© Luis Torroja

Depuis chez elle à Barcelone, Cécile Schott, alias Colleen, a répondu aux questions de Magic dans le cadre de la sortie de son nouveau disque "The Tunnel and the Clearing", le 21 mai dernier chez Thrill Jockey Records.

On la connaît surtout pour son habileté à mêler instruments baroques et sonorités électroniques. Cette fois-ci, le choix, si choix il doit y avoir, est net : entre le mythique Space Echo, l’Elka Drummer One ou le synthé Moog Grandmother, Colleen plébiscite depuis A Flame My Love, A Frequency (2017) une approche résolument analogique de son art. Le parti se révèle aussi implacable que le cataclysme personnel qui fut la toile de fond de ce nouvel effort : une rupture amoureuse couplée à une fatigue extrême engendrée par une maladie non diagnostiquée auparavant.

A l’issue de plusieurs mois de mutisme curateur, Cécile Schott, aka Colleen, a achevé la composition de sept titres centrés autour de la psyché humaine et, surtout, la reconstruction de soi. Pour Magic, l’artiste longtemps cataloguée, à tort, dans la catégorie “electronica” (elle n’utilisait alors que des instruments acoustiques), est revenue sur la genèse mouvementée d’un album aux ambitions foncièrement cathartiques.

Comment résumerais-tu le propos de ce nouvel album ?

Colleen : Je crois que chacun de mes disques est toujours extrêmement personnel. Plus le temps passe et plus les disques sont rattachés aux événements de ma vie. Je filtre ces événements par la musique et par des paroles, qui généralement ne sont pas très directes. Mais je crois que dans ce nouveau disque, c’est plus direct que dans les albums précédents. The Tunnel and the Clearing est vraiment très influencé par la fin de la relation avec la personne avec qui j’étais pendant plus de seize ans. La rupture a eu lieu à la fin du premier confinement en Espagne. J’ai aussi été malade pendant deux ans et je ne réussissais pas à avancer sur ce nouveau disque pour lequel j’avais des idées assez précises. J’étais tellement épuisée que je n’arrivais pas à avancer. Au moment où j’étais en train de récupérer une énergie morale, la pandémie et cette rupture sont, en même temps et soudainement, venues un peu chambouler mes plans artistiques.

The Tunnel and the Clearing était une espèce de thérapie obligée.

Cécile Schott (Colleen)

Quand je me suis mise au travail, il m’est apparu évident que le disque n’allait pas être celui que j’avais prévu. Au départ, je voulais faire un disque presque dansant, centré autour du rythme. Finalement je me suis retrouvée à faire quelque chose de beaucoup plus lié aux émotions, avec des parties musicales qui expriment une noirceur et une rage que je n’avais jamais réussies à exprimer jusqu’à présent. Sur mon disque précédent, j’étais déjà un peu partie sur une exploration de choses plus complexes et plus sombres en termes de sonorités. Mais là, The Tunnel and the Clearing était une espèce de thérapie obligée. Et je pense que la musique s’en ressent vraiment. J’ai essayé de raconter tout ce que j’étais en train de vivre émotionnellement à travers un travail sur l’harmonie et sur les sonorités encore plus poussé que par le passé.

De tes textes se dégage une résilience exceptionnelle. D’où cela te vient-il ?

Colleen : Est-ce qu’on a le choix (rires) ? Je ne sais pas. Je le prends comme un très grand compliment. Je crois que quand on est confronté à un événement qui relève du cataclysme personnel, quand tout à coup on se retrouve seule alors que ce n’était pas prévu, surtout après autant de temps passé avec une même personne, le travail de reconstruction se fait forcément dans la solitude.

Dans un morceau comme Gazing at Taurus – Santa Eulalia, c’est vraiment cette idée du temps figé comme dans une espèce de boucle. C’est à la fois le temps de la peine, pendant lequel on ressasse ce qui vient de se passer. C’est aussi le temps du passé qui ne reviendra pas.

Le sens des paroles, c’est celui-là : tout est caché en filigrane dans le courant de la vie.

Cécile Schott (Colleen)

En parallèle, on se raccroche à des choses de l’extérieur. Dans le cadre de ce morceau, c’est se raccrocher à la vision de la statue de la sainte qui est la patronne de Barcelone, que je vois tous les jours en sortant de chez moi et qui est devenue une espèce de symbole de résilience. Je précise que je ne suis pas croyante. Mais il se trouve que c’est une femme et que je m’y suis d’autant plus raccrochée. Ce titre exprime également la nécessité de se raccrocher à la vie du monde et du cosmos, qui est un thème récurrent dans ma musique depuis que j’écris les paroles.

D’ailleurs, tu as écrit pour le communiqué de presse que “toutes les expériences de la vie – positives et négatives, joyeuses et douloureuses – sont “cachées dans le courant / Où toutes choses grandissent / Même par elles-mêmes“”. Qu’entends-tu par là ?

Colleen : Le morceau qui représente le plus cette tentative de s’en sortir, c’est le tout dernier (Hidden in the Current ndlr). J’ai commencé à faire la musique et tout à coup ces paroles-là me sont venues. Il s’agit de se réveiller dans tous les sens du terme : à la fois se réveiller le matin tout seul dans son lit ; mais également se réveiller dans un sens plus profond, comprendre qu’il n’y a pas d’alternative à l’acceptation de la réalité. C’est une des choses les plus difficiles à faire dans la vie. Il faut accepter qu’on soit tout seul, qu’il faille être debout tout seul. Et surtout comprendre qu’il y a plein de choses qu’on ne voit pas.

Je pensais que les effets de style comme le delay – que j’avais beaucoup utilisé sur mes deux premiers disques – étaient là pour cacher la misère d’un manque de savoir-faire instrumental.

Cécile Schott (Colleen)

Hidden in the current, c’est ça le sens de cette expression. “Caché dans le courant”, c’est le courant de la vie. Il faut donc comprendre qu’il y a peut-être des choses qui sont sur le point de nous tomber sur la tête (rires), comme par exemple une rupture qu’on n’a pas vue venir, tout en se disant que c’était sûrement là depuis longtemps. Il faut aussi comprendre qu’il y a une renaissance qui est possible, et qui est cachée dans ce courant des événements. Et qu’il faut grandir, sans autre choix possible. Le sens des paroles, c’est celui-là : tout est caché en filigrane dans le courant de la vie, mais pas juste le mauvais, le positif aussi.

Ta musique, notamment dans tes albums des décennies 2000 / 2010, se distingue par la présence d’instruments baroques, tels que le violoncelle, la viole de gambe ou encore l’épinette. Comment as-tu été amenée à marier ces instruments à des sonorités plus modernes ?

Colleen : Mon travail a connu plusieurs étapes. J’ai vraiment eu une période où j’étais seulement intéressée par les instruments acoustiques et leur traitement par l’electro sur les trois albums des années 2000 (Everyone Alive Wants Answers, 2003 ; The Golden Morning Breaks, 2005 ; Les Ondes Silencieuses, 2007). Ensuite, un changement s’est opéré en 2013 lors de mon retour avec le quatrième album où je commence à chanter et à incorporer de la percussion. Mon album The Weighing Of The Heart était vraiment très instrumental, j’étais dans une phase où je pensais que les effets de style comme le delay – que j’avais beaucoup utilisé sur mes deux premiers disques – étaient là pour cacher la misère d’un manque de savoir-faire instrumental.

J’étais un peu en conflit avec ça. Et en fait quand j’ai découvert le travail de Arthur Russell, ça a débloqué plein de choses chez moi. Premièrement, que je pouvais chanter sans que ça devienne de la pop ou du songwriting au sens classique du terme. Et que donc je n’allais pas perdre ma spécificité. Et puis également comprendre qu’on pouvait utiliser une production très poussée en termes d’effets sonores sans se dire qu’on a quelque chose à cacher. 

Ensuite, j’ai poussé ça plus loin avec l’album Captain of None (2015), où j’étais vraiment très influencée par la musique jamaïcaine, en particulier le dub. J’utilisais toujours la viole de gambe. Puis en 2017, j’ai eu l’impression d’être arrivée au bout de ce que je pouvais faire avec cette viole de gambe et l’influence jamaïcaine. Quand je commence à travailler sur un nouveau disque, je sens immédiatement si je dois continuer dans la direction amorcée avec le disque antérieur, ou s’il est temps d’opérer un changement. Et il se trouve qu’à chaque album, je sens qu’il y a toujours une évolution à prendre. 

Il y a quelque chose qui se passe avec un delay à bande ou des filtres analogiques qui me suggère quelque chose de l’expérience humaine.

Cécile Schott (Colleen)

C’est comme ça que je suis passée à une instrumentation purement électronique. Ça s’est vraiment fait par le biais d’incorporation de nouveaux instruments qui m’ont été suggérés soit par la visite de studios d’autres musiciens, par le fait de voir d’autres musiciens en live, ou par le fait de s’intéresser au matériel analogique sur Internet. J’ai l’impression que sur celui de 2017, c’étaient mes premiers pas vers quelque chose de 100% électronique. Mais avec ce nouveau disque, la qualité des instruments utilisés est supérieure, j’en suis très heureuse. J’utilise notamment des instruments vintage tels que la boîte à rythme qui date de 1969, et le Space Echo qui est vraiment utilisé par tous les producteurs des années 1970. Il y a vraiment un grain qui est unique et qui à mon avis fait que le disque est plus abouti que son prédécesseur en terme de production. Il y a aussi le fait d’avoir utilisé un orgue comme instrument principal au niveau de la structure sonore. 

J’ai réétudié un peu la théorie musicale. Je suis autodidacte donc j’apprends par les livres. Et j’ai vraiment essayé de pousser l’approche harmonique du disque. Quasiment tous les morceaux sont dans une tonalité différente. J’ai vraiment essayé de travailler sur des inversions d’accords et des accords beaucoup plus riches. Non pas dans une volonté purement théorique. Mon propos n’est jamais celui-là. Mais vraiment dans une tentative de pouvoir exprimer une palette de sentiments et de sensations plus large que par le passé.

Sur ton dernier album en revanche, le son est résolument plus electro. Tu sembles d’ailleurs avoir amorcé ce virage avec ton avant-dernier disque (A flame my love, a frequency, 2017). Pourquoi avoir relégué au placard les instruments baroques, qui semblent pourtant t’être si chers ?

Colleen : Mon mode de travail, c’est toujours de prendre l’instrument et de commencer à jouer. J’ai eu l’impression d’avoir dit, en tout cas pour l’instant, ce que j’avais à dire avec ces instruments-là. J’ai eu l’impression d’être arrivée au bout avec Captain of None en 2015. Ce qui n’est pas non plus tellement surprenant puisque j’ai démarré avec le violoncelle en 2005, ensuite Les Ondes silencieuses en 2007, puis deux autres albums… Ca fait quand même beaucoup de travail avec des instruments baroques, même si la palette sonore évoluait. Mais je ne rejette pas du tout l’idée de pouvoir un jour revenir vers ça. Mon cœur est pris entre des sonorités analogiques / électroniques et ces instruments baroques. C’est vraiment aussi parce que je considère ces instruments-là comme des instruments à part entière. Il y a quelque chose qui se passe avec un delay à bande ou des filtres analogiques qui me suggère quelque chose de l’expérience humaine.

Par exemple, un delay à bande c’est littéralement une bande qui passe en boucle, sur laquelle les choses se répètent et se détériorent au fur et à mesure. Cela me fait penser au processus mental d’une rupture où sur le coup on est vraiment en train de s’obséder avec les souvenirs. On a des échos du passé. Je trouve incroyable qu’une machine puisse refléter ça à ce point.

Il y a toute une époque où j’étais cataloguée en electronica alors que je n’utilisais que des instruments acoustiques.

Cécile Schott (Colleen)

Il y a tout un travail sur ces filtres sur le disque. Avec un filtre, on ouvre une fréquence. On va vers des fréquences de plus en plus aiguës ou de plus en plus basses. Ça aussi, ça me fait penser aux ruptures. J’y vois une vraie poésie. Sur un synthé il y a même un contrôle qui s’appelle la résonance. Et la modulation par exemple. Il y a vraiment quelque chose qui me fascine là-dedans et qui me parle. A mon avis je vais encore pouvoir explorer sur plusieurs albums, parce qu’on peut vraiment aller très très loin avec ça.

Tu définis ton style musical comme de la “minimal acoustic music”. Peux-tu nous en dire plus sur cette appellation ? Et notamment sur son “actualité”.

Cécile : J’avais dû mettre ça à un moment donné sur mon profil Facebook. Maintenant ce serait plutôt “minimal electronic music”. Ça reste toujours minimal vu les standards de production actuels qui souvent vont quand même plus vers quelque chose de maximaliste. C’était une époque où il y avait toute une vague de musique qui était très très pleine. Je pense à un groupe comme Animal Collective qui a vraiment défini une époque. Et moi j’ai toujours eu l’impression que même quand j’essayais de faire quelque chose de maximaliste, c’était toujours minimal par rapport aux standards de production du moment.

De temps en temps, ça me prend d’essayer de poser une définition sur ce que je fais. Il y a toute une époque où j’étais cataloguée en electronica alors que je n’utilisais que des instruments acoustiques.

J’ai traversé une crise de confiance à l’égard de l’industrie de la musique.

Cécile Schott (Colleen)

Maintenant j’aime bien dire que je fais des chansons bizarres. Parce que c’est ce que je pense vraiment. Ce que je fais, c’est de la chanson. Je pense que je ne fais pas des “morceaux”. Il y a quand même une volonté de structure et de mélodie. Je m’identifie à des gens qui ont fait de la chanson hors-norme, bizarre. Quelqu’un comme Arthur Russell qui fait de la musique mélodique mais qui n’est pas forcément de la pop.

A l’origine, tu étais professeure d’anglais en banlieue parisienne, avant de prendre en 2006 un congé sabbatique d’un an pour te consacrer davantage à ton projet musical. Un an plus tard, tu as démissionné de l’Education Nationale. Quel a été le déclic qui t’a convaincue de laisser derrière toi cette carrière ainsi que la stabilité économique qui allait avec ?

Cécile : Quand j’ai obtenu l’année sabbatique, c’était vraiment un tournant où je voyais bien que je ne pouvais pas continuer les deux choses en parallèle. J’ai réalisé que j’avais une chance énorme d’être invitée à jouer à l’étranger, dans des festivals prestigieux. Ça a été le déclic pour demander l’année sabbatique, que j’ai failli ne pas obtenir. La question que je me poserai toujours c’est : “Est-ce que si je n’avais pas obtenu l’année sabbatique, j’aurais eu le courage de tout plaquer ?”. Je ne sais pas. Je pense que oui mais je ne peux pas en être sûre. Au bout d’un an, quand le renouvellement de l’année sabbatique m’a été refusé, je me suis dit : “Oh non, ce n’est pas possible. On ne vit qu’une fois.”.

J’ai quand même vu que ce que je faisais fonctionnait a priori suffisamment pour me permettre de vivre de ma musique relativement tranquillement. L’ironie du sort, c’est que peu de temps après j’ai fait un espèce de burn out. Et là pour le coup je me suis retrouvée en rupture d’inspiration. J’ai aussi traversé une crise de confiance à l’égard de l’industrie de la musique. Parce que j’ai eu de gros soucis avec le label qui a sorti mes premiers disques. Donc ça a été une période vraiment très sombre. J’ai arrêté la musique pendant environ un an. Et quand je m’y suis remise, il m’a fallu du temps. D’abord parce que j’avais décidé de chanter et que ça n’a pas forcément été évident. Ensuite il a fallu retrouver un label avec lequel travailler. Et puis j’ai dû reprendre confiance en l’industrie musicale.

J’ai toujours à cœur de proposer quelque chose qui soit de grande qualité sur le plan visuel.

Cécile Schott (Colleen)

Je suis vraiment heureuse maintenant parce que je travaille avec un label extraordinaire (Thrill Jockey ndlr), par lequel je me sens vraiment épaulée. Par exemple, je viens de prendre une grande décision, qui est celle d’arrêter de donner des concerts. Mais je n’ai pas du tout la sensation de me retrouver comme en 2009 où j’avais arrêté en étant au bout du rouleau. Là, je le fais pour préserver ma santé à la fois physique et mentale, avec la certitude que j’ai encore plusieurs disques à donner. Je me réjouis de me dire que je me suis mise dans des conditions qui vont me permettre de me dédier à ça, d’être beaucoup plus sereine que par le passé. Et puis surtout de me dire que j’ai le soutien de mon label, ça donne des ailes quand on est musicienne. Il y a beaucoup de souffrance dans le monde de la musique par rapport à ces histoires de labels. Très souvent, les choses ne se passent pas forcément comme on le voudrait. J’ai l’impression d’être à un tournant favorable.

On remarque une attention toute particulière portée aux visuels accompagnant ta musique, qu’il s’agisse des pochettes de tes albums ou de tes clips. Dans quelle mesure univers musicaux et graphiques se nourrissent-ils mutuellement ?

Cécile : Mon ex-compagnon est l’artiste qui a fait toutes mes pochettes, tout mon univers visuel en dehors des vidéos, de 2005 à 2017. Il s’appelle Iker Spozio. On a vécu ensemble pendant seize ans. Donc forcément on était très en phase pour ce qui était de se nourrir l’un et l’autre de notre parcours artistique. C’est un grand fan de musique donc il m’a aussi beaucoup apporté en connaissances musicales. Pour ce qui est des vidéos, j’ai toujours essayé de trouver des gens qui travaillent plutôt dans la vidéo abstraite. Pour ce nouvel album, forcément, avec Iker, on ne pouvait pas continuer à travailler ensemble. Donc il a fallu trouver une nouvelle personne. J’ai eu énormément de chance sur ce disque de pouvoir travailler avec deux Mexicains extrêmement talentueux. L’un s’appelle Andrés Gómez et a fait la pochette du disque. Il a vraiment réussi à traduire visuellement ce que je voulais faire avec ce disque. L’autre s’appelle Daniel Barreto, qui est animateur, illustrateur et peintre. Enfin il fait énormément de choses. Daniel a fait une vidéo très belle pour Hidden in the Current. J’ai toujours à cœur de proposer quelque chose qui soit de grande qualité sur le plan visuel.

Un autre long format ?