Adepte des revirements stylistiques inattendus, Dan Bejar n’est jamais resté bien longtemps là où on l’attendait. Plutôt que de s’inscrire dans la foulée moelleuse de l’immense Kaputt (2011), il a opté pour une nouvelle volte-face. Poison Season balaie avec un relâchement bienvenu une palette qui s’étend désormais de la pop orchestrale au folk en passant par le glam rock. Un éclectisme assumé qui appelait un retour réflexif, disque après disque, sur les deux premières décennies d’activité d’un caméléon toujours en quête de sa prochaine métamorphose.

IINTERVIEW Matthieu Grunfeld
PHOTOGRAPHIES Fabiola Carranza
PARUTION magic n°195

N. B. Les Canadiens seront en concert le jeudi 29 octobre au Pitchfork Music Festival Paris et le 6 novembre à Metz pour le festival Musiques Volantes.

Destroyer – City Of Daughters (1998)

Dan Bejar : À mes débuts, j’étais complètement dévoré par ma passion pour la musique. Elle comptait plus que tout dans ma vie. Je passais mes journées et mes nuits à écrire des chansons et à jouer de la guitare. Puis j’ai découvert pour la première fois ce qu’était un studio d’enregistrement, sans avoir la moindre idée de ce que je devais y faire. C’est à cette période que j’ai commencé à travailler avec John Collins, un collaborateur très important. Je l’ai rencontré à une soirée. Je me suis assis à côté de lui avec ma guitare et j’ai interprété cinq morceaux à la suite, sans m’interrompre.

Après en avoir fini, nous avons décidé de travailler ensemble. J’ai commencé à enregistrer City Of Daughters avec lui à l’automne 1996. C’est un disque assez étrange. D’un point de vue affectif, c’est sans doute l’album de Destroyer auquel je suis le plus attaché. Je ne pense pas du tout que ce soit le meilleur, mais c’est celui qui me tient le plus à cœur. Il représente très clairement qui j’étais à cette époque. Je commençais tout juste à essayer d’exister en m’inscrivant dans une certaine lignée d’auteurs-compositeurs-interprètes. Je continuais à réfléchir à la meilleure manière de combiner deux activités très différentes : l’écriture, que je pratiquais déjà depuis très longtemps, et le chant, pour lequel je n’avais presque aucune expérience.

Je cherchais donc à découvrir quels types de structures poétiques et quels mots pouvaient bien correspondre à la fois à mes envies et à mes limites. Assez vite, je me suis dit qu’il fallait que j’abandonne toute forme de honte et, pour ce faire, je me suis raccroché à une longue tradition de dilettantes anglais. Malgré tout, je trouve que la plupart de ces premières chansons sont bien plus complexes et alambiquées que celles que je peux composer aujourd’hui. J’étais encore en train de découvrir la musique et d’explorer l’histoire de la pop. J’étais particulièrement fasciné par les songwriters qui utilisaient des combinaisons d’accords compliquées ainsi que des mots bizarres et inattendus. Du coup, il y a très peu de respirations dans les premiers LP de Destroyer. Ils sont presque suffocants à force d’être saturés de mots et de notes.

Destroyer – Streethawk: A Seduction (2001)

Dan Bejar : Le précédent album, Thief (1999), et Streethawk: A Seduction ont été enregistrés à peu près avec les mêmes musiciens. C’était la première fois dans ma vie que j’étais confronté à un processus de création collective. J’ai appris énormément pendant cette période. Même si nous n’étions pas très actifs, c’est le seul moment où Destroyer a fonctionné comme un groupe de rock au sens classique du terme, dont j’étais simplement le guitariste et le chanteur. Nous n’avons pas beaucoup tourné, même dans la région de Vancouver, mais nous passions beaucoup de temps ensemble. Nous répétions énormément et avions le même genre de problèmes banals que tous les autres groupes ! (Sourire.)

Bien sûr, j’avais un rôle particulier puisque j’écrivais et composais toutes les chansons, mais pour cet album, j’ai essayé de concevoir chaque morceau en pensant à chacun des membres de Destroyer – pas seulement en tant qu’interprètes mais aussi en tant qu’individus bien particuliers que je connaissais de manière presque intime. J’étais jeune, le fait d’appartenir à un groupe m’apparaissait encore comme quelque chose d’important et de sensé. Et puis, avec le temps, les gens mûrissent et s’éloignent inévitablement les uns des autres. Sur un plan musical, à la fin des années 90, j’étais tombé complètement amoureux du glam rock britannique très arty.

J’étais fasciné par cette forme esthétique dans laquelle des paroles poétiques pouvaient coexister avec une musique de bar basique et des mélodies presque simplistes. Streethawk: A Seduction est sans doute le dernier album où je me suis consacré au songwriting comme à une forme d’artisanat ou de métier avec ses codes, ses formules bien rodées, ses structures éprouvées ou ses successions d’accords que j’étudiais attentivement. C’est encore un disque très travaillé, avec un soin du détail poussé. Dès qu’il est sorti, j’ai totalement cessé de m’intéresser à tout cela. J’ai commencé à considérer l’écriture de manière plus souple et plus libre, comme une sorte de divagation décousue, sans chercher à tout prix la cohérence ou la perfection formelle. This Night (2002) est une bonne illustration de cette nouvelle direction artistique.

The New Pornographers – Electric Version (2003)

Dan Bejar : Au début, quand Carl Newman (ndlr. le leader de The New Pornographers) m’a proposé d’enregistrer avec lui, je ne me suis pas posé beaucoup de questions. Nous étions tous les deux musiciens, et jouer dans des groupes fait partie de notre vocation. Je n’ai jamais eu aucun problème pour séparer ces deux aventures musicales. Dès le départ, Destroyer a été conçu comme un projet éminemment personnel, très centré sur les textes et les paroles, alors que The New Pornographers est fondé sur les harmonies, l’efficacité mélodique et le travail en studio. D’ailleurs, je n’ai jamais considéré pouvoir exercer un contrôle poussé sur les chansons de The New Pornographers, et je n’ai jamais cherché à le faire. Pourtant, c’est le partenariat musical auquel je participe depuis le plus longtemps. Enfin, vu mon emploi du temps, ce n’est pas si compliqué. Ce n’est pas comme si j’étais avocat d’affaires ou un truc du genre. (Sourire.)

Petit à petit, j’ai pris de plus en plus de plaisir à participer à certaines tournées et à contribuer – certes de manière minoritaire – à l’écriture des albums. J’apprécie de ne pas me sentir responsable, de ne pas éprouver la moindre pression. Et puis, je vais être honnête, les disques de The New Pornographers se vendent bien mieux que ceux de Destroyer. C’est grâce à l’argent touché pour les deux ou trois titres que j’ai signés sur chaque LP que j’ai pu vivre comme un pauvre, certes, mais comme un pauvre qui n’est plus obligé d’avoir un job alimentaire ! Cela m’a permis de jouir d’une liberté extraordinaire. J’ai pu enregistrer une œuvre complètement folle comme Your Blues (2004). J’ai aussi pu financer largement les sessions de Destroyer’s Rubies (2006).

Destroyer – Your Blues (2004)

Dan Bejar : Un disque très particulier, né de mon obsession pour Scott Walker. J’avais envie de composer des arrangements plus amples et plus accomplis que sur mes premiers essais. Ce n’est donc pas étonnant qu’il occupe une place à part dans ma discographie. C’est ton préféré ? Tant mieux alors, mais moi, j’ai beaucoup de mal à l’apprécier. J’ai réécouté quelques passages récemment et j’ai vraiment eu l’impression d’entendre chanter un cinglé. (Rires.) La musique est aussi très bizarre.

On dirait des démos enregistrées pour un grand orchestre, or ce n’est pas du tout ce que j’avais l’intention de faire sur le moment. Ce fossé qui existe entre l’intention et l’action, entre ce que je voulais exprimer et le résultat final, j’imagine que c’est le genre de dissociation dont les fous et les maniaques font parfois l’expérience. J’ai beaucoup de mal à me reconnaître dans cette manière de chanter, extrêmement outrée et théâtrale. Quand je compare avec Destroyer’s Rubies, enregistré à peine un an après et qui est probablement le disque que j’ai pris le plus de plaisir à interpréter, je suis choqué de constater la différence vocale. C’est même un peu effrayant.

Destroyer – Destroyer’s Rubies (2006)

Dan Bejar : C’est au moment de composer Destroyer’s Rubies que j’ai éprouvé le besoin de me confronter plus directement à l’œuvre de Bob Dylan, que je connaissais en réalité assez mal. En matière de liberté d’écriture ou de divagation, pour reprendre le terme que j’utilisais tout à l’heure, c’est incontestablement un maître. C’est tout de même Dylan qui a inventé le songwriting moderne et réussi à en faire une forme d’art à part entière. Je ne pense pas qu’il ait été le premier ou le seul, mais c’est sans doute celui qui a entrepris cette démarche de la façon la plus consciente et résolue en opérant une série de ruptures délibérées avec le folk traditionnel. Je voulais aussi injecter un peu de symbolisme et de surréalisme dans mon répertoire. J’apprécie également le côté musicalement relâché, presque négligé parfois, des œuvres de Dylan. En tout cas, c’est une influence majeure qui a pris tout son sens pour moi pendant l’enregistrement de Destroyer’s Rubies.

Destroyer – Kaputt (2011)

Dan Bejar : Pour la première fois, je savais dès le départ que je ne voulais pas concevoir et enregistrer cet album avec un groupe au sens classique du terme. J’avais envie de prendre le temps d’explorer toutes les ressources du studio. Au fil des sessions, les morceaux ont fini par acquérir un aspect plus pop que je ne le souhaitais au départ. Par exemple, la chanson qui a donné son titre au disque était conçue à l’origine comme une comptine minimaliste à la Robert Wyatt. En la retravaillant, je me suis aperçu qu’elle se prêtait finalement assez bien à un autre type de groove.

Elle était habitée, ainsi que beaucoup d’autres, par le spectre des tubes radiophoniques anglais des années 80. Ce spectre a fini par envahir tout l’album. Si je compare avec mes débuts, le principal changement est lié à ma façon d’aborder le songwriting et l’enregistrement. Autrefois, j’étais extrêmement focalisé sur les textes. Pour Kaputt et le nouveau, Poison Season, je ne réfléchis presque plus aux paroles. Je laisse s’écouler le flot de l’écriture automatique avant de retravailler un minimum. En revanche, je me préoccupe davantage de la musique et je consacre beaucoup plus de temps et d’attention aux arrangements. Jusque-là, je ne me souciais pas réellement des émotions que pouvaient susciter la musique en elle-même et les climats qu’elle permet d’évoquer. J’avais même tendance à me sentir personnellement agressé par l’ambient ou les musiques de film. Je me suis éveillé dans les années 90 et j’ai été traumatisé par l’avènement du post-rock ou de l’electro. Sur le coup, je ressentais l’absence de toute voix humaine dans ces morceaux comme une vraie forme de persécution. (Sourire.)

Et puis j’ai changé d’avis au fil du temps. J’en avais surtout marre d’écrire des chansons saturées de mots et de vers au point qu’elles en devenaient impossibles à chanter. J’avais envie de laisser davantage de respiration à l’intérieur des morceaux, de composer un décor musical qui se prête à la confession. Je me suis alors senti beaucoup plus serein au moment d’enregistrer les voix, j’ai fredonné doucement au lieu de crier. C’était aussi la première fois que je n’étais pas obligé d’être complètement saoul avant de chanter en studio ! (Rires.) Oui, c’est en quelque sorte une musique d’ambiance, mais une ambiance merveilleuse et propice à l’expression des émotions. Je ne pense absolument pas que cette musique soit kitsch, que le saxophone ressemble à Kenny G ou les trompettes à Spandau Ballet. Je connais ces musiciens et leur phrasé, ils n’ont rien à voir avec tout ça. J’étais franchement furieux de lire ce genre de conneries dans des articles après la sortie de Kaputt.

Destroyer – Five Spanish Songs (2013)

Dan Bejar : J’ai un cousin qui vient de Séville, comme Antonio Luque (ndlr. alias Sr. Chinarro, dont Dan Bejar reprend les chansons sur Five Spanish Songs), et qui a joué avec lui dans l’une des premières formations de Sr. Chinarro, avant même qu’il n’enregistre son premier LP. Mon cousin a fini par se foutre sur la gueule avec Luque, comme d’ailleurs de très nombreux musiciens passés dans les rangs de Sr. Chinarro. (Sourire.) Bref, je connais donc très bien la discographie de Luque et je suis tombé amoureux très tôt de ses chansons. Je n’ai pas beaucoup de références parmi les auteurs contemporains, et lui en fait certainement partie. Son écriture est souvent étrange, mais il possède un sens tellement naturel et élégant de la mélodie ! Surtout, il n’a pas renoncé à affirmer une identité artistique originale et typiquement espagnole, ce qui n’est pas fréquent chez les autres groupes ibériques que je connais.

Le moment où j’ai travaillé sur ce maxi de reprises de Sr. Chinarro correspond à une période où je n’écrivais pas beaucoup. La tournée de Kaputt a duré beaucoup plus longtemps que prévu, j’ai passé plus de temps sur scène entre 2011 et 2012 que pendant les quinze années précédentes. J’ai commencé à me sentir un peu nerveux parce que je n’avais pas l’habitude d’être éloigné du studio pendant si longtemps. Je n’avais pas de nouvelles compositions en stock, et d’un autre côté, je me sentais enfin plus confiant en tant qu’interprète. Je ne pouvais donc pas trouver de mode d’expression plus personnel que d’enregistrer cinq reprises en espagnol. (Sourire.) Même si le public de Destroyer a semblé un peu déconcerté par Five Spanish Songs, ce fut une façon d’affirmer que je me considérais enfin comme un chanteur à part entière.

Destroyer – Poison Season (2015)

Dan Bejar : À chaque étape de la discographie de Destroyer, j’essaie d’éviter les répétitions et les redites. Cette fois, je ne souhaitais surtout pas passer des mois à peaufiner les réglages d’un synthétiseur. Je voulais retrouver le charme d’une expérience plus directe, plus immédiate. J’ai donc décidé d’enregistrer ce nouvel album avec les musiciens qui m’ont accompagné en tournée en 2011 et 2012. J’avais acquis une confiance absolue en eux et je voulais parvenir à inscrire sur disque un témoignage de cette confiance réciproque. Je n’y étais jamais vraiment parvenu auparavant. Nous étions tellement rôdés que la majeure partie de Poison Season a été enregistrée en deux ou trois jours. Mes goûts et mes influences ont également évolué ces derniers temps.

Je me suis progressivement détaché de la pop et du rock pour m’intéresser de plus en plus au jazz, notamment aux chanteurs et aux chanteuses. Les premiers titres que j’ai écrits pour Poison Season sont très imprégnés par ces sonorités. Ce sont des chansons à la fois solitaires et spontanées. Times Square, Poison Season, le premier morceau de l’album, est l’un de ceux que j’ai mis le moins de temps à composer de toute ma carrière. Je crois bien que c’est la première fois que j’ai attrapé ma guitare et que tout a surgi sous une forme définitive, couplets et refrain inclus. J’y exprime une forme d’espoir qui résiste curieusement à mon dégoût pour le monde. Times Square est un lieu qui symbolise cette horreur. Cet endroit est un cauchemar absolu !

Un autre long format ?