Crack Cloud lève le voile sur "Tough Baby", deuxième album dont le cynisme assumé laisse transparaître un optimisme nouveau pour le collectif canadien révélé il y a quatre ans. Ce patchwork, qui s’éloigne du post-punk des débuts, est cathartique pour Zach Choy, principal compositeur et parolier.
Votre première grosse sortie (la compilation d’EP Crack Cloud, 2018), avec ses guitares tranchantes et labyrinthiques, est encore considérée comme une influence forte du post-punk de ces dernières années. Qu’est-ce que ça vous fait ?
C’est assez étonnant. On vient tous d’une petite ville, on n’avait aucune réelle intention de changer quoi que ce soit dans l’ordre des choses car on ne faisait de la musique que pour nous-mêmes. On est incroyablement reconnaissants d’avoir eu cette opportunité de diffuser notre musique, et c’est très cool qu’elle puisse résonner comme ça chez les gens.
À cette époque, vous imaginiez faire un album aussi ambitieux et orchestral que peut l’être Tough Baby après Pain Olympics en 2020 ?
Oui, sans doute. Pour nous, “sky has always been the limit”. On est catalogués comme post-punk mais n’avons jamais eu le désir de rester engagés à un son spécifique, on a toujours aimé expérimenter. Et ce son a toujours été le reflet des moyens et ressources dont nous disposions. Le premier maxi était plutôt squelettique. Quand je le réécoute aujourd’hui, je revois ma chambre de l’époque, les débuts de Crack Cloud… Le Covid nous a quelque part permis de donner à Tough Baby ce côté extravagant, puisqu‘on a eu le temps de travailler certains aspects sans devoir se dire : «On a une tournée dans deux mois». J’ai toujours chéri cette époque où les albums étaient de véritables aventures humaines et où passer deux ans, voire plus, sur un projet musical était la norme.
Qu’est-ce qui vous a posé le plus de difficultés ?
Le terminer, justement ! On aurait presque pu passer encore deux ans dessus, à tester toujours plus de trucs. Mais il faut toujours trouver une conclusion. Il y a tellement de choses à voir, à vivre et à penser, et quand tu travailles sur un album, tu es comme enfermé dans une façon de réfléchir. J’avais besoin de tourner la page. Si Danny’s Message et Crackin Up ont été les derniers morceaux à avoir été finalisés, c’est aussi parce que je voulais trouver une narration cohérente vis-à-vis de ce que le disque essaie de raconter.
Il n’était pourtant pas prévu de donner une suite à Pain Olympics…
Quand Pain Olympics est sorti en 2020, il y a eu une semaine de flottement. Le poids de l’album n’était plus sur nos épaules, et nous en avons profité pour rentrer dans nos familles respectives. Mais, très vite, une sensation s’est installée en chacun de nous. Pas une sensation de vide, plus… Disons que nous n’avions pas eu la résolution espérée. Je recherche toujours une finalité cathartique qui n’avait pas été atteinte à ce moment. Tu vis avec l’art toute ta vie, en fin de compte, il ne faut pas trop chercher à y échapper. Tough Baby est donc simplement une poursuite plus optimiste de Pain Olympics.
Et tu as trouvé cette finalité avec Tough Baby ?
Plutôt, oui. Je dirais que la création de Tough Baby a énormément aidé notre communauté à contextualiser notre intersectionnalité. Nous venons toutes et tous de lieux et de milieux différents mais, unis, nous nous sommes façonné un but commun. Crack Cloud est pour nous un safe space de partage, tant d’expériences qu’on place au centre d’une œuvre artistique que de ressources et d’infrastructures. Et nous avons ce sentiment de grandir à chaque album, à chaque tournée. Passer trois mois en tournée, à sept, dans un van, est un challenge incroyable, mais ça nous permet aussi d’avoir de grandes conversations sur nos attentes.
Tu parles beaucoup de collectif, mais j’ai l’impression que l’album, surtout avec ces morceaux comme Danny’s Message ou Criminal, est ton disque le plus personnel…
Il est commun d’internaliser ses mauvais souvenirs pour ne pas qu’ils te dévorent, et Crack Cloud a toujours été un moyen de confronter son passé. Faire ces morceaux à cœur ouvert s’est donc révélé bien plus naturel et enrichissant que réellement difficile à mes yeux. C’est une grande part de l’exercice de réhabilitation qui nous a toujours été cher au sein de Crack Cloud.
Quel âge avais-tu quand tu as retrouvé tous ces souvenirs de ton père ?
Pendant longtemps, j’avais un peu refoulé cette idée, mais, à seize ans, je me suis retrouvé dans une profonde période de deuil et d’anxiété. Alors je suis rentré chez ma mère et j’ai fouillé dans ses cassettes avec mon frère. On a découvert toutes ces VHS dans lesquelles mon père [décédé d’une leucémie à 29 ans, quand Zach n’avait que neuf ans, ndlr] documente les derniers mois de sa vie. Elles étaient chargées d’une sagesse que je voulais simplement partager au monde. Il m’a beaucoup appris à ne pas être constamment dans l’analyse, à se satisfaire des petites choses. Avec du recul, ça a dû influencer Crack Cloud. C’est peut-être de sa philosophie que vient le côté primal de nos morceaux.
Tu as toujours voulu en faire un album ?
Non, c’est venu de façon instinctive. Selon moi, on a une mission en tant qu’être humain, c’est préserver la mémoire et honorer l’identité des gens qui nous sont chers. J’ai actuellement l’âge qu’il avait quand il est décédé, c’était l’occasion ou jamais de lui rendre cet hommage.
Pour Tough Baby, tu dis aussi avoir voulu écrire des textes dépourvus de cynisme, mais il est pourtant difficile de penser à Crack Cloud sans cette ironie mordante…
Je pense qu’on a un peu idéalisé notre faculté à se passer de ce côté au moment de commencer l’écriture de Tough Baby. On s’est très vite rendu compte que fermer la porte à quelque chose qui fait autant partie de ton identité ne permet pas un bon équilibre artistique. Et ça ne nous empêche pas d’être plus légers, plus optimistes dans nos paroles comme je le mentionnais plus tôt. Optimistes sur notre vision du monde, sur ce que Crack Cloud signifie vraiment pour nous, sur le rôle des arts dans notre société, sur nos racines… Un morceau tel que Virtuous Industry apparaît alors plus comme un témoignage de ce qui nous a blasés dans l’industrie de la musique qu’un brûlot visant à la renverser. Disons qu’il faut savoir dans quoi on s’engage avant de le faire…
D’où le collectif ?
On est indépendants pour le meilleur comme pour le pire, ça représente beaucoup de travail, surtout pour trouver un équilibre entre liberté artistique et stabilité financière. Cela nous aide aussi à nous préserver de certains aspects insidieux d’un milieu basé sur l’ego et l’alcool, où tu peux très vite négliger ta personne, mais aussi celles et ceux qui t’entourent. La dernière chose que je voudrais, c’est que l’on devienne de pires personnes qu’avant la formation du collectif.
Dirais-tu que la musique, et Crack Cloud, ont sauvé ta vie ?
Oui, sans équivoque. La musique nous rappelle sans cesse que nous ne sommes pas seuls, et dans cette génération individualiste, surtout quand tu es dans ta jeunesse, c’est salvateur. J’ai écris Tough Baby, la chanson, du point de vue du moi d’il y a quinze ans, perdu dans ma chambre. C’est comme ça que nous nous sommes soudés autour de Crack Cloud. Des gens qui ne trouvaient pas forcément leur place dans la société et qui ont préféré façonner leur propre communauté.
Le toi d’il y a quinze ans aurait-il écouté Crack Cloud ?
C’est la question que je me pose constamment lorsque je compose. Donc j’espère !
Notre chronique de Tough Baby est à lire ici.