Gardienne d’une forêt synthétique reliée directement à son cœur, Emmanuelle de Héricourt alimente depuis dix ans une œuvre intime et sombre dont Lava Club est le nouveau repère. Invitée à la maison pour un blind-test sans chausse-trappe, elle nous a livré quelques clés de son domaine. [Interview Michaël Patin].

ESGBe Good To Me

Je suis ultra fan d’ESG. C’est tellement simple, groovy et épuré, comme un petit objet parfait. Je les ai découvertes au début des années 2000 grâce à un ami. Elles m’ont influencée, mais c’est un groupe qui va dans l’épuration totale alors que je compose des mille-feuilles. Elles font partie des artistes que j’ai intégrés et que je respecte. J’aimerais que cela transpire un peu dans ma musique, mais je n’ai jamais essayé de leur ressembler. C’est trop solide cette histoire de sœurs, on ne peut pas se mettre à leur place. Je joue souvent avec des filles mais ça vient plutôt du label que je codirige (ndlr. Lentonia Records), qui part du constat qu’il y a très peu de filles dans les musiques électroniques. Quand je feuillette un magazine musical, les femmes représentent à peu près 5%. On essaie de renverser la balance même si c’est une goutte d’eau dans l’océan.

NICO + THE FACTION – Das Lied Vom Einsamen Mädchen

(Elle commence à fredonner.) Attends, merde, je ne connais que ça… Nico. C’est mon adolescence, on va dire. Je l’ai beaucoup écoutée mais aujourd’hui je trouve ça trop triste. Les remises en question violentes, le suicide au bord des lèvres, je n’y arrive plus ! Mais c’est très beau, je respecte à fond. Ce genre de mise à nu en musique, c’est plus facile à faire qu’à subir. Moi, je ne suis pas chanteuse. J’ai commencé à mettre de la voix sur mes compositions parce que je n’avais personne d’autre sous la main. Je n’ai pas l’impression de faire des chansons parce que j’utilise la voix comme un instrument. Dans ma musique, tout est lié.

JAH WOBBLE – Not Another

Jah Wobble, l’album Betrayal, mais quel morceau ? Je suis nulle pour me souvenir des titres. Quand les gens parlent de musique, je ne peux pas intervenir. Je me souviens de Jah Wobble en concert à New York dans la salle Knitting Factory, où j’ai travaillé un moment. Sa présence massive avec sa basse dans les bras, c’était sublime ! Il possède un sens de l’humour, un recul qui me touchent, et fait partie des musiciens qui m’ont donné envie de jouer de la basse. C’est le premier instrument que j’essaie vraiment de maîtriser. J’ai toujours travaillé avec l’électronique, même mes synthétiseurs analogiques passent dans l’ordinateur, il y a beaucoup de post-production. Quand je joue avec Hypo, on s’échange la basse pour ne pas faire de jaloux. Sur la prochaine tournée d’EDH, je serai accompagnée de Tamara Goukassova, qui fait notamment partie du groupe Strasbourg.

HYPO – The Lost Operette

J’aime tout ce que fait Anthony (ndlr. Keyeux), mais c’est dur de savoir quel titre est sur quel album. J’ai réécouté Random Veneziano l’an dernier, c’est vrai qu’il est bien. Souvent, j’ai du mal à réécouter les disques auxquels je participe. Avant de connaître Anthony, j’étais fan de sa musique. Elle a ce truc particulier, difficile à qualifier, qui me touche. On a changé en dix ans, on s’est beaucoup remis en question. Ça a été assez dur de bosser sur Xin (2013), notre second LP ensemble, parce qu’on a essayé de creuser profondément dans plusieurs directions sans reproduire ce qu’on avait fait auparavant. Franchement, je suis contente du résultat. Plus on avance, plus les paramètres sont nombreux et plus nous sommes exigeants.

ANNE LAPLANTINE – Les Copains (D’Anne Laplantine)
Ce ne serait pas Anne ? Une reprise d’Aline, d’accord, je connais le groupe. Anne est la première musicienne que j’ai rencontrée lorsque j’avais seize ans, on était dans la même école d’arts graphiques à Lyon. J’ai eu de la chance de débuter avec Anne parce qu’elle est libre et a toujours des angles de vue personnels. Sa facilité à entreprendre les choses a quelque chose de rassurant. Comme j’ai été en couple avec son frère pendant de nombreuses années, elle fait quasiment partie de ma famille. Il m’arrive de passer longtemps sans la voir, mais elle est toujours dans un coin, pas très loin.

DANIEL JOHNSTON – Some Things Last A Long Time

(Immédiatement.) Daniel Johnston. Pour moi, il représente la création vive. Lui aussi fait de la musique par nécessité. Sa démarche est solitaire, comme s’il avait le cerveau directement connecté à son art. Il y a aussi une dimension assez triste, pathétique même, dans son histoire, puisqu’il a de gros problèmes mentaux, mais il en tire des chansons tellement belles et fragiles… J’ai eu l’occasion de l’approcher à la fin d’un concert mais je n’ai pas eu le cran de lui parler. Je ne sais jamais trop quoi dire aux gens que j’admire.

VIDEO LOVE – Le Bruit Des Machines

Élise Pierre, ma collègue chez Lentonia ! J’ai mixé quelques disques dont celui-ci, même si mon travail n’est pas extrêmement professionnel. Video Love est l’un des rares projets en français du label et on a eu du mal à le placer. C’est loin d’être de la variété et j’imagine que ça ne cadre pas avec les attentes. Codiriger un label tout en étant nous-mêmes artistes n’est pas toujours évident. D’un côté, ça nous met un pied dans la réalité, on est obligées de gérer la production, la distribution, le booking, on sait comment les choses fonctionnent… Je me dis qu’on n’est pas des musiciennes trop naïves. Elle vit actuellement aux États-Unis et essaie de développer la branche américaine de Lentonia Records. On a aussi un projet en trio avec Karen Ménais qui s’appelle Eek, comme un cri d’oiseau.

MONDKOPF – Cause & Cure

Je ne me suis jamais attardée sur Mondkopf, ce n’est pas forcément ce qui m’attire dans le genre. J’ai écouté énormément de musique électronique quand j’habitais en Allemagne au début des années 2000. Ma base, c’est plutôt la techno minimaliste, le label Kompakt, des groupes comme Autechre. Les productions étaient certainement moins balèzes il y a quinze ans. En même temps, j’ai réécouté dernièrement un disque de L@N paru sur le label A-Musik, qui n’a pas fait grand bruit à l’époque et qui reste excellent. Je dispose de suffisamment de nourriture alors j’ai un peu arrêté de chercher.

ii – La Musique Pure
C’est un projet que j’avais lancé avec Nicolas Jorio de La Chatte. On a sorti deux mini-albums sur le label digital allemand Digital Kunstrasen, l’un s’appelle ii et l’autre a. ii c’est pour “L’inaudible et l’invisible”, qui est le titre de la thèse d’un ami sur la musique. J’invitais Nicolas à venir jouer de la guitare chez moi, on prenait la thèse et on découpait les mots par pur plaisir, dans un esprit de jeu. Pour a, on a volé des textes au livre Amérique (1986) de Jean Baudrillard. Ce sont des petites chansons pop légères chantées en français avec un son clair, c’est hyper franc, loin du travail introspectif d’EDH. On a arrêté faute de temps mais j’aimerais bien reprendre.

KIM KI O – William Chisholm (Alphadub Version)

J’ai découvert ces deux musiciennes d’Istanbul par l’intermédiaire du label Beko, tenu par un disquaire de Brest, qui mettait des singles en ligne (ndlr. Beko publie aujourd’hui des sorties physiques). Kim Ki O a publié son single juste avant le mien et j’ai tout de suite accroché. Je les ai invitées à jouer à Paris pour la release party de mon effort Yaviz (2012). Elles étaient sur un autre label, au demeurant fort sympathique (ndlr. Enfant Terrible), mais avaient envie de changer. L’album Grounds (2013) de Kim Ki O est donc sorti chez nous. Ce sont des filles géniales, très pures et honnêtes dans leur manière d’être, et ça s’entend dans leur musique. Les gens les aiment et les invitent partout. Elles ont été actives pendant les manifestations d’Istanbul, ça fait plaisir aussi de travailler avec des personnes engagées.

Un autre long format ?