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Le compositeur et musicien sicilien Francesco Battiato s’est éteint en mai à l’âge de 76 ans. Il laisse derrière lui trente albums studio qui ont contribué à l’essor de la musique électronique, psychédélique et expérimentale italienne dans les années 1970 avant un virage pop et une réinterprétation de certains pans du répertoire classique.

Franco Battiato a quitté ce monde au printemps, au terme d’une existence longue comme un battement de cils à l’échelle de l’imposant Etna qu’il pouvait observer de chez lui, dans la petite commune sicilienne de Milo. Mardi 18 mai, la presse italienne a célébré la mémoire et la carrière longue de près de cinquante ans de Battiato, à la fois musicien, peintre et réalisateur de films. Elle a rapporté les réactions de politiques transalpins de tous bords. De Matteo Renzi à Salvini, ils ont unanimement eu un mot pour le “génie“, le “poète“, le “penseur antique“, le Maestro, piochant chacun dans l’immense répertoire laissé par le natif de l’ancienne commune d’Ionia, non loin de Catane.

Le Sudiste a réalisé un idéal dont aucun autre artiste au monde ne pourrait se targuer. Franco Battiato était à la fois un cantautore (chanteur-auteur, littéralement) accessible et un intellectuel de haut rang, dont le travail de composition a été récompensé, notamment, du Prix Stockhausen en 1978 pour sa pièce de piano L’Egitto primo delle Sabbie.

Dans sa demeure à grande véranda, petit château abrité de palmiers racheté à la vieille aristocratie sicilienne, Battiato nourrissait encore sa postérité après en avoir terminé avec la musique. Il peignait d’une main de maître les sujets de ses chansons, des figures de Perse, des portraits médiévaux de femmes, Jésus Christ en icône. Son intérêt pour le sacré s’est manifesté à la messe. Les grandes oreilles du petit Francesco ont d’abord frémi au son de l’oratorio de la Passion de Saint Matthieu, de Jean Sébastien Bach.

A la fin des années 1950, les leçons de pianoforte prodiguées par sa mère ont laissé place à l’influence d’Elvis Presley. Son père, modeste chauffeur routier, lui a fait cadeau d’une guitare. Avec elle, le tout jeune homme a étoffé son répertoire de chansons siciliennes dans un cabaret de Milan, multiplié les rencontres décisives comme celle du musicien et chanteur Giorgio Gaber, puis s’est lancé dans la protest song dans la ville du nord, agitée par le vent de contestation étudiante qui souffle partout en Europe. Il a ainsi formé l’éphémère groupe Gli Ambulanti, avec un autre insulaire, Gregorio Alicata. Battiato est passé des concerts sur les pavés de sa fac aux studios et première maisons de disques, avant de s’engager à corps perdu dans la musique expérimentale. Ici commence notre guide d’écoute.

1. BATTIATO TOUT SYNTHETIQUE

Fetu (1972)
• Pollution (1972)
• Sulle Corde di Aries (1973)

Les recherches de Franco Battiato, opérées grâce son synthétiseur VSC3, ne s’adressaient qu’à un public averti et certainement pas italien. Pressé à 7 000 exemplaires, son premier disque de musique électronique Fetus a pourtant remporté le Prix Billboard de l’année 1972 pour une première œuvre (malgré la censure de l’album causée par sa pochette, œuvre de Gianni Sassi).

Inspiré par Le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley, Battiato y donne le récit des origines de la vie et de l’évolution de l’espèce humaine. Lecteur de romans d’anticipation, il oppose les thèmes de naissances contrôlées et d’absorption d’une morale commune visant à la déshumanisation avec un chant italien et violon au ton folklorique (“Cariocinesi“), ainsi que des mélodies optimistes (Una cellula). A la découverte du VSC3, Franco Battiato ponctue Fetus d’oscillations au bord de la rupture, dues au manque de stabilité de l’instrument également utilisé par Pink Floyd à la même époque.

Cet album a signé la première collaboration de Battiato avec les musiciens Gianfranco d’Adda (percussions), Gianni Mocchetti (guitares, voix) et Pino Massara (claviers), qui l’accompagneront jusqu’en 1974.

Pollution (1972), chef d’œuvre progressif applaudi par Frank Zappa et Sulle Corde di Aries (1973) sont venus compléter un fabuleux triptyque sur qui l’œuvre contemporaine de Pink Floyd (The Dark Side of the Moon, enregistré entre 1972 et 1973) ou Tangerine Dream (Alpha Centauri, sorti en 1971) ne saurait faire d’ombre.

2. LE DÉCLIC DE BATTIATO

• Clic (1974)

Battiato a obtenu la reconnaissance de ses compatriotes grâce à la télévision. Ils furent effectivement des millions à entendre, quotidiennement, le synthétiseur du titre Propiedad prohibida de l’album Clic (1974), utilisé comme générique de la partie magazine du journal télévisé de la Rai 2.

Ce n’était pas gagné, car l’album a marqué l’entrée de Franco Battiato dans un registre nettement plus hermétique que ses trois précédentes créations, s’engageant dans la musique d’avant-garde contemporaine, tout en conservant des bribes de musique progressive (I cancelli della memoria). Cependant, un pas a été franchi. Avec Propiedad prohibida et ses longues boucles futuristes, Battiato semble rejoindre les adeptes du Moog tels que Kraftwerk.

Clic demeure largement inspiré du courant minimaliste représenté, entre autres, par John Cage et Steve Reich. Le collage sonore de l’ultime morceau (Ethika fon ethica) compose l’hommage rendu par Franco Battiato à son ami le compositeur allemand Karlheinz Stockhausen (Gesang der Jünglinge im Feuerofen, composé en 1956, est régulièrement indiqué comme morceau de référence). L’Italien est au sommet de sa phase expérimentale.

3. BATTIATO ROI DU MONDE

L’Era del cinghiale bianco (1979)
La voce del padrone (1981)

En 1979, la sortie de L’Era del Cinghiale bianco (1979), son premier album pop, a ouvert la porte de la maison de disques EMI Italiana au Sicilien et interrompu une succession de disques peu appréciés par la critique.

C’était également l’occasion de renouer avec son vif intérêt culturel pour le Moyen-Orient, la vallée de l’Indus, la langue arabe et le soufisme. Il s’est pris de passion pour l’essayiste français René Guénon, référence ésotérique des années 1930 et chantre de la pensée traditionaliste. Franco Battiato donne même à un de ses titres l’intitulé exact d’un ouvrage de l’auteur, Il Re del mondo, chef-d’œuvre instrumental de l’album.

Cependant, Battiato est de retour au chant avec des paroles plus mordantes, qui pointent les inconvénients, voire les vices du monde moderne (Magic shop, un de ses plus grands succès, critique la commercialisation d’œuvres d’art : “Vuoi vedere che l’Età dell’Oro / Era appena l’ombra di Wall Street?” / “Vous souhaitez voir l’âge d’or / Était-ce juste l’ombre de Wall Street ?“).

C’est devant cet homme débraillé et ébouriffé, planté sur scène comme un manche à balai, que des milliers de spectateurs ont entonné à chacun de ses concerts les paroles de ses plus grands titres comme “Centro di gravità permanente“, issu de l’album La Voce del padrone (1981), premier album italien vendu à plus d’un million d’exemplaires.

Derrière ce titre sibyllin, un mystique arménien du nom de Georges Ivanovic Gurdjieff, dont l’adaptation occidentale de la méthode de méditation transcendantale a eu une grande influence sur les publics intellectuels de la première partie du XXe siècle. Voilà, en toute simplicité, l’objet d’un des plus grands tubes italiens de la musique pop, servi par un talent de mélodiste délicat et une orchestration gourmande.

Féru d’histoire des civilisations, de philosophie nietzschéenne ou d’enseignements orientaux, Franco Battiato a également représenté l’Italie à l’Eurovision en 1984, avec I treni di Tozeur. Les années 1980 l’ont couronné comme artiste reconnu dans le monde entier.

4. «LA MUSICA COLTA»

Genesi (1987)
Gilgamesh (1992)

Au sommet de sa gloire, Franco Battiato s’est lancé dans la composition de son premier opéra lyrique inspiré de différents textes antiques, Genesi (1987), présenté au mois d’avril au Teatro Farnese à Parme. L’Italien développe en trois actes l’histoire de dieux consternés par les agissements des mortels sur Terre. Sur le point de les soumettre au déluge universel, ils décident de leur laisser une dernière chance vers le salut, en leur envoyant quatre archanges messagers. Accompagnés d’une communauté d’hommes éclairés, ils cheminent vers la rédemption grâce à des rites ésotériques purificateurs.

Pour Franco Battiato, c’est l’opéra qui raconte le mieux la recherche de la sagesse. En 1986 et 1988, respectivement, des travaux similaires sont réalisés par Ennio Morricone et Peter Gabriel, avec les bandes sonores des films “Mission” et “La dernière tentation du Christ“.

L’influence de Gurdjieff, compositeur talentueux et prolifique, est toujours là. Outre les thèmes abordés par l’Arménien (résurrection, soufisme, voyages introspectifs, méditation…), le livret de Genesi est co-signé par Tommaso Tramonti, pseudonyme d’Henri Thomasson, disciple de Gurdjieff.

Rassuré par le très bon accueil réservé à Genesi, Franco Battiato a réitéré l’expérience de l’opéra cinq ans plus tard avec Gilgamesh (1992), deux actes de musique minimaliste qui évoquent la vie du roi sumérien. Toutefois, le monarque de la civilisation assuro-babylonienne n’est pas représenté dans Gilgamesh.

Avec Gilgamesh, le Sicilien a livré une expérience totale mêlant méditation, danse, théâtre et poésie, où les répétitions de thèmes aux claviers, inspirés de Philip Glass, semblent correspondre aux répétitions de mantras. Franco Battiato a même peint la pochette de l’album, sous le pseudonyme de Süphan Barzani, signature de ses premières années de peinture.

5. RÉÉCRITURES

Trilogie Fleurs (1999-2008)

Les trois albums Fleurs composent la dernière phase d’expérimentation musicale de Franco Battiato. Sortis entre 1999 et 2008, en figurant à chaque fois dans le Top 20 des albums les plus vendus en Italie, ils présentent majoritairement des reprises de monuments italiens et français du XXe siècle.

Trois simples albums de reprises, coup classique d’un musicien de fin de carrière ? Non. Une déclaration d’amour, un hommage de Battiato au grand répertoire de la chanson, témoignage musical de son admiration.

Récompensé du Prix Tenco en 2000, équivalent transalpin des Victoires de la musique, le premier Fleurs a été enregistré dans la demeure de Battiato à Milo en deux jours. Les arrangements sophistiqués et tendres, aux cordes et claviers, de titres issus des années 1950 et 1960 (La canzone dei vecchi amanti – “La chanson des vieux amants” de Jacques Brel, ou Che cosa resta“Que reste-t-il de nos amours ?”, Charles Trénet, “J’entends siffler le train” de Richard Antony) sont devenus des classiques de la mémoire culturelle italienne. Sa reprise de Ruby Tuesday des Rolling Stones figure même dans la bande sonore du film Les Fils de l’Homme (2006), d’Alfonso Cuaron.

Fleurs 2 (2002), deuxième volume de la trilogie comme son titre ne l’indique pas, montre une sélection de titres plus éclectique (Léo Ferré, Richard Strauss avec un texte d’Hermann Hesse chanté, Charlie Chaplin, notamment) tandis que Fleurs 3 (2008) ferme la marche en un bouquet. Il assemble des collaborations inattendues (“Del suo veloce volo” avec Antony Hegarty d’Anthony & the Johnsons), de nouvelles compositions originales de Battiato (“Tutto l’universo obbedisce all’amore“) et des reprises de ses anciennes réinterprétations (E più ti amo, d’Alain Barrière).

Ainsi, le concept de la trilogie et l’exercice de réécriture est complété par le cantautore. Il a signé ce troisième album d’un texte en dix points, où il souligne son amour de la musique classique, son refus de céder à la nostalgie, son intérêt pour les technologies et la façon dont toute la musique qui nous précède enrichit celle à venir. Le travail de sa vie.

Un autre long format ?