le fruit d’une réflexion commune. On souhaite rajouter des étapes au chemin «démo/travail en groupe/ enregistrement».

Tout à l’heure, vous parliez des nombreux chamboulements dans le line up du groupe d’album en album. Vincent était à la production de Juillet, là il se retrouve à la fois bassiste et ingé son. Comment est-ce que ça a affecté votre créativité ?

Vincent : Justement, j’essayais de n’être «que» bassiste. Se prendre le chou sur comment sonne un disque, ça va cinq minutes mais je préfère jouer. C’était quand même un peu le bordel en studio. J’étais derrière la console, avec ma basse.

Margaux : Tu ne t’en rends pas compte, et en vrai tant mieux, mais je pense que ça a changé quelque chose. Le fait que les morceaux soient plus aérés, qu’il y ait une réflexion autour des arrangements, des choses qu’on ne faisait pas avant car on ne savait pas faire le tri dans nos idées. Il y a évidemment ton oreille de musicien, mais il y a aussi ton oreille d’ingé son. Tu as anticipé sans t’en rendre compte des problématiques de studio en amont, et ça je trouve que ça nous a beaucoup aidés.

Vincent : Je me demande si ça n’est pas un effet placebo, du genre : «Ah on a un ingé son dans le groupe !»…

Adrien : Non, j’ai aussi le sentiment que tu avais une vision plus globale, moins dans l’immédiat, sur ce que ça allait donner. Tu nous parlais par exemple de fréquences, c’était un vocabulaire qu’on n’avait pas du tout avant.

Vincent : C’est plus pour vous embrouiller ça (rires).

Margaux : Cette manière de faire m’a beaucoup plu, celle de penser la création d’un disque dans son ensemble et pas juste du «on fait des morceaux et on verra ce qu’il se passe ensuite».

Vincent : Je suis arrivé un peu plus tôt dans la création des morceaux, alors que généralement je reçois des choses déjà faites, de par ma position d’ingé son. Margaux, quant à elle, est restée jusqu’à la fin du processus de création. En m’aidant à Principia, elle a pu y glisser toutes les idées et intuitions ressenties pendant l’écriture et l’enregistrement.

J’avais posé la même question à Barth Bouveret, lui aussi bassiste et ingé son au sein de Good Morning TV. Selon lui, c’est parfois «bizarre» de travailler sur la musique de ton groupe, à fortiori quand tu n’en es pas le principal compositeur. Tu dois faire des choix, non pas parce qu’ils te plaisent, mais parce qu’ils plaisent au groupe.

Vincent : C’est marrant, j’ai déjà eu cette conversation avec lui. J’avais peur que ce dilemme-là m’arrive et que ce soit chiant, et au final je ne me suis pas trop heurté à ça. Je me suis juste fait plaisir. Je m’empêchais juste de surdoser les basses – il paraît que quand tu es instrumentiste, tu as tendance à mettre ton instrument plus fort que les autres… Les basses ne sont pas trop fortes, ça va ? Non, plus sérieusement, je n’ai pas eu le sentiment de faire gaffe à ça. Peut-être que Margaux jouait le rôle de garde-fou.

Quel est le morceau sur lequel vous avez préféré travailler, dans tout le processus créatif ?

Adrien : Ceux qui sont allés vite !

Margaux : Moi j’aime bien Principia, parce que c’est celui qui a le plus évolué par rapport à la démo. C’est le premier, et peut-être le seul, où je n’ai pas trop douté et où je savais qu’on arriverait à en faire quelque chose. Dans n’importe quelle forme, j’en aurais été contente.

Camille : J’ai bien aimé Ada, Mary, Diane. Pourtant il était rude à travailler celui-là.

Vincent : J’ai aussi un bon souvenir d’Ada, Mary, Diane

Margaux : Pourtant, on en a chié ! Et le résultat est super satisfaisant.

Adrien : J’ai adoré faire Anita, notamment parce que c’est la première fois que le saxophone intervenait. Il offre une nouvelle palette, une nouvelle texture.

Justement, cet ajout de saxophone était-il un choix réfléchi ou quelque chose de plus spontané ?

Camille : Je me suis rendu compte, au moment de travailler sur mes parties à la trompette, que certains passages ne s’y prêtaient pas. Au même moment, je venais d’acheter un vieux saxophone, qu’on a naturellement décidé d’incorporer pour éviter d’avoir une nouvelle piste de guitare à la place.

Margaux : On ne voulait pas en mettre un coûte que coûte mais par contre on avait vraiment envie d’essayer – et ça fonctionne plutôt bien. Je crois qu’on ne jouait même pas encore dans EggS au moment où on a commencé à ajouter des saxophones.

Pour rebondir sur Ada, Mary, Diane, j’y vois une critique de l’invisibilisation des femmes dans la culture et les sciences par le prisme d’Ada Lovelace [mathématicienne anglaise et pionnière de l’informatique du XIXe], Mary Shelley [autrice anglaise du XIXe] et Diane Arbus [photographe américaine du XXe].

Margaux : Oui. Tu réponds toi-même aux questions (rires) !

Tu y parles aussi d’égrégore [concept désignant un esprit de groupe constitué par l’agrégation des intentions de plusieurs individus unis dans un but défini, ndlr], un mot dont j’ignorais l’existence jusqu’alors. Un choix assez fort, qui selon moi résume bien En Attendant Ana.

Margaux : C’est une façon plus subtile, plus romanesque, de dire «esprit d’équipe», et ça apparaît beaucoup dans la littérature d’heroic fantasy. Je pense qu’il y a beaucoup d’égrégore dans En Attendant Ana.

Pourquoi ne pas avoir nommé l’album de cette façon ?

Vincent : On peut toujours changer, hein… On fait un pack avec la pochette (rires).

Justement, une question sur cette pochette. Mais pour la comprendre, il faut savoir que j’y vois une feuille passée au microscope. Tu disais que chaque album d’En Attendant Ana s’accompagnait d’une révolution au sein des membres du groupe, et pourtant le motif de la feuille perdure depuis Songs from the Cave

Margaux : Non justement. On a terminé le cycle de la feuille – même si je vois ce que tu veux dire. La pochette est faite de papier marbré d’imprimerie. De motif «caillou», je crois. Mes deux grands-parents étaient relieurs aux Archives, ils sont décédés récemment et j’ai retrouvé ce papier chez eux. Il se trouve que le papa de Vincent était lui aussi relieur, retraité depuis cette année. C’était important pour moi de représenter ça. Je voulais aussi qu’il y ait nos têtes sur la pochette, parce que ça n’était jamais arrivé depuis le début d’En Attendant Ana et que je suis fière du travail accompli sur Principia. C’était l’occasion ou jamais.

Notre chronique de Principia est à lire ici.

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