Retour sur un grand disque jamais réédité avec l'album éponyme d'un Américain au parcours incroyable, paru en 1972 sur le label The Village Thing.

LE CONTEXTE
L’année débute par des voyages inhabituels qui conduisent le président Nixon en Chine et en U.R.S.S. On essaie de détendre l’atmosphère, mais c’est pas gagné. En France, le Parti communiste place Georges Marchais en première ligne. Un grand orateur qui sera un sacré client sur les plateaux télévisés. D’ailleurs, au palais de Chaillot, le musée du cinéma fondé par Henri Langlois voit le jour. Si la planète en pleine guerre froide se rafraîchit légèrement, la musique envoie elle un véritable feu d’artifice. Nick Drake marche de manière sublime sur la lune (Pink Moon) ; Randy Newman feule ses sarcasmes comme un chat estropié sur Sail Away ; Todd Rundgren s’offre un chef-d’œuvre de pop ciselée (Something/Anything?) ; Neil Young sort tranquillement son best-seller, en direct de la ferme (Harvest) ; Lou Reed transforme l’essai en beauté et Curtis Mayfield s’envole avec Super Fly. Mince, que cette année 1972 fut belle.

LE GROUPE
Tucker Zimmerman est né le 12 février 1941 à San Francisco avec un œil quasi aveugle. Cette demi-cécité ne l’empêche aucunement de se penser poète. Le chanteur américain ironise souvent en précisant que son année de naissance coïncide avec celle de l’attaque de Pearl Harbor. Born Under A Bad Sign ? Pas vraiment. Simplement un enfant rêveur qui se souvient de ses premières lectures de Grimm, des tremblements de terre prodigieux et des rumeurs racontant que l’on avait vu des sous-marins japonais au large de la baie de San Francisco. Rapidement, la musique envahit le jeune homme. Il joue du trombone, du piano – il découvre dans les disques de sa mère les œuvres de Leadbelly et Moondog – et patiente pour la guitare. Sur un pauvre poste de radio cédé par sa grand-mère, il entend un tas de voix extraordinaires : Ray Charles, James Brown et John Lee Hooker. L’éducation se fait lentement, au fil des années. Le jazz, la poésie beat, les boulots d’étudiant consistant à peindre des appartements entiers la nuit seront autant d’éléments formateurs. Zimmerman, lorsque JFK est assassiné, passe environ quatorze heures quotidiennement sur son piano.

Le jour de l’assassinat, le 22 novembre 1963, il compose une suite conséquente de variations pour piano. L’irruption brutale de l’inspiration est chez lui assez incroyable. Un jour, un jeune gars se fait plaquer et se retrouve avec la guitare de son ancien amour. N’en voulant pas, il donne cette guitare classique à Tucker Zimmerman. Révélation. Il écrit des chansons qui seraient très bien pour The Byrds, entre autres. Il enchaîne les morceaux, rapidement une centaine ! Il rencontre sa bonne étoile et évite l’armée. Mieux, il part étudier la composition à Rome, y rencontre la femme de sa vie et joue son premier concert devant un seul spectateur. Ensuite, il vit en clandestin à Londres pour éviter de servir de chair à pâté au Vietnam. Tucker rencontre Tony Visconti, ils deviennent rapidement deux Américains en exil. Après bien des péripéties, Zimmerman sort son premier LP en 1969. Pour de fallacieuses raisons, son label plante l’album. L’artiste sait qu’il devra attendre l’année 1971 pour pouvoir sortir un nouveau disque. Défi de pacotille pour un homme à la liberté redoutable.

L’ALBUM
Durant son séjour romain, il a écrit environ trois cents chansons. Une créativité parfois accablante car obsessionnelle. Cela donne des carnets étrillés et remplis de notes, de poèmes. Des poèmes qui révèlent souvent l’avenir selon Zimmerman. Mais peu importe le destin pour l’Américain car une composition en chasse une autre. Il a souvent déclaré qu’il n’avait aucun contrôle sur ses créations, qu’elles venaient à sa rencontre, le surprenant à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit. Il a créé essentiellement pour lui ou des personnes pas encore nées provenant d’autres galaxies. L’écoute des mondes parallèles, d’une vie rêvée et un certain décalage ont habité ses années romaines. Ce sont aussi les vestiges d’une période où le musicien et sa compagne ont atterri dans une petite ferme à l’est d’Oxford, où on cultivait l’épinard dans un vaste jardin car c’est à peu près tout ce que l’on pouvait y faire. Il s’est mis à relire Lewis Carroll, Tolkien et la Bible familiale défraîchie. L’histoire de ce disque intitulé sobrement Tucker Zimmerman rend compte de toutes ces lectures, mais il est surtout né dans un petit amphithéâtre qui se trouvait dans ce que l’on appelait encore le Zaïre, plus précisément dans les jardins privés du dictateur Mobutu. Tucker avait signé un contrat farfelu afin de faire les premières parties de groupes allemands et anglais de hard rock, tous influencés par Led Zeppelin et Vanilla Fudge. Devant Mobutu tassé dans un trône d’argent, drapé d’une peau de léopard et devant sa cour de deux cents personnes, Zimmerman joue tranquillement ses étranges chansons folk.

Trois titres plus tard, le chanteur californien se lève et part. Mobutu fait de même quelques minutes après, lui et sa troupe de deux cents personnes. Les groupes de hard rock jouent devant un amphithéâtre totalement vide plusieurs heures durant. Le reste de la tournée consiste à descendre des fleuves grandioses et danser avec des enfants dans des villages totalement perdus dans la jungle. Des paysages et des visages qui paraissent immédiatement familiers à notre ami bourlingueur. L’ensemble de ces émotions fortes, il les retranscrit à son retour, dans son appartement, à Liège, sur un pauvre 2-pistes. Les chansons de Tucker Zimmerman sont les versants ésotériques de celles de Jonathan Richman. On pense aussi à Nick Drake pour la mystique étrange et fragile. Another Normal Day, avec son orgue lumineux et arrogant, ouvre le bal. L’économie de moyens ne peut décemment pas cacher la beauté des compositions. Il n’y a qu’à écouter l’architecture et la poétique étranges de Freeway, sublime ballade fantomatique. Des fragments d’études musicales viennent enrichir les structures d’apparence simple – on entend du Messiaen, du Bach et des variations autour de Schumann. C’est ce qui porte des morceaux comme A Friend Like You et Left Hand Of Moses vers des sommets d’inquiétude sans équivalent. Le titre She’s An Easy Rider, qui avait été sélectionné dans ces pages pour une playlist concoctée par Mike Sniper, le boss du label Captured Tracks (cf. Listomania n°181), est un symbole de cette éternelle cure de jouvence. No Love Lost est une autre merveille de vignette folk perdue entre mille époques. En feuilletant l’album, un ensemble de dames galantes vient à notre rencontre. Rendez-vous précieux à ne surtout pas manquer.



LA SUITE
Rue de Prague, Paris, 1974. Tucker Zimmerman enregistre sur un 8-pistes et bosse plus particulièrement sur les synthétiseurs. Il voit à travers ce nouvel instrument un langage musical supplémentaire. Les ondes Martenot sont une autre découverte. Entre quelques bonnes soirées où on boit toujours trop et refait le monde avec les amis, le musicien précise son univers, sa vision. Il se trimballe avec une boîte où dorment plus de cinq cents chansons et multiplie les collaborations, notamment pour composer des musiques de films – lui, le demi-aveugle. Les années 70 figurent ce temps de découvertes, de révélations. L’inspiration d’un disque se forme toujours à partir du matériel que l’on a sous la main. Faire de la contrainte une délivrance, une maxime que Tucker Zimmerman applique encore aujourd’hui. Peu enclin à se plier aux exigences économiques, il compose soit pour lui, soit pour ses amis. Parfois, il remet un pied dans le cirque médiatique et spectaculaire, tel un éternel funambule, un peu comme l’a toujours fait Vashti Bunyan. Les seuls héros valables sont toujours des monstres de discrétion.

Un autre long format ?