© Stéphane Milochevitch

Emma Broughton, alias Blumi, vient de faire paraître son premier EP "I Know About You". Plus connue pour ses collaborations avec Bon Iver, O ou Orouni, l'artiste franco-britannique décrit un processus créatif marqué par la récurrence de ses doutes et incertitudes.

Musicienne, universitaire, journaliste… Tes casquettes sont multiples. Peux-tu m’en dire plus sur ces trois identités ?

Emma : Pendant très longtemps, être musicienne professionnelle n’était pas de l’ordre du possible dans mon cerveau. Je me disais : « Il n’y a personne autour de moi, dans ma famille, qui est musicien professionnel. » J’ai donc fait mes études. J’étais assez bonne élève mais plutôt en mode “sage” : « Je fais mes études, j’essaie d’aller dans une bonne fac… ». 

Concernant mon expérience de chercheuse, je pense que j’ai toujours eu besoin d’avoir une occupation professionnelle qui avait un sens pour moi. Durant ma dernière année à l’université (ndlr : Emma a fait toutes ses études en Angleterre), on a commencé à écrire des articles plus poussés de sciences politiques ou de sociologie. J’ai alors réalisé qu’exprimer un peu mon opinion, ça me parlait. C’est pour cette raison que je me suis dit que j’allais continuer d’être chercheuse, afin de continuer de faire ce que je faisais déjà à la fac, mais dans un centre de recherche après l’université. Et ça m’a beaucoup plu. Car intellectuellement et personnellement, j’ai l’impression que ça m’a énormément apporté d’avoir fait de la sociologie, d’avoir cette rigueur intellectuelle, cette capacité d’introspection et ce sens critique. Mais au bout de sept ans d’études, j’ai eu l’impression d’avoir tout fait un peu une fois. Et ça m’embêtait beaucoup de refaire (rires). Même si ça n’aurait pas été pareil. C’est donc à ce moment-là que je me suis dit : « Je vais tenter de faire des trucs où je m’exprime plus artistiquement. ».

J’ai fait des reportages un peu artistiques pour Arte Radio. C’était pas vraiment du journalisme. Dire que je suis journaliste, ce serait mentir.

Petit à petit, j’ai réussi assez rapidement à vivre de ma musique. Et je me suis dit : « Bon allez Emma, en fait le truc dans lequel t’as envie de te mettre à fond c’est la musique. Et puis ton projet aussi à toi. Donc vas-y ! ». Je fais toujours plein de choses en même temps. J’ai des copains qui sont hyper concentrés sur leurs projets, qui ne font quasiment que ça. Et donc du coup ils avancent vite, ils progressent… Et moi, j’ai mon projet, je joue avec Thousand, je joue avec Orouni, je joue avec O (ndlr : le projet solo d’Olivier Marguerit)… Je fais des voix pour des gens, de la flûte pour des gens, des paroles pour des gens… Donc en fait j’ai un petit peu un côté « all over the place » (ndlr : partout à la fois), si je vois le verre à moitié vide (rires). J’ai l’impression que mon cerveau fonctionne comme ça et que je ne peux pas y échapper.

La musique est le premier domaine dans lequel je sais que je ne m’ennuierai jamais.

Emma Broughton (Blumi)

Comment as-tu été amenée à privilégier ta carrière musicale ?

Emma : Petit à petit, j’ai réalisé que j’avais besoin de faire des trucs où je m’exprimais. Tout le reste, même si c’était intellectuellement et humainement super intéressant, au bout d’un moment ça me lassait. Je suis quelqu’un qui a besoin de nouveauté. J’ai fini par me dire : « Je ne peux pas faire (de la recherche) toute ma vie. ». J’allais m’emmerder, ça ne m’excitait pas. Alors que la musique, c’est un peu le premier domaine dans lequel je sais que je ne m’ennuierai jamais. Ça change en permanence. Il y a tout le temps des nouvelles collaborations, plein de métiers différents dans le métier de musicien : les compositions, les textes, les relations presse, rencontrer des gens, mener une équipe, faire des clips… Au bout d’un moment c’est devenu un peu une évidence. Je me suis dit : « Bon Emma, c’est le bon moment. Vas-y, fais-le. C’est parti, démissionne ».

Quelles sont les trois collaborations qui t’ont le plus marquée et inspirée ?

Emma : Clairement il y a Bon Iver, même si ce n’est pas vraiment une collaboration. On a fait des chœurs pour lui à plusieurs reprises. C’est vraiment un musicien qui fait partie des gens qui m’ont construit musicalement. J’aime son côté « faire de la folk mais différemment ». Et je trouve aussi sa musique hyper touchante. Parce que pour le meilleur et pour le pire, je suis assez premier degré en musique. J’ai besoin d’être touchée, que ce soit par une émotion mélancolique ou par une émotion de rage ou de grosse énergie. Et Bon Iver, ce que j’adore, c’est qu’il garde ce côté très touchant de la folk, tout en y mettant plein d’autres choses qui la rendent beaucoup plus intéressante. Et puis c’est un super musicien. Quand on a collaboré avec lui, il était ultra cool.

Si je parle vraiment en termes de collaborations, c’est-à-dire boulot les uns avec les autres, ce sont les gens autour de moi. Comme Stéphane Milochevitch de Thousand, qui m’a vachement aidée à arrêter de me foutre la pression sur les compositions, me laisser aller, être plus intuitive. Il m’a laissé l’opportunité d’explorer et de ne pas me bloquer tout de suite en me disant « c’est de la merde ». Il y a aussi Olivier Marguerit qui est hyper fort pour construire des ambiances de groupes qui marchent. Il a envie de créer des trucs assez puissants scéniquement, avec de la danse, des costumes… Je trouve ça trop cool. Et puis il m’inspire vachement aussi sur la qualité de ses harmonies. Ce sont surtout des gens qui m’inspirent autant humainement qu’artistiquement. Olivier ne va choisir que des gens avec qui il sent qu’il va y avoir une ambiance de groupe géniale. Et on va passer des super moments tous ensemble, même si on n’est pas des champions à chaque instrument. Par exemple, moi il m’a demandé de jouer de la basse pour ses concerts, alors que j’avais jamais joué de basse avant. Mais il m’a dit : « J’ai confiance en toi, tu vas y arriver. Et puis j’ai aussi envie que ce soit toi, pour plein de raisons. ». Et notamment la suivante : « On va trop s’éclater ensemble en tournée. ». Ce qui est vrai.

Sinon j’ai pas fait tant de “vraies” collaborations que ça. C’étaient avec Thousand, avec Feist, avec O, avec Orouni… Feist, ils sont méga inspirants. Quand je les vois travailler, je suis là genre : « Wouah ! ». Mais c’étaient pas des collaborations : j’ai fait des voix pour eux.

Avec ton bagage de musicienne classique, qu’est-ce qui t’a amenée à te tourner vers la pop indépendante ?

Emma : Je ne me suis jamais dit que j’allais être musicienne classique. Même si ma prof de flûte me l’avait prédit. J’adore toujours la musique classique et j’en écoute. J’ai fait du jazz aussi, dans mon école de musique. La première fois que j’ai un peu bossé le chant, c’était du jazz.

Mais j’ai toujours composé à la “gratte“, en guitare-voix. Et les trucs qui sortaient, c’était plutôt de la pop. A la fac, j’ai eu une grande phase Joan As Police Woman. Je me suis mise un peu au piano grâce ou à cause d’elle. Je composais à la guitare et au piano, et les chansons qui sortaient étaient en anglais, au format assez classique. Ce n’étaient pas des chansons complètement psychédéliques, qui durent dix minutes.

© Sarah Boris

Dans le classique, il n’y a pas trop de chant. Alors que mon médium principal, c’est le chant, depuis toujours. Même quand je faisais de la flûte, je chantais tout le temps. Je n’ai pas du tout une voix classique. J’ai une voix un peu cassée qui n’aurait de toute façon pas du tout marché en classique. C’était aussi simple d’aller vers la pop.

Au conservatoire, tu as travaillé le jazz vocal et la flûte traversière. Ces spécificités t’ont-elles ouvert des portes par la suite ?

Emma : Le jazz, pas spécifiquement. Mais je pense que ça influence vachement la façon dont je chante. J’ai un peu un phrasé jazz. 

La flûte, ce qui est marrant c’est que j’ai arrêté d’en faire pendant hyper longtemps. Juste avant le confinement, je me suis achetée une flûte basse. Et avec Orouni, je me suis mise à en jouer. Je me retrouve donc à faire de la flûte pour des projets. Retrouver cette sensation d’être instrumentiste et de pouvoir accompagner les gens me fait plaisir. J’aime autant faire mes trucs que participer aux projets des autres, que j’aime et qui me touchent. Le classique m’a apporté ça, pouvoir m’insérer instrumentalement.

Sur le plan culturel, tu as la particularité d’être Franco-Britannique. As-tu une culture dominante ?

Emma : Franchement non. Moitié-moitié. Mon père est anglais. Toute mon enfance, lui ne nous parlait qu’en anglais et ma mère nous parlait en français. C’était 50/50 tout le temps. Mon père a vraiment du mérite parce que j’étais trop relou avec lui, genre : « On est en France alors tu parles qu’en français ! » (rires). On allait en vacances tous les ans en Angleterre voir ma grand-mère. Au collège et au lycée, on était dans une section internationale. Tu suis un cursus « normal » et tu as huit heures d’anglais et d’histoire-géo en anglais en plus. Toutes mes études supérieures, je les ai faites en Angleterre. Donc quand je suis revenue en France et que je suis devenue chercheuse, ça m’a pris du temps de réapprendre à bien écrire académiquement en français. Le vocabulaire venait en anglais. Je parle plus français qu’anglais dans ma vie de tous les jours. Franchement je me sens vraiment 50/50. Et culturellement aussi. Il y a des trucs que j’adore dans la culture française et réciproquement pour la culture anglaise. Et j’ai des côtés très français et des côtés très anglais.

Pendant longtemps, il y avait mon boulot de chercheuse assez activiste d’un côté, et puis mon boulot de musicienne de l’autre. J’aimerais bien commencer à lier les deux.

Emma Broughton (Blumi)

As-tu la double-nationalité ? Si oui, depuis quand ?

Emma : Non, mais il faut que je la demande. C’est un peu compliqué, c’est toute une démarche. Ce serait mille fois plus simple pour les tournées. Les musiciens anglais commencent à galérer pour faire venir leurs musiciens en France avec le Brexit. Ça coûte plus d’argent, il y a plein de paperasses… Donc oui ce serait super parce que j’aimerais beaucoup voir ce que Blumi rendrait en Angleterre.

Tu t’es récemment lancée dans ce projet solo : Blumi. Avec qui as-tu travaillé sur ton premier EP ?

Emma : Les compositions, c’est moi. Pour The Dream et pour Blumi The Darkness, j’avais fait des démos et je suis allée les bosser avec Stéphane chez lui. On a surtout bossé les synthés. Parce que je n’avais pas assez confiance en moi pour le faire seule. Ce qui est con parce que je pense que je pourrai y arriver. C’est ça que j’adore avec Stéphane, c’est qu’il est l’inverse de paternaliste. Quand j’arrive avec mes trucs et mes incertitudes, il est pas du tout là genre : « Bah viens, je vais t’aider à le faire. ». Il est plutôt là en mode : « Bah attends Emma, t’es super capable ! ». 

Pour Cold War et I Know About You, on a fait des répétitions avec le groupe de Blumi, plus Maud Nadal (Halo Maud, ndlr) qui est venue aussi, et qui s’est retrouvée à jouer de la guitare électrique sur I Know About You alors que c’était pas du tout prévu. Mais je voulais qu’elle soit là parce que je trouve ça cool aussi d’avoir une pote, de pas être que avec des mecs. Et donc on a fait deux jours de répét’ comme ça, on a fait vivre les morceaux. Il y avait donc Maud Nadal à la guitare, Olivier Marguerit aux claviers, Maxime Daoud (ndlr : du groupe Ojard) à la basse. C’est vraiment mon bassiste préféré de tous les temps. Et Arnaud Biscay, un super batteur basque, à la batterie. En studio on a fait un peu ce qu’on avait fait en répétition. Puis j’ai mixé avec Yann Arnaud, qui est le mec qui mixe tous les albums de Stéphane et Olivier. Donc je le connais bien et me sentais vraiment en confiance. Je me sentais vraiment à l’aise de lui dire : « ça j’aime pas trop ». Et c’est vraiment super précieux. Voilà, c’est ça la dream team. Sur l’EP, il y a des sons concrets que j’ai bossé avec un mec que j’adore, Samuel Hirsch, qui bosse à Arte Radio. Quand j’ai fait mes premiers trucs à Arte Radio, à chaque fois je tombais sur Samuel et on est devenu super potes.

Comment est né ce premier EP ? Tu avais un fil conducteur en tête ?

Emma : Chez moi tout se fait très lentement et donc très organiquement. Sur l’EP il y a deux chansons qui sont hyper vieilles : Blumi The Darkness et Cold War qui ont plusieurs années. Et les deux autres, I Know About You et The Dream, sont un peu plus récentes.

A un moment je me suis dit : « Bon allez, Emma il faut que t’enregistres certaines chansons. ». Et je crois que je me suis juste dit que ces quatre chansons-là allaient bien ensemble. Pour moi c’étaient aussi les plus fortes des compositions que j’avais à ce moment-là. J’aimais bien que ce soit un peu contenu. Le chemin de Blumi The Darkness jusqu’à The Dream est beau. Il fonctionne bien. C’était complètement instinctif.

Quel regard portes-tu sur la scène indie pop française ?

Emma : Pour moi c’est une scène humainement assez fantastique. J’ai jamais eu de coup bas. Tout le monde est super cool, se file des coups de main… Pour l’instant, je touche du bois. Il y a un côté vraiment hyper bienveillant et dans l’entraide. Et je trouve ça fantastique. J’ai eu zéro mauvaise expérience.

Avec Blumi, aimerais-tu mettre en place des collaborations, toi qui a beaucoup apporté ta patte à d’autres ? Si oui, avec qui ?

Emma : Bonne question. C’est vraiment typiquement le genre de chose auquel il faut que je commence à penser. Non, je ne sais pas.

Dans mes chansons, je m’éloigne des chansons d’amour ou des trucs juste hyper émotionnels, pour parler plus des sujets qui m’animent.

Emma Broughton (Blumi)

Dans ton travail de chercheuse en sociologie, tu t’es intéressée de près aux questions migratoires. Entends-tu désormais intégrer cette thématique à ta démarche artistique ?

Emma : Il y a une chanson que j’ai composée qui parle de ça, sur laquelle je suis en train de bosser. On va voir ce que ça donne. En ce moment je bosse avec Maxime Daoud sur mes chansons. On va peut-être la sortir.

En dehors de ça, pour l’instant pas trop. Mais c’est quelque chose que je ne calcule pas. Dans mes chansons, je m’éloigne des chansons d’amour ou des trucs juste hyper émotionnels, pour parler plus des sujets qui m’animent. Car je continue à être relativement militante. Ça fait partie de ma personnalité. Pendant longtemps ça a été très séparé : il y avait mon boulot de chercheuse assez activiste sur les questions de politiques migratoires, d’anti-racisme et de lutte contre les discriminations, et puis mon boulot de musicienne. J’aimerais bien commencer à lier les deux.

Récemment je discutais avec une copine, et je lui disais que moi je ne prenais pas du tout position sur Instagram via Blumi ou sur les réseaux via mes comptes professionnels. Je ne suis pas assez connue pour imposer ça aux gens qui m’écoutent. Si un jour je suis super connue, ce qui je pense n’arrivera jamais, je pense que c’est hyper important de prendre position.  Pour l’instant, je sais pas pourquoi j’arrive pas trop à mélanger les deux.

Comment entends-tu répartir ton temps entre projet solo et collaborations ?

Emma : Je ne sais pas ! C’est un gros problème de chaque instant (rires) ! C’est vraiment le truc qui me gonfle dans ma vie professionnelle : je n’arrive pas à le régler et ça dure depuis des années. Ce truc de : « Ah, mais je dédie pas assez de temps à mon projet… Et en même temps si  je dédie autant de temps aux collaborations, c’est peut-être aussi parce que ça me fait kiffer et que j’en ai besoin… ». Pour l’instant j’ai pas la solution. C’est une problématique à l’intérieur de moi (rires).

© Sarah Boris

Avec qui collabores-tu en ce moment ?

Emma : Juste avec Maxime pour mes chansons. 

J’ai fait quelques flûtes pour l’album de Halo Maud et je vais en refaire, donc je pense que je peux dire aussi que je collabore avec elle pour son album. 

Quels sont tes projets ?

Emma : Dans un monde idéal, ce serait super d’avoir des dates. Je pense que ça dépendra plus de la situation sanitaire que d’autre chose. On bosse dessus. Je voudrais continuer à travailler des nouvelles chansons. J’ai déjà commencé à composer. Et bosser surtout sur ma vision de l’arrangement. Sur l’EP, j’avais des références assez claires. Là pour l’instant je n’ai aucune idée. J’ai envie de laisser mûrir. Ça va potentiellement être un EP, pas un album. Il faut d’abord finir des chansons. Et j’ai envie de bosser sur la scène.

Ah, mais je dédie pas assez de temps à mon projet… Et en même temps si  je dédie autant de temps aux collaborations, c’est peut-être aussi parce que ça me fait kiffer et que j’en ai besoin

Emma Broughton (Blumi)

Je ne suis pas très très forte en anticipation. Le développement de Blumi se fait à un rythme et d’une façon qui est parfaite pour moi. Je me sens portée, je sens qu’il y a une dynamique. Je suis entourée de gens avec qui on avance lentement mais sûrement. Ce que j’aimerais, c’est faire plus de concerts, devenir plus sûre de moi scéniquement, et qu’on réussisse à construire un truc qui fonctionne autant en solo qu’à quatre sur scène. Et j’aimerais bien avoir plus confiance en moi en tant que musicienne et compositrice. Que j’arrive à un truc où je suis pas complètement angoissée à l’idée de pas arriver à faire ça, à faire ça… J’aimerais bien que Blumi continue son petit chemin, que je trouve très cool pour l’instant.

Un autre long format ?